Introduction

Le travail que j’ai mené dans le cadre de cette thèse est articulé autour d’un débat épineux dont le centre est la question de l’interprétation des œuvres baroques tardives pour clavier sur l’instrument actuel : le piano.

Ma première orientation était de conduire une recherche purement discographique, d’étudier certaines interprétations pianistiques afin d’examiner l’évolution de l’approche pianistique des œuvres baroques, depuis 1950 jusqu’à nos jours. Pour mener à bien cette recherche, il m’était donc indispensable d’avoir recours à un ensemble d’enregistrements, en tant que références artistiques, mais aussi en tant que base de données me permettant d'étudier certains éléments inhérents à l’interprétation des œuvres au piano.

Mais en tant que pianiste, ayant profondément conscience de la place qu’occupent ces œuvres au sein du répertoire claviéristique, et constatant l’abondance et la diversité des enregistrements pianistiques concernant ce répertoire, j’ai été conduite à m’interroger sérieusement quant à la crédibilité de l’exécution pianistique de ces œuvres. Ces interrogations m’ont conduite sur une voie ouvrant sur d’autres aspects, d’autres possibilités ; ainsi, la démarche que j’ai suivie est passée par plusieurs étapes : certaines étaient préméditées, faisant partie d’un plan initialement élaboré, d’autres se sont imposées progressivement, étoffant et enrichissant l’étude au fur et à mesure.

En avançant dans ma recherche, dans mes lectures, je me suis rendue compte de l’impossibilité de faire cette étude sans prendre en considération certains éléments historiques ou événements musicaux altérant la nature du rapport au texte musical depuis le XVIIIe siècle jusqu’au moment présent. L’orientation de ma recherche a pris alors un détour décisif. Il m’était primordial de consacrer une grande partie de cette thèse à l’étude de ces éléments, de ces événements, à leur déroulement, ainsi qu’à l’examen de leur impact sur l’interprétation musicale des œuvres du passé. Il m’a semblé tout autant impossible de parler de façon convaincante de la transformation du regard pianistique sur l’œuvre baroque, sans m’arrêter à certaines périodes, particulièrement celle de l’entre deux guères mondiales, et celle qui suivit la seconde.

J’ai donc réorganisé mon projet selon deux grands axes : l’un, historique, l’autre, analytique. Suivant le premier, j’ai cherché à éclaircir et à retracer le chemin de la mutation des instruments et de la pensée musicale depuis le XVIIIe siècle jusqu’à l’arrivée du piano. Cela, me semble-t-il, m’a fourni les outils permettant d’accéder ensuite à la réflexion analytique.

Mon premier chapitre est en effet consacré à un rappel concernant les instruments à clavier et à cordes depuis la période baroque jusqu’au XIXe siècle. Entre clavecin, clavicorde, pianoforte puis piano, j’ai cherché à récapituler tant les différences que les points communs, précisément, au plan technique. En abordant, d’une façon générale, la facture et le rôle attribué à chaque instrument dans l’interprétation musicale, j’ai tenté de mettre l’accent sur un principe qui m’a semblé d’une grande importance : le fort lien de parenté existant entre ces nombreux instruments, malgré leurs différences. Cette idée de filiation m’a guidée ensuite tout au long de mon étude, pour appréhender la logique selon laquelle se forme une chaîne ininterrompue, passerelle entre le passé et le présent.

De ce fait, j’ai cherché à poursuivre dans le deuxième chapitre la quête du « changement » et de la « filiation », en évoquant le rapport établi entre les musiciens du présent et la musique du passé, durant les trois derniers siècles. Mon exposé, embrassant de façon globale les périodes classique, romantique et moderne, a comme objectif la mise en lumière du degré d’attachement ou de détachement de la pensée vis à vis des pratiques et des outils d’autrefois. Il a aussi comme finalité de saisir le moment où la musique du passé fut concrètement ressuscitée, pour occuper une place centrale sur la scène musicale, après une période d’absence consacrée surtout à la recherche de la nouveauté. Le grand tournant de l’histoire musicale constitué par l’apparition des sciences musicologiques au XIXe siècle, fut donc le point du départ de mon troisième chapitre, consacré à l’étude du retour à la musique nommée « ancienne ». Le changement du rapport au texte musical, la nouvelle considération portée aux trésors musicaux anciens et le retour aux pratiques instrumentales du passé au XXe siècle, sont autant d’éléments nourrissant le débat que j’ai mentionné plus haut, et ces éléments semblent dessiner la problématique de ma recherche. Dans le troisième chapitre, j’ai donc posé certaines questions en lien direct avec ce que je souhaite envisager : quelles sont les raisons de ce retour ? Quels sont les événements musicaux intervenant à un moment donné pour créer une forme de réaction à l’égard d’une nouveauté musicale apparemment insatisfaisante, poussant les musiciens à chercher dans le passé ? Pourquoi nommer certaine musique « ancienne », et en quoi diffère-t-elle des autres musiques ?

Pour répondre à ces interrogations, l’étude du mouvement de retour à la musique ancienne, de ce que l’on appellera « le mouvement baroquiste » et l’étude de son idéologie, fondée sur la notion d’authenticité, semblent s’imposer comme élément clé de la recherche, ce d’autant que la période de son apparition, après la deuxième guerre mondiale, correspond à celle que je souhaite envisager pour ce qui concerne les enregistrements pianistiques des œuvres baroques. À vrai dire, la matière de cette étude s’est révélée très riche en raison, d’une part, de l’aspect novateur de ce mouvement et, d’autre part, de ses répercussions, autant positives que discutables, sur la façon de concevoir et d’interpréter les textes baroques. Par ailleurs, ce mouvement représente, paradoxalement et nonobstant son importance, l’antithèse du cheminement de la musique occidentale depuis des siècles, à la recherche de l’innovation en délaissant les pratiques et les habitudes du passé. Cela m’a semblé mériter que l’on s’y arrête. J’ai tenté de mettre en lumière les origines de ce mouvement d’appropriation de la musique du passé, ainsi que les propos tenus par ses partisans. J’ai cherché à analyser les motifs essentiels de la démarche, ses priorités et le rôle que joue l’interprète dans le cadre d’une vision qualifiée d’historique. Or, la recherche dans ce domaine m’a permis de réaliser, également, qu’après l’adoption de conceptions absolutistes et monolithiques, l’idéologie de retour à la musique ancienne semble avoir été sujette, à son tour, à certaines modifications. Les raisons de ces modifications et leurs conséquences sur l’interprétation des œuvres baroques, influèrent de façon sensible sur la suite de mon travail. Avec le recule, grâce à un renouvellement de la réflexion sur certains propos « authentistes », il s’est avéré que nombre de ces propositions demeuraient partielles et insatisfaisantes. Il m’a fallu envisager ce qui est devenu une sorte de conflit entre partisans du mouvement baroque et opposants à ce mouvement. Il m’est apparu que ce conflit s’organisait principalement autour de deux notions : l’authenticité d’une interprétation, mais aussi sa modernité.

En cours de route, d’autres questions surgissent : modernité et authenticité sont-elles des notions contradictoires? N’existe-t-il pas aujourd’hui une certaine proximité, voire une fusion entre les deux notions ? La quête du mouvement de retour n’est-elle pas moderne ? Qu’est-ce que donc que la modernité au dehors de ce mouvement ? Et qu’est-ce que l’authenticité au dehors de lui ?

Dans ce troisième chapitre central, j’ai exposé des points de vue différents, voire opposés, repérés chez les baroquistes ou chez d’autres musiciens et musicologues, mettant en cause les pratiques et la vision dogmatique du mouvement. Le conflit entre les deux courants, qui me semble atteindre à son point culminant vers les années quatre vingt dix, m’a encouragée à poser ouvertement la question du rôle du piano et des pianistes vis à vis des différents positionnements : où se situe le pianiste dans la recherche de l’authentique et du moderne ? Le piano est-t-il capable de rendre la vérité et la valeur des œuvres écrites à l’origine pour le clavecin, le clavicorde ou le pianoforte ? Comment les pianistes ont-ils agi face à la montée du mouvement de retour aux sources qui censurait le jeu des œuvres du passé sur le piano, en tant qu’anachronique et étranger à la nature des œuvres baroques ?

Ces questions constituent véritablement la problématique de ma recherche. Si la partie historique occupe une place si importante dans cette thèse, c’est parce qu’elle a été la source de ces questions, le point d’appui me permettant de cerner et d’assimiler certaines idées.

Dans le quatrième chapitre j’ai tenté d’exposer et de traiter la problématique en me fondant sur les constats des trois premiers. À propos d’un conflit qui m’apparaissait radical et éternel, entre les chercheurs de l’avenir et ceux du passé, j’ai trouvé intéressant de pousser ma réflexion vers l’idée de retrouvailles, entre modernité et authenticité, sur un nouveau terrain : celui de l’ouverture de l’art de l’interprétation à des possibilités illimitées de traduction et de transmission de l’œuvre musicale. À partir de cette idée, il m’a paru possible de légitimer une position interprétative fondée sur la liberté des choix de chaque interprète, selon sa propre lecture des réalités musicales proposées par l’œuvre interprétée. Il m’a semblé intéressant de saisir l’occasion d’aborder le rapport vital existant entre l’instrument, l’instrumentiste actuel et l’œuvre du passé, sans négliger les liens de parenté qui ont contribué à la transmission du répertoire baroque jusqu’à nos jours, par l’intermédiaire des instruments qui se sont succédés au cours des siècles, avec, en bout de chaîne, le piano.

En tant que pianiste et en tant que musicologue attentive à ce que la théorie peut apporter comme réponses à des questions touchant à la pratique instrumentale, il m’a paru nécessaire de réfléchir au rapport, depuis la fin du XIXe siècle ( quand l’intérêt pour la musique ancienne a commencé à prendre de l’ampleur), entre le pianiste et l’œuvre baroque, vue et transmise, selon les différentes étapes de formation de la conscience musicale. Les arguments que j’ai essayé de développer, concernant la possibilité de l’interprétation des œuvres baroques au piano aux plans technique et analytique, annoncent un cinquième chapitre, consacré aux interprétations pianistiques des œuvres baroques.

En commençant à travailler sur ce chapitre, ( point de départ originel de ma recherche), je me suis trouvée immédiatement face à une réalité très significative : l’abondance extraordinaire des enregistrements pianistiques du répertoire baroque, appartenant à des écoles et des périodes diverses du XXe siècle. La tradition de la transmission de ce répertoire au piano a toujours maintenu le lien avec les œuvres baroques, au travers d’approches techniques et musicales très variées. Les grands pianistes du XXe siècle, mis à l’écart par le dogme de l’authenticité historique, se sont sérieusement posé la question du comment, et du pourquoi de l’interprétation des œuvres baroques, expérimentant à leur tour, comme c’était le cas de leurs confrères baroquistes, les solutions adéquates à cette interprétation. Marcelle Meyer, Glenn Gould, Rosalyne Tureck, Claudio Arrau, Alexandre Tharaud et d’autres, nous en donnent l’exemple. Par ailleurs, de nombreuses œuvres baroques tardives, inscrites dans une période charnière de transformation du langage, des techniques et des outils, dévoilent leur dimension progressiste, révélant de nouvelles techniques d’écriture et une volonté d’élargissement des capacités instrumentales, expressives. J’ai voulu mettre en relief la position de certains pianistes, qui se sont montrés extrêmement sensibles à ces éléments novateurs, les exploitant et les mettant au service d’une recherche poussée. Sans vouloir insister sur le conflit entre pianistes et authentistes, j’ai pu relever l’influence du mouvement baroque sur la transformation du regard pianistique porté sur l’œuvre du passé. Le discours du mouvement baroque a permis, combiné avec d’autres facteurs que j’ai essayé de développer au sein de ce chapitre, d’orienter cette transformation vers une plus grande objectivité vis-à vis du texte et de ses caractères stylistiques. Cela, certes, a donné plus de légitimité aux pianistes, longtemps accusés d’avoir abusé du potentiel « romantique » de leur instrument. La notion de l’« authenticité pianistique » m’est alors apparue comme une idée défendable.

J’ai donc eu recours à des enregistrements couvrant une période qui va d’environ 1950 jusqu’au moment présent, en limitant l’étude à trois grandes écoles de clavier, celles de J.S.Bach, J.Ph. Rameau et D. Scarlatti. J’ai essayé de mettre l’accent sur des expériences pianistiques révélant un rapport particulièrement réfléchi à la fois, aux caractères stylistiques de l’œuvre et au potentiel de l’instrument actuel. Et ces expériences semblent répondre, chacune différemment, aux exigences techniques, stylistiques et musicales des œuvres interprétées.

Souligner la transformation du regard pianistique représente une part de mon travail dans ce chapitre. L’autre part consiste à démontrer la particularité de ces interprétations pianistiques des œuvres baroques, qui allant parfois au-delà de l’authenticité historique. Finalement, il s’agit d’avancer l’hypothèse : l’interprétation du texte musical est une procédure transcendante de transfiguration d’une littéralité.

Dans ce dernier chapitre, j’ai essayé de faire la synthèse de l’ensemble des constats et des réflexions envisagées tout au long du travail. J’ai pu prendre la défense de certains propos ou de visions attachées à la modernité, mais mon objectif n’était guère de mettre en cause la notion de l’authenticité : il s’agit plutôt d’essayer de la concevoir autrement, dans son rapport étroit au présent.

À vrai dire, les écrits des musiciens baroquistes sur la question de l’interprétation m’ont semblé peu abondants par rapport aux réflexions et aux écrits de compositeurs, de musiciens et de musicologues prenant la défense d’une approche musicale plus en osmose avec les données de notre époque. Il est possible que j’aie manqué de références en langues étrangères. Mais les bibliothèques françaises proposent un large choix d’ouvrages écrits en français ou traduits, qui semblent faire apparaître cette différence, disons quantitative, entre les deux positions. Cet aspect est devenu pour moi, il faut le dire, un atout pour défendre certaines de mes idées. L’autre atout fut de constater une sorte de désengagement baroquiste, révélé par la lecture de certains articles ou témoignages des principaux adeptes du mouvement. Cela m’a conduite à envisager l’idée du recule sensible d’une position demeurée, pendant quelques décennies, très dogmatique. J’ai utilisé ces deux éléments pour tenter de répondre aux questions concernant la légitimité d’une théorie qui considère le choix d’un intermédiaire sonore précis, c’est à dire de l’instrument d’origine, comme une raison suffisante pour fonder la pertinence ou l’authenticité d’une interprétation.

Ce travail de recherche m’a mise en présence de nombreuses questions qui me touchaient personnellement, d’une part, en tant que pianiste affrontée constamment aux difficultés de ce répertoire et, d’autre part, en tant que femme issue d’une société archaïque et souffrant, à mon sens, de contraintes morales poussant à regarder le présent avec les yeux du passé, et le passé avec les yeux des défunts. Ces questions m’ont hanté, constamment présentes et liées à une réflexion envisageant la modernité de la pensée, son ouverture, comme des nécessités vitales et essentielles. En dépit de mon souci permanent d’objectivité, mon travail comporte, peut-être des aspects qui échappent à cette objectivité, au profit d’éléments attachés à mon propre expérience et, peut-être, à mes propres espérances.

Par ailleurs, le sujet m’a paru si vaste que j’ai pu donner, sur certains points, des éclairages légers. Pour atteindre le fond de ma problématique, il m’a semblé nécessaire de faire un panorama de différents aspects : historiques, techniques et esthétiques. Or, je me trouvais en permanence face à une telle quantité d’informations, qu’il m’était indispensable de ne développer que ce qui me semblait le plus en rapport avec mon sujet. J’aurais aimé, par exemple, pouvoir faire une étude plus complète sur le mouvement de retour à la musique ancienne : ses moteurs profonds, sa dimension conservatrice. Mais le sujet m’a paru épineux, et j’ai renoncé à le traiter de façon exhaustive au cours de cette thèse.

Pareillement, je fus tentée par l’idée d’une étude comparative élaborée entre certains instruments anciens et le piano, afin de parvenir à une synthèse plus fouillée sur le rendu musical, analytique et expressif de chacun. Cela m’était néanmoins rendu difficile par l’insuffisance de mon expérience concernant la mécanique et les particularités techniques des instruments anciens.

C’est dans cette voie, qu’avec beaucoup de temps et de patience, je pourrais aujourd’hui prolonger le travail de cette thèse.

J’aimerais dire enfin, que cette recherche menée pendant plusieurs années m’a permis de me rendre compte de la complexité et de la richesse des mécanismes qui régissent l’art musical, d’envisager l’infinité des possibilités offertes par cet art, relativement à sa pratique, mais aussi aux réflexions qu’il suscite, et qui ne cesseront jamais de nous interpeller dans leur diversité et leurs paradoxes.