Première partie
généralités et considérations historiques

Chapitre I
Instruments anciens, instrument moderne : éléments historiques ; considérations sur le mécanisme.

1. Introduction.

Les recherches dans le domaine de la musique ancienne, menées par des musiciens, musicologues et historiens, ont permis d’élaborer une nouvelle approche de tout ce que nous considérons comme musique d’autrefois. Cette approche concerne autant les œuvres musicales que les instruments de l’époque, et suscite un grand nombre d’interrogations sur l’interprétation de ces œuvres et sur l’identité du son d’origine.

Comment l’œuvre ancienne était-elle interprétée? Quels sont les instruments destinés à réaliser tel ou tel texte musical et dans quelles conditions acoustiques cela était-il fait ? Quel est le rapport entre l’esprit d’une époque, d’un compositeur, d’un texte musical, et la sonorité d’un instrument ? À quoi se référer pour trouver l’authenticité d’une œuvre et quels sont les moyens qui permettent d’y accéder  ?

Ces questions se révèlent d’une grande importance aux plans musical et technique. Certaines réponses se trouvent dans les traces historiques, les explications de certains compositeurs ou les traités de l’époque. D’autres sont fournies par les travaux récents, basés essentiellement sur des études comparatives ou diverses hypothèses en rapport avec les contextes historiques, spirituels ou stylistiques. Mais il nous semble légitime de penser que beaucoup de réponses se sont perdues au fil de l’histoire.

En effet, nous manquons de preuves et d’éléments pour confirmer ou écarter certaines hypothèses. Nous manquons évidemment d’informations sur certains épisodes de l’histoire, en particulier touchant au rapport à la « sonorité », matière éphémère et indicible, ce qui laisse une grande marge à l’imagination, la supposition et la spéculation.

En ce qui concerne la restitution des œuvres anciennes, le problème se pose doublement : le manque de documents reste tout de même relatif. À partir d’une explication, d’un commentaire ou d’une description, il est tout à fait possible de construire une idée sur la question abordée. En revanche, la description d’une sonorité ou d’un timbre demeure une abstraction : nous manquons essentiellement de la référence sonore. Par ailleurs, si notre imagination intervient à un moment donné, afin de deviner, de se faire une idée de ce que pourrait être la réalité originelle, nous risquons de perdre une part de l’objectivité nécessaire à toute démarche de restitution historique.

La situation est certes délicate, mais nous pouvons, au moins, penser que le mouvement de retour aux instruments d’époque, ainsi que les études faites autour de l’exécution des œuvres du passé sur ces instruments, nous ont permis d’avoir conscience de certains aspects caractéristiques des sonorités et des techniques anciennes éclipsées, pendant un long moment, à cause de la disparition quasi totale des instruments qui les produisaient.

Cette dynamique de « retour », qui date du siècle dernier, nous a offert la possibilité de comprendre le rapport subsistant entre une musique, et un moment de l’histoire, entre une musique, et un instrument ayant existé à un moment donné de l’histoire. Mais ce n’est pas tout : la recherche qui vise à faire revivre ces instruments nous a permis également de comprendre et de réaliser l’ensemble de raisons qui ont provoqué au cours du temps, la disparition d’un instrument au profit d’un autre, avec tout ce que cela implique dans le processus d’évolution du langage et de la conception musicale.

En ayant un regard « objectif » sur l’histoire de la musique et sur ses instruments, nous nous trouvons face à une certitude, c’est que la musique était et est constamment en mouvement et qu’à chaque moment de son histoire existe la volonté de tendre vers un avenir. Ce sont les métamorphoses successives des outils, des styles, des esthétiques qui en donnent l’incontestable preuve.

Si nous consacrons cette partie de notre thèse au sujet des instruments anciens, précisément les instruments à clavier à cordes, c’est pour essayer de suivre le fil de cette histoire afin d’arriver à formuler un état d’une question qui n’est pas close. Notre essai vise, à travers une présentation de différents instruments à clavier à cordes, la démonstration du rapport existant entre ces instruments, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, mais aussi la mise en évidence des modifications introduites sur l’ensemble des ces instruments pour donner naissance à d’autres, plus en osmose avec un moment précis de l’histoire musicale.

Dans cette présentation nous aborderons sommairement la facture et le mécanisme de chaque instrument. Cependant, nous n’avons pas l’intention de les classer ou de les catégoriser. Il s’agit plutôt à travers une étude chronologique et technique, de mettre en lumière les liens et les différences qui ont présidé à la succession de ces instruments. Le but est de chercher à préciser l’identité de chacun, ses caractères, son fonctionnement, sa fonction, en suivant ce fil qui nous mènera vers le piano et la technique pianistique.

Si l’on considère l’histoire comme une chaîne ininterrompue, il devient difficile de faire une séparation franche entre ces instruments successifs. Par ailleurs, plusieurs instruments à clavier se sont côtoyés à l’époque baroque. Il est problématique, parfois, de savoir à quel instrument telle ou telle œuvre était destinée. En effet, différents instruments ont partagé le même langage, la même esthétique et le même air du temps.

Certes, le clavecin fut l’instrument privilégié de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, la perfection de sa facture et la brillance de sa sonorité correspondant parfaitement à l’esprit de l’époque. Mais il ne faut pas négliger l’existence de l’épinette, du clavicorde, du pianoforte et d’autres instruments à clavier, à côté du clavecin, pendant des périodes différentes.

À la fin du XVIIIe siècle, les œuvres pour clavecin étaient également destinées au pianoforte. Les deux instruments, (tout à fait dissemblables sur le plan mécanique), dans la période où le pianoforte commence à intéresser certains compositeurs, ont partagé malgré tout le même répertoire. Le changement du goût musical progresse sans compromettre, pour un certain temps l’attachement au clavecin ; les premières œuvres pour pianoforte, l’ancêtre du piano, étaient inspirées de la littérature clavecinistique. Le basculement du langage, l’apparition du « style classique », changèrent cette situation au profit du pianoforte et il ne fallut pas attendre très longtemps pour que le piano apparaisse, issu directement du pianoforte pour répondre à de nouvelles nécessités stylistiques et expressives.

Nous pensons pouvoir vérifier que les frontières sont très fines, que le changement s’est fait naturellement et que le passage d’un instrument à un autre ne posait pas problème, puisqu’il répondait en permanence au surgissement de nouvelles exigences musicales. Or, si les choses se sont vraiment passées ainsi, nous nous permettons de s’interroger sur la nécessité d’établir des frontières strictes entre ces instruments, alors que l’histoire elle-même ne l’aurait pas fait.

L’idée du retour à l’instrument ancien semble tout à fait légitime dans le cadre de la recherche d’une restitution historique. Il est certain qu’il existe un rapport adéquat entre l’œuvre et le timbre d’un instrument et il est vrai également qu’un clavecin ou un pianoforte sonnent de façon très différente d’un piano par exemple. Mais là, encore une fois, nous nous interrogeons sur la valeur de l’œuvre ancienne dans son rapport à un intermédiaire sonore.

Si Pierre Boulez a écrit ses Sonates pour piano, si Liszt a écrit ses Études d’exécution transcendantes, si Chopin a écrit ses Préludes et Nocturnes, si Beethoven a écrit ses sonates, c’est gârce à un héritage qui remonte au temps où Bach a écrit ses Préludes et Fugues, Scarlatti, ses Sonates et Rameau, ses Suites. Cela date du moment où le clavecin, le clavicorde, le pianoforte étaient les instruments pratiqués. Et si nous jouons de nos jours le piano de telle ou telle manière, c’est parce que les particularités du jeu pianistique d’aujourd’hui, résultent probablement d’une filiation qui remonte au clavecin et qui constitua, au fil du temps, la technique pianistique.

Sous la lumière de cette hypothèse, se pose une troisième question : le fait de remplacer un instrument ancien par un autre, disons actuel, met-il en péril l’esprit de l’œuvre ancienne ? Dans le cas du piano, dont la technique actuelle englobe tout ce qui précédait, puisque fondée sur tout le bagage antérieur et inspirée par lui, faut-il fermer la porte à la possibilité d’une interprétation pianistique d’une œuvre écrite à l’origine pour un clavecin?

Nous devons constater que l’existence du piano a été rendue possible, d’une part, grâce aux instruments à clavier antérieurs, d’autre part, par une modification profonde du langage, qui exigeait un instrument répondant à ses particularités, mais qui n'imposait pas pour autant l'extinction du langage et la disparition des œuvres antérieures du domaine de la pratique pianistique.

En outre, l’histoire du répertoire pianistique est étroitement attachée aux œuvres anciennes, qui forment elles-mêmes une partie indissociable du reste de sa littérature. Ce qui explique que les grands interprètes pianistes de notre époque tels que Marcelle Meyer, Glenn Gould, Edwin Fischer, Clara Haskil et d’autres, se sont penchés sur les œuvres baroques. Ces œuvres sont à l’évidence très prisées en tant que références techniques et esthétiques, et les pianistes les considèrent d’une manière très naturelle et même évidente, comme jouables au piano.

Il nous reste un dernier point à aborder avant de clore cette introduction : Nikolaus Harnoncourt ouvre le débat autour des instruments anciens dans son ouvrage Le discours musical dans le chapitre  « Instruments ancien-oui ou non ? ». Ce chapitre, nous y reviendrons plus tard, mais, concernant ce point particulier, il nous semble pertinent de citer dès maintenant quelques lignes, qui défendent la possibilité de choisir l’instrument le plus convenable, en sachant que chacun de ces instruments possède autant de défauts que de qualités :

‘« Le musicien devrait donc avoir le droit de jouer chaque œuvre avec l’instrument qui lui paraît le mieux approprié ou la combinaison sonore qui lui semble idéale …Pour chaque instrument, ancien ou moderne, il faut s’accommoder de certains défauts. Si l’on compare les avantages et les défauts des meilleurs instruments des différentes époques, on est obligé de constater qu’il n’y a pas tout simplement évolution, allant de mauvais instruments vers de toujours meilleurs comme c’est peut-être le cas pour les appareils photo ou les avions, mais que chaque instrument, et même chaque étape de son évolution, présente à la fois des avantages et des inconvénients dont les musiciens et les facteurs d’instruments étaient pleinement conscients. »1

Harnoncourt, ne renie ici aucunement l’instrument moderne, et il semble ouvert à un choix conscient de la particularité de chaque instrument. C’est à notre sens, la volonté de donner à chaque instrument, ancien ou moderne, son rôle dans le processus d’interprétation des œuvres du passé.

Finalement, séparer en disant : « instruments anciens, instruments modernes », est juste sur le plan chronologique. Mais il peut sembler préférable de regarder la succession de ces instruments comme la manifestation de modifications génétiques traduisant l’adaptation aux changements d’époque.

Nous nous proposons de présenter brièvement les principaux instruments à clavier à cordes de l’époque baroque, auxquels les compositeurs ont consacré une grande partie de leurs œuvres. Pour chacun de ces instruments nous aborderons les particularités mécaniques, la facture, la sonorité, et nous placerons chacun dans son contexte historique et géographique.

Il nous semble intéressant aussi de parler des travaux de rénovation et de restitution de certains instruments au cours du XXe siècle particulièrement le clavecin, en tant qu’instrument à clavier ayant occupé la plus grande place à son époque et puis au sein du mouvement récent de retour à la musique ancienne.

Cette présentation est un aperçu historique précisant l’identité des instruments, leur succession et les changements qui furent introduits dans leur facture au fil du temps.

Ainsi, nous pourrons observer la progression de la technique d’écriture, liée à une recherche qui tendait à donner plus de capacités techniques et expressives aux instruments pratiqués.

Notes
1.

HARNONCOURT, Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p. 99.