2.2 Le clavecin.

Le clavecin, (harpsichord en anglais, Kielflügel ou Cembalo en allemand, Clavicembalo en italien), contrairement au clavicorde, appartient à la famille des instruments à cordes pincées comme l’épinette, le muselaar et l’ottavino, mais il reste le principal instrument de cette famille, utilisé durant le XVIIe et le XVIIIe siècles. Cet instrument a occupé sans doute une place prépondérante dans la scène musicale à l’époque baroque. Contemporain du clavicorde au début et du pianoforte dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le clavecin suscita l’intérêt du plus grand nombre de compositeurs. Il était présent partout et son répertoire fut très large : des pièces solistes, des œuvres d’ensemble, des pièces où il assure l’accompagnement d’un instrument ou d’une voix. « …. Le roi des instruments qui durant trois siècles charma les loisirs des châtelaines, anima la solitude des cloîtres, fut le confident des Frescobaldi, des Bach et des Couperin, régna en maître au théâtre et à l’église… »1 7

Ill. n°6: Clavecin à l'octave, Pisaurensis (Domenicus), Venise, 1543.
Ill. n°6: Clavecin à l'octave, Pisaurensis (Domenicus), Venise, 1543. 8 www.citedelamusique.fr . 8

es origines de cet instrument sont obscures. Certains chercheurs prétendent qu’il résulte d’une sorte de combinaison entre l’instrument arabo-persan le quanoun et un instrument à clavier à touches étroites. Les premières descriptions du clavecin apparaissent en 1440 dans un traité fait par Henri Arnaut De Zwolle (qui a donné également un manuscrit sur le clavicorde). Dans ce traité l’on trouve un plan précis de l’instrument, des dimensions mesurées par rapport à un module de base traité ensuite avec des règles mathématiques.

‘« Le plus ancien, le plus précieux et le plus surprenant document reste sans conteste le plan dessiné en 1440 par Henri Arnaut De Zwolle de son clavisimbalum, décrit avec une grande précision : ses proportions, ses dimensions, ses différentes parties dont le clavier de trente-cinq touches et les cinq rosaces de la table sont remarquablement détaillés. Mieux encore, Arnaut De Zwolle propose quatre mécanismes différents de pincement de la corde. »1 9

Il exista vite deux grandes écoles de fabrication du clavecin ; l’italienne et la flamande. Il semble que les premiers clavecins aient vu le jour en Italie, où sa production resta abondante, avec une facture qui demeura, pendant trois siècles, très caractéristique : des clavecins légers, munis d’un seul clavier et de cordes de tension modérée. « Les instruments italiens ne possédaient en général qu’un clavier, avec trois rangées de cordes, deux à l’unisson et une à l’octave supérieure […] ces trois rangées des cordes se retrouvaient dans les instruments flamands. Mais pour la même hauteur de notes, elles étaient d’ordinaire plus courtes que les italiennes : les sonorités flamandes étaient donc plus pleines et plus sombres et les sonorités italiennes plus légères… »2 0

Le début du XVIIIe siècle voit la naissance d’autres écoles nationales de facture du clavecin : l’école française, issue de la flamande, l’école allemande, issue de l’italienne et l’école anglaise. Chaque école avait sa particularité pour la qualité du timbre et la brillance de la sonorité et même pour le tempérament de l’instrument.2 1 De façon générale, l’âge d’or du clavecin recouvre principalement la période entre le XVIIe et le XVIIIe siècles.

Le rôle des premiers clavecins fut d’abord d’accompagner les autres instruments, comme une basse continue, un second dessus, ou faisant partie d’un ensemble de chambre. Par l’augmentation de ses possibilités, le clavecin trouva son propre langage, tout en élargissant son répertoire : des genres du style improvisé comme la Toccata, Le Tiento, La Fantasia , Le Ricercare .. . qui soient spécifiques à sa facture et non plus des adaptations ou des transcriptions du répertoire pour orgue ou luth. Cela s’est fait grâce à différents compositeurs comme Chambonnière et Louis Couperin en France, Frescobaldi en Italie, Pachelbel en Allemagne et Byrd en Angleterre. La danse représentait une partie importante du répertoire écrit pour clavecin. « La scuccession de mouvements de danse, au rythme, au caractère et au tempo différents, mais écrits dans une même tonalité »2 2, forme ce qu’on appelle la suite ou « l’ordre » selon F. Couperin : la plus ancienne des formes musicales. Cette forme se développe et Rameau l’exploitait sous l’influence des suites Chambonnière et de Louis Marchand et s’en servit de modèle au Premier livre (1706). Et sous l’influence de François Couperin qui introduisit une véritable altération à la structure traditionnelle, Rameau écrivit son Deuxième et Troisième livre (1724-1728) pour présenter une succession de mouvements encore plus libre et plus révolutionnaire. Dans ce large répertoire, existât aussi ce que nous appelons les pièces descriptives inspirées par des lieux, des états d’âmes ou des personnages : François Couperin écrivit beaucoup de pièces de ce genre, comme : Les Gondoles, La Raphaèle, La Tricoteuse, de même que Rameau , avec La Boiteuse, L’ Indiscrète , La Timide… En France, les grandes figures de la musique instrumentale, comme Couperin et Rameau écrivirent abondamment pour cet instrument et imposèrent un style de jeu caractéristique de l’école française, un style qui arrive à son apogée au XVIIIe.

Le compositeur italein Domenico Scarlatti donna de très belles pages pour le clavecin (et peut-être le pianoforte) avec ses cinq cent cinquante-cinq sonates, composées dans un style très distingué mélangeant le langage italien avec des caractéristiques inspirées par ses séjours en Espagne et au Portugal. En Allemagne, George Philipp Teleman (1681-1767) laissa un grand nombre d’œuvres pour clavecin entre suites, fugues et sonates, mais l’œuvre la plus importante de toutes est, certes, celle de J.S. Bach dont les Suites, les partitas, les concertos et les Variations Goldberg, donnent le plus grand témoignage. Chacun de ces répértoires, appartenant à diverses zones géographiques de l’Europe du XVIIIe siècle, fut conçu pour des clavecins spécifiques et très différents d’un pays à l’autre.

« La musique de Bach fut conçue pour les instruments de Hass et de Silbermann, la musique de Couperin pour ceux de Taskin et de Couchet, et la musique de Haendelpour ceux de Shudi et de Kirckman : elles sonnaient donc de façon très différente… »2 3

Á ce moment de l’histoire, le clavecin était considéré sans doute comme l’instrument le plus parfait et le plus perfectionné : «  Ce roi des instruments à touches a été considéré non seulement comme excellent, mais comme parfait, et on croyait que tel il était, tel il resterait, sans jamais déposer son sceptre. »2 4

Au fil du temps, les modifications introduites dans la facture du clavecin furent nombreuses ; il atteint l’étendue de cinq octaves, on utilisa la technique du ravalement : « Opération qui consiste à élagrir l’étendu d’un clavier de clavecin. Lors d’un "petit ravalement" on rajoute simplement des touches aux deux extrémités, et le(s) clavier(s) passant de 50 à 56 touches. Le "grand ravalement" (clavier(s) de 61 touches) implique en revanche le remaniment de la caisse de l’instrument, de sa table d’harmonie, et la confection de claviers neufs »2 5, et on fit recours à l’accouplement de registres. L’instrument, avec toutes ces améliorations, gagna une forme d’indépendance et finit par être considéré comme un instrument de soliste, un instrument de virtuosité. Il sortit réellement du seul rôle de continuo grâce à J.S. Bach, qui fut le premier à le mettre clairement sous les lumières en tant qu’instrument soliste de concerto, avec la cadenza de son cinquième Concerto Brandebourgeois et bien évidemment avec le Concerto italien. Et en contribuant à la création de la sonate bithèmatique, C.P.E.Bach, écrivit pour clavecin quatre vingt-neuf sonates.

Cet élargissement du répertoire et la profusion des pièces de tout genre écrites pour le clavecin, s’explique sans doute par le perfectionnement de sa facture. Mais il faut prêter attention à la nature de ces modifications : toute tentative d’innovation dans la facture du clavecin cherchait surtout à amplifier le son, à donner plus de volume et de puissance sonore à l’instrument et à prolonger le son produit.

Ainsi, le premier changement réalisé par des facteurs flamands, vers 1580, consista à construire des instruments beaucoup plus solides que ceux des Italiens, avec des cordes plus longues sous une plus forte tension. Ces clavecins étaient dotés d’une caisse plus épaisse avec une table d’harmonie très mince, ce qui rendait le son plus puissant. Ce modèle servit de référence pour le développement de la facture de cet instrument partout en Europe.

En 1610, Jean Heyden, inventa un clavecin capable de prolonger le son et dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un instrument fit fureur en Allemagne, le clavecin à archet ; dans ce clavecin, on remplaçait les cordes en boyaux par des cordes d’acier et une espèce d’archet à roue, couverte de parchemin. Plus tard, Pascal Taskin, inventa le clavecin de buffle, en remplaçant les becs de plume par des morceaux de cuir de buffle, ce qui donne à la sonorité à la fois une grande puissance et une douceur particulière.

Ill. n°7 : Clavecin français à deux claviers, anonyme, France, fin XVII
Ill. n°7 : Clavecin français à deux claviers, anonyme, France, fin XVIIe siècle. 4 www.citedelamusique.fr. 4
Ill. n°8 : Clavecin Erard (Sébastien), Paris, 1779.
Ill. n°8 : Clavecin Erard (Sébastien), Paris, 1779. 5 www.citedelamusique.fr . 5
Ill. n°9 : Clavecin Ruckers (Andreas II), Anvers, 1646, ravalé par Taskin (Pascal-Joseph), Paris, 1780.
Ill. n°9 : Clavecin Ruckers (Andreas II), Anvers, 1646, ravalé par Taskin (Pascal-Joseph), Paris, 1780. 6 www.citedelamusique.fr. 6

Avec toutes ces qualités, il ne paraît pas étonnant que le clavecin ait pu dominer pour une longue période jusqu’au moment ou le pianoforte commença à percer, avec un nouveau langage. La disparition du clavecin est due à différents éléments : changements d’ordre esthétique, philosophique et même politique (pendant la révolution française, le clavecin fut considéré comme un symbole représentant la cour royale. Beaucoup de clavecins furent brûlés ou détruits). La disparition de cet instrument allait donc de pair avec l’arrivée d’une nouvelle époque et de nouvelles tendances ; le classicisme, puis le romantisme permirent à un autre instrument d’occuper la place : le piano.

‘« L’instrument du secret n’est plus en mesure de répondre à la demande d’extraversion qu’on lui impose ; sa subtile et mystérieuse alchimie ne peut rien contre la vague lyrique et pré-romantique qui soulève alors toute l’Europe ; C’est tout simplement un autre langage qui se parle et dans lequel le clavecin n’est plus convié à mêler sa voix. »2 7

Le déclin du clavecin est visible de différentes façons : par exemple la disparition des deux claviers au profit d’un seul, ce qui allait de pair à l’époque de Mozart et Haydn, avec la perte du caractère polyphonique de la musique. Dans les compositions de l’époque nous pouvons remarquer, la disparition graduelle du mot clavecin sur les partitions : les pièces pour clavecin deviennent au fur et à mesure des pièces d’accompagnement pour clavecin, ensuite des pièces pour clavecin ou pianoforte et pour finir, des œuvres conçues exclusivement pour le pianoforte, puis pour le piano.

Mais le clavecin, pour autant, ne disparut pas totalement, et resta en usage un peu en Italie ou en Angleterre jusqu’au début du XIXe siècle. Même si la tradition de la fabrication classique du clavecin s’est relativement perdue, certains facteurs et restaurateurs continuèrent à fabriquer des clavecins un peu partout en Europe ; donnons l’exemple en France de Danti, Fleury, Tomasini, de la firme Erard, la maison Pleyel et de Kirckmann à Londres.

Nous reviendrons sur le retour au clavecin à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, mais parlons maintenant du mécanisme de cet instrument.

Notes
1.

7 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 191.

1.

9 BROSSE, Jean-Patrice, Le clavier des lumières, Paris, Bleu nuit, 2004, p. 10.

2.

0 SADIE, Julie-Anne, (dir.),Guide de la musique baroque, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1995, p. 525.

2.

1 À partir du XVIe siècle, le tempérament mésotonique, dans lequel l’intervalle pur de référence est une tierce majeure, se généralise en Italie, en France, en Allemagne et en Angleterre. Au XVIIIe siècle, l’Allemagne connaît l’essor des tempéraments d’origine pythagoricienne, dans lesquels l’intervalle pur de référence est la quinte, permettant de jouer dans tous les tons.

2.

2 BEAUSSANT, Philippe, Rameau de A à Z, Pais, Fayard/IMDA, 1983. p. 311

2.

3SADIE, Julie-Anne, (dir.),Guide de la musique baroque. op. cit., p. 526.

2.

4 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 181.

2.

5 BEAUSSANT, Philippe, Rameau de A à Z, op. cit., p. 289.

2.

4 www.citedelamusique.fr.

2.

6 www.citedelamusique.fr.

2.

7 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 7.