2.3. Le pianoforte et le passage au piano.

2.3.1 Historique.

Le mot pianoforte nous donne tout simplement une définition de cet instrument. Contrairement au clavecin, c’est un instrument qui permet de produire les nuances piano et forte. En s’affirmant en tant qu’instrument « sensible », le pianoforte est apparu au moment de l’éclosion de nouvelles tendances présidant à la pensée et au langage musical ; son déploiement vient répondre à des profondes transformations dans l’écriture musicale, substituant à la technique polyphonique une mise en relief de la mélodie accompagnée et copieusement développée, et annonçant une nouvelle période, un nouveau style : le style classique.

Le clavecin décline, le pianoforte le remplace : est-ce que ce sont ces mutations qui ont favorisé l’arrivé du pianoforte ou bien est-ce le pianoforte qui les a amorcées?

« Dans le domaine musicale, le XVIIIe siècle présente tous les aspects d’une évolution constante, évolution au niveau des notions pédagogiques qui s’organisent, évolution du style qui se transforme, évolution d’un public qui s’étend et change et évolution de la facture instrumentale qui améliore et innove. »3 5. Et il semble qu’il y ait eu un besoin, une volonté de passer à d’autres conceptions concernant l’écriture, la forme, la sonorité et par conséquent l’instrument. Tous ces éléments réunis à un moment donné, ont amorcé et ont favorisé ce changement, à la fois dans la technique de l’écriture musicale et dans ses outils d’expression.

Le pianoforte appartient à la famille des instruments à cordes frappées. Fondamentalement, il présente certaines analogies avec son précurseur le clavicorde, mais il en diffère par un mécanisme plus complexe permettant d’obtenir une plus grande variété de nuances et un plus grand volume sonore, grâce au renforcement de la caisse en vue de résister à l’accroissement de la tension des cordes, et par la technique de l’échappement dont nous allons parler plus loin.

‘« Il faut se garder de le considérer [le pianoforte] comme un clavecin perfectionné, cordes pincées et cordes frappées sont choses trop différentes. Le piano-forte n’est qu’un clavicorde, amélioré si l’on veut, d’une sonorité un peu plus puissante. » 3 6

Le premier pianoforte voit le jour entre les mains d’un facteur de clavecin, l’italien Bartolomeo Cristofori (1655-1731). Il est probable que l’instrument né à Florence vers 1709 ne correspondait pas vraiment au goût de l’époque où le clavecin régnait. Les grandes œuvres pour clavecin seul de compositeurs comme Pasquini (1637-1710), François Couperin (1668-1733), J.S. Bach (1689-1750), Rameau (1683-1764) ou Domenico Scarlatti (1685-1757), brillaient partout et satisfaisaient et le public et les musiciens. Même dans les opéras qui attiraient la grande majorité du public, le clavecin occupait un rôle très important, comme accompagnateur chargé de la basse continue.

Les débuts du pianoforte ne furent donc pas un succès immédiat. Apparenté sa facture et son mécanisme, au clavicorde, le pianoforte ne possédait encore ni l’éloquence ni les qualités sonores des clavecins de l’époque. Cristofori fabrique ses pianoforte jusque vers 1720 et il s’arrête d’en construire au moment où il se rend compte du manque de popularité et d’engouement pour son invention. L’invention de Cristofori, consistait donc à remplacer le sautereau sous les cordes (principe du clavecin) par un marteau poussé par un pilot fixé à l’extrémité de la touche du clavier : instrument que Cristofori a nommé gravecembalo col piano e forte, ce qui veut dire « clavecin à clavier pouvant jouer piano et forte ». À cette période de l’histoire musicale, les articles et les écrits concernant ce nouvel instrument, ne sont pas très nombreux, ni très enthousiastes. Notons un article de Johann Mattheson parut en 1725, dans le journal Critica Musica, dans lequel l’auteur prend la défense du pianoforte et de son inventeur. Il explique : 

« Tout connaisseur sait que la faiblesse et la force en musique, tout comme la lumière et l’ombre en peinture, sont la source la plus noble d’où les artistes tirent le secret de pouvoir particulièrement charmer leurs auditeurs. Que ce soit dans un prélude ou un épilogue ou bien dans une amplification ou une diminution artificielle en faisant s’éteindre peu à peu les voix, puis revenir soudain avec une grande ampleur… Nonobstant cette variation et cette diversité du son, que les instruments à archet peuvent spécialement bien reproduire et pour lesquelles le clavecin n’est absolument pas approprié, on prendrait pour un présomptueux celui qui mettrait en tête de construire un tel instrument doté de ces qualités exceptionnelles : malgré cela, le sieur Bartolomeo Cristofori, un facteur de piano originaire de Padoue, au service du Grand-Duc de Florence, a non seulement réussi à inventer un tel instrument, mais aussi à le construire. »3 7. Suite à une période de rupture de fabrication, de 1720 jusqu’à la mort de Cristofori en 1731, le pianoforte tombe presque dans l’oubli. À cette période là, le clavecin vivait ses plus grands moments de gloire, il était encore le roi du répertoire, et le favori des claviéristes. Le moment de son déclin n’était donc pas encore venu, mais l’idée d’autre chose existe.

Ill. n°11 : Le pianoforte de Cristofori fabriqué en 1720, Florence, Italie.(The Metropolitan Museum of Art, New York)
Ill. n°11 : Le pianoforte de Cristofori fabriqué en 1720, Florence, Italie.(The Metropolitan Museum of Art, New York) 8 www.metmuseum.org 8

Le texte de Mattheson, qui se présente comme une sorte de reconnaissance à Cristofori, reflète tout de même un timide intérêt pour l’instrument. Or, l’article écrit par l’italien Scipione Di Maffei en 1711, dans le Giornale dei Litterati d’Italia et répandu ensuite en Europe, marque le véritable intérêt pour le pianoforte. Maffei y témoigne de la méfiance de certains, mais il y exprime également son propre enthousiasme pour cette invention :

‘« Certains professeurs n’ont pas donné à cette innervation tout le prix qu’elle mérite ; car, en premier lieu, ils n’ont pas compris quelle adresse était exigée pour surmonter la difficulté…, ensuite, il leur semblait que le timbre d’un tel instrument était plus doux et moins distinct que celui des instruments ordinaires… De plus, on a opposé à cet instrument, le fait qu’il n’a pas une sonorité puissante et aussi forte que celle des autres clavecins. À cela, on peut répondre tout d’abord, qu’il a plus de puissance qu’on ne l’imagine, si l’on sait en jouer en frappant les touches avec vigueur ; et, deuxièmement, il ne faut pas considérer cet instrument comme devant atteindre un but qui n’est pas le sien… »3 9

Cet article, décrivant également le système mécanique de l’instrument inventé par Cristofori, tombe dans les mains d’un autre grand facteur d’orgue : l’allemand Gottfried Silbermann. Fasciné par l’idée du pianoforte de Cristofori, Silbermann fabrique, des pianoforte dotés de quelques modifications, entre autres l’ancêtre de la pédale « forte » qui permet de relever les étouffoirs sur l’ensemble des cordes. Il est alors le premier à montrer, l’instrument en forme de clavecin à J.S. Bach, dont l’avis restait jusqu’à alors ambiguë.

Vers 1750, le pianoforte commence à être plus présent dans le milieu musical et on commence à le fabriquer de plus en plus avec des formes différentes : piano-armoire, piano-table, piano-lyre, piano-girafe, etc. Mais la forme la plus importante reste celle avec une caisse carrée, qui s’est répandue abondamment grâce à Johann Andreas Stein (1728-1792), qui assura à ce modèle un énorme succès et en produisit un grand nombre.

À côté de Stein, installé à Augsbourg, il y avait son disciple Tschudi qui s’associa plus tard au grand facteur anglais John Broadwood, et c’est à partir environ de 1760 que s’est créée une véritable filiation de maîtres spécialisés dans la facture du pianoforte, transmettant les principes d’une fabrication en évolution. Dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, le pianoforte fait le tour de l’Europe pour arriver finalement en France en 1768, à Paris, dans la forme du clavecin ; mais alors, il ne connaît pas tout de suite une véritable réussite, même s’il suscita la curiosité du monde musicale : « Dans sa version la plus ancienne, le pianoforte, instrument à cordes frappées par un marteau, n’eut en son temps qu’un succès très limité, en partie parce que ce type d’expression musicale n’était pas encore recherché, et surtout parce que les cordes légères, alors d’usage courant, étaient plus propres à être pincées que frappées […] En Espagne plusieurs pianos de Cristofori achetés pour les cours dans un grand élan d’enthousiasme furent transformés en clavecin… »4 0

Il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle, pour que la pratique du pianoforte soit répandue et pour qu’il soit unanimement apprécié par le public. Le 25 janvier, 1805, apparaît dans le Journal de Paris le commentaire suivant : « Le piano est maintenant l’instrument le plus répandu. Aucun en effet n’offre plus d’agréments et de ressources à celui qui en fait l’étude, soit pour l’exécution, soit pour le compositeur. L’amateur le mieux exercé peut en tirer encore parti, ne fut-ce que pour se rendre raison des effets musicaux qu’il veut soumettre à l’examen ; et cet avantage que le piano seul peut offrir, l’a rendu tellement commun que partout où l’art musical est cultivé et mis en honneur, on voit peu de salons qui n’en soient décorés. »4 1

L’histoire interrompue de la fabrication du pianoforte, témoignant d’un certain manque d’enthousiasme, explique en quelque sorte l’incertitude qui accompagna les tout débuts de l’apparition de son répertoire et de sa technique du jeu « À ses débuts, alors qu’il coexistait avec le clavecin, le pianoforte restait une valeur douteuse. Il était d’ailleurs presque normal que la confusion entre les deux instruments se fit dans l’esprit des facteurs, la plupart d’entre eux étant issus des grandes écoles de facture du clavecin. Beaucoup des ceux-ci se consacrèrent simultanément, à la construction des clavecins et de pianoforte comme, dans les années 1770-1790, Louis Charles Bernard,  Jacques Goërmans, Joseph Gaspar Lauterborn, pour ne citer que ceux-là, ou encore Hermès en qui l’Almanach Daupin voyait un artiste particulièrement renommé pour le clavecin et forte-piano.»4 2

Par ailleurs, les premières œuvres pour pianoforte faisaient partie du répertoire clavecinistique. Elles étaient encore destinées au clavecin et nous pouvons remarquer très souvent, à côté des titres, l’indication suivante : « Œuvre pour clavecin ou pianoforte ».

‘« Les premières œuvres écrites pour le nouvel instrument furent celles de Lodovico Giustini, notament une Sonata da cembalo di piano e forte, detto volgarmente di martellati […] Dès 1765 ; Nicolas Séjean écrit des pièces pour clavecin ou pianoforte, Mlle le Chantre compose deux concertos pour clavecin ou le pianoforte, Tapray publie une symphonie concertante pour clavecin ou piano.»4 3

En 1778, C.P.E. Bach écrit un Concerto doppio a cembalo concertato, forte piano concertato, dans lequel les deux instruments partagent le rôle solo. Au fur et à mesure, les œuvres consacrées à cet instrument deviennent plus nombreuses mettant en valeur ses capacités expressives et des techniques diverses que lui seul est capable de réaliser. Sur les premières partitions destinées exclusivement au pianoforte, nous remarquons des indications désignant les phrasés, l’intensité et la qualité du son.

En France, nombreux compositeurs témoignaient un véritable intérêt vis à vis de l’instrument, une nouvelle école pianistique commença à voir le jour  :

« Elle fut d’abord représentée par des musiciens étrangers qui, tels Johann Schobert ou Johann Gottfried Eckard, étaient installées à Paris et y publiaient leurs œuvres. Leur influence sur leurs contemporains sera prépondérante, car à l’heure où les auteurs français composent encore dans la tradition du clavecin, ces étrangers apportent à leur connaissance une nouvelle technique d’écriture que nos clavecinistes assimileront peu à peu. »4 4. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, les méthodes spécialisées et les ouvrages pédagogiques affirment l’importante et l’irréversible place qu’occupe le pianoforte.

Nous nous limiterons à signaler quelques dates  importantes  de l’histoire du répertoire pour pianoforte. En 1768, le pianoforte fait une apparition triomphante au Concert Spirituel de Paris. Il fut désormais adopté et apprécié comme le successeur du clavecin. En 1777, lors de son passage à Augsbourg, Mozart tombe sous le charme d’un pianoforte fabriqué par Stein. À partir de cette date, il renonce définitivement à écrire pour clavecin. C’est un point de départ qui annonce l’alliance entre le pianoforte et la nouvelle pensée classique. Mozart écrit à son père en lui décrivant une sorte de fascination les facultés techniques et expressives de ce nouvel instrument :

« Quand je frappe fort, je peux laisser le doigt sur la touche, ou le relever ; le son cesse au moment même où je le fais entendre. Je puis faire des touches ce que je veux : le son est toujours égal ; il ne tinte pas désagréablement, il n’est pas trop fort, ou trop faible, ou tout à fait manquant… Non, il est partout égal. »4 5 Il va de soi que Mozart mit plus tard toutes les qualités de cet instrument moderne au service de ses oeuvres.

Lors d’un voyage à Londres, en1792, après d’avoir composé les sonates n° 48, 52, et 33 destinées au clavecin ou pianoforte, Joseph Haydn visite l’atelier du fameux facteur de clavecins et pianoforte anglais John Broadwood. Il réalise les grandes améliorations apportées à cet instrument, il l’adopte désormais, comme l’instrument le mieux adapté à la réalisation de ses œuvres pour clavier. Le nouvel instrument fascine les compositeurs, il répond à leurs exigences, et les oblige parfois à en changer. Mozart, Haydn, Beethoven et Schubert ont bien connu le pianoforte, mais l’évolution rapide qui a touché les techniques d’écriture, et la cristallisation du langage, vont pousser à de nombreuses modifications concernant sa facture. L’instrument subit, dans un temps relativement court, différents changements qui amorcent l’arrivée d’un autre instrument, beaucoup plus "performant" encore : le piano.

Notes
3.

5 DE PLACE, Adélaïde, Le pianoforte à Paris entre 1760 et 1822, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1986, p. 7.

3.

6 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 183.

3.

7 Cité in : SCHIMMEL, Nikolaus, La facture du piano-un artisant d’art, Wilhelm Schimmel Pianofortefabrik GmbH, 1997, p.14.

3.

9 Cité in. RIMBAULT, E.F., The piano-forte : its origin, progress and construction, Robert Cocks & Co., London, 1860, p. 96.

4.

0 SADIE, Julie-Anne, Guide de la musique baroque, op. cit., p. 526.

4.

1 DE PLACE, Adélaïde, Le pianoforte à Paris entre 1760 et 1822, op. cit., p. 51-52.

4.

2 Ibid., p. 14-15.

4.

3 « Du pianoforte au piano », Piano, n°13, 1999-2000, p. 65.

4.

4 DE PLACE, Adélaïde, Le pianoforte à Paris entre 1760 et 1822, op. cit., p. 91.

4.

5 « Du pianoforte au piano », Piano, n°13, op. cit.,p. 66.