2.1 L’idéologie du retour.

Le mouvement de retour à la musique ancienne est, comme nous l’avons souligné, un mouvement qui vise à faire revivre les œuvres anciennes telles qu’elles étaient à l’époque de leur création.

Pour les baroquistes, faire revivre l’œuvre ancienne, retrouver les aspects historiques de cette œuvre, en la considérant comme vivante dans son passé, passe en premier lieu par le retour aux instruments historiques, chose, certes, consolidée par l’étude approfondie des traités, des conditions de jeu et des particularités de l’interprétation sur ces instruments.

Il nous paraît important d’insister sur ce point car il semble évident que l’élément sonore joue un rôle capital dans une restitution « à l’authentique ». L’instrument d’époque est seul capable de reproduire la sonorité perdue. Il n’est guère étonnant que la priorité soit donnée à l’instrument ancien : l’instrument se présente comme la donnée la plus concrète, la plus directe permettant de fabriquer le son supposé perdu.

D’un autre côté, il faut dire qu’à travers l’emploi de ces instruments, le résultat semble immédiat ; à partir du moment où nous touchons un violon doté de cordes en boyau, ou un clavecin, la grande dissemblance qui existe entre un instrument ancien et un « actuel » nous saute aux oreilles. C’est en quelque sorte le moyen le plus facile, mais aussi le plus pertinent, pour donner l’impression d’une certaine authenticité, liée à un son que nous n’avons pas l’habitude de percevoir, et c’est cette donnée là que les partisans du retour à la musique ancienne ont exploitée en premier lieu. Il est, certes, important de saisir le rapport intime qui existe entre le son et la partition écrite, conçue en fonction des timbres attachés à chaque instrument. Pourtant, avoir recours à un instrument ancien n’est pas simple exercice de l’authenticité.

‘« Bon nombre de musiciens, dont je suis, au terme de l’expérience comparative, constatent que les avantages et les inconvénients de chaque stade de l’évolution d’un instrument concordent exactement avec les exigences de la musique qui lui est contemporaine. Les couleurs différenciées et le timbre sombre de la flûte Hotteterre conviennent parfaitement à la musique française d’environ 1700 et nullement à la musique allemande de 1900, alors que la sonorité égale et métallique de la flûte Bőhm est idéale pour la musique de cette époque-ci et inadéquate pour la musique de celle-là. »1

Le point de vue d’Harnoncourt est tout à fait éloquent. Pourtant, il explique, dans le chapitre intitulé Instruments anciens- Oui ou non ?,que faire un choix objectif par rapport aux correspondances entre un outil et une musique écrite à un moment donné de l’histoire dépend de plusieurs éléments, dont le plus important semble être le choix d’un bon instrument, appuyé sur une connaissance approfondie de ses capacités techniques. On comprend que faire le choix de jouer un instrument ancien, ne suffit à garantir à tout coup, l’authenticité voulue.

La démarche qui a pris comme pierre d’angle l’emploi des instruments anciens, a révélé au début une véritable méconnaissance des spécificités et de la pratique de ces instruments, ce qui engendra plus tard de vastes recherches visant à en comprendre la facture et le mode de jeu.

‘« C’est là toute la démarche de ces musiciens, qui justifie leur ambition parfois démesurée d’aborder des œuvres gigantesques avec des moyens dérisoires : ils sont en quête d’un répertoire oublié et des techniques adaptées à son interprétation, en particulier des instruments parfois malsonnants que connaissaient les compositeurs. » 2

Logiquement, l’étape suivante fut donc l’étape des recherches ; pour cela, il fallait retourner à tout ce qui était écrit et rédigé sur ces instruments. Mais les choses ne s’arrêtent pas là, car au cours de cette recherche sur le mécanisme et les facultés des instruments, les passionnés trébuchèrent sur d’autres données : quantité d’œuvres méconnues, des traités anciens qui expliquent et qui décrivent une manière forcément  différente de jouer l’instrument, ainsi que des descriptions et des précisions sur les conditions des concerts de l’époque. Grâce à cet aspect original de leur recherche, à la vision récemment constituée d’un monde dans lequel les choses se passaient autrement et au plan technique et au plan musical, les baroquistes trouvent leur place en proposant la reproduction du passé dans le moment présent : proposition très séduisante !

Les musiciens baroquistes présentent des œuvres inconnues, jouées sur des instruments inconnus suivant une approche tout à fait nouvelle, avec des garanties d’authenticité et de fidélité absolue vis à vis de l’œuvre, de son compositeur et surtout de son époque : démarche pionnière. 

Ils s’imposèrent réellement en tant que mouvement novateur, malgré l’adoption du principe du retour au passé, l’aspect conservateur prenant d’un coup une dimension inédite et foncièrement originale. Le mouvement se montra très conscient de ses objectifs et de son avenir prometteur dans un monde musical qui souffre, d’une part, des exagérations post-romantiques dans presque toutes les interprétations au début du XXe siècle, d’autre part, d’un certain malaise face au langage moderne encore refusé par la majorité du public. Il proposa l’originalité, le renouveau mais aussi la sécurité, avec un répertoire qui ne pose pas les problèmes de la musique d’aujourd’hui pour des oreilles inhabituées.

Sûrs de leur démarche et de leur perspective, les baroquistes trouvèrent que leurs propos s’appliquaient à toute musique dont la pratique instrumentale était spécifique. En se réclamant du souci d’une certaine exactitude historique et esthétique, ils proposent aujourd’hui de jouer les concertos de Beethoven sur un pianoforte, une symphonie de Bruckner avec des violons romantiques montés de cordes de boyau, Debussy sur un piano Pleyel de l’époque. Le terme de musique ancienne va englober petit à petit un répertoire de plus en plus vaste et pour l’interpréter, il faut adhérer à une idéologie précise, celle d’un retour littéral à tous les détails qui concernent, en premier lieu, la pratique instrumentale de l’époque, la question de la sonorité perdue, et les intentions « exactes » du compositeur.

Le mouvement prend son envol, il fascine de plus en plus, les propos rejetés d’abord par les modernistes modérés, commencent à s’installer comme une évidence chaque fois nous abordons une œuvre ancienne. Désormais nous entendons de moins en moins d’ensembles traditionnels jouant des œuvres d’autrefois. Il semble qu’ils aient perdu toute légitimité face à une puissance qui adopte l’authenticité comme slogan.

On voit ainsi quelles questions pourront être posées au cours de notre recherche :

Quelle est la véritable recherche de ce mouvement ? Quel est son vrai but? Est-ce une recherche qui tend à toucher le «  sens » et l’« esprit » de l’œuvre ancienne? Ou bien se réduit-elle à en retrouver le seul aspect sonore, comme illusion d’authenticité ?

Est-ce que ce mouvement a la véritable volonté de créer une nouvelle herméneutique, dont la capacité à restituer l’œuvre dans sa véritable authenticité constitue la pierre d’angle ou n’a-t-il comme intérêt que la dimension archéologique ? Est-ce que le discours nouveau de ce mouvement a généré un réel bouleversement dans l’approche de l’œuvre musicale en général, ou bien son idéologie ne concerne-t-elle que ses partisans? Est-ce que le retour au répertoire ancien, puis à un répertoire plus récent, au delà de l’envie de découvrir ce répertoire sous d’autres éclairages, n’est pas devenu volonté d’imposer une vision ou une approche particulière d’interprétation, propre à garantir une place à ses adeptes dans le monde actuel de la musique ?

Notes
1.

HARNONCOURT, Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p. 102.

2.

FRANÇOIS, Pierre, Le monde de la musique ancienne, sociologie économique d’une innovation esthètique, Paris, Economica, 2005, p. 3.