3.2 Quelques événements.

Avant de d’aborder l’étude du rapport à la musique du passé durant les XVIIIe et le XIXe siècles, nous avons préféré commencer par évoquer, comme point de départ, quelques événements jouant le rôle de « tournants », marquant fortement le déclenchement de l’intérêt pour la musique ancienne au XXe siècle.

  • En 1957 Nikolaus Harnoncourt donne avec son groupe le Concentus Musicus de Vienne, le premier concert ayant comme objet de jouer la musique ancienne sur instruments de l’époque. Ce concert fit beaucoup de bruit alors, avec des opinions diverses.
  • En 1960, voient le jour deux enregistrements des Indes Galantes de Rameau : celui de Jean-François Paillard, dirigeant un ensemble conventionnel et celui de Jean-Claude Malgoire avec sa Grande Ecurie et la Chambre du Roy, nouvelle interprétation par un ensemble d’instruments anciens.
  • En 1966, la Passion selon St Matthieu de Bach, donnée par Philippe Herreweghe, fut un grand succès à Paris, à l’église St Étienne du Mont à Paris.
  • En 1973, fut lancé le périodique Early Music, par John Mansfield Thomson, spécialiste des études musicologiques concernant la musique ancienne.
  • En 1977, fut fondé l’Institut de Musique et Danse anciennes (IMDA), futur Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), ayant comme objectif la valorisation du patrimoine musical français baroque et classique en encourageant la formation des musiciens et des chercheurs dans ce domaine, et en accentuant l’intérêt pour les concerts historiques.

Ces événements clés, et bien d’autres, sont l’indice d’une activité croissante, gagnant de plus en plus le public, les salles de concerts et ainsi l’intérêt des différentes maisons de production de disques.

En 1987 William Christie donne Atys de Lully sur la scène de l’Opéra- Comique, avec un triomphe éblouissant. Un peu plus tard, en 1991, le film Tous les matins du monde tirédu roman de Pascal Quignard, réalisé par Alain Corneau avec la contribution du musicien Jordi Savall, reflète sans aucun doute la pérennité d’un grand enthousiasme envers le phénomène « musique ancienne », avec trois millions de spectateurs et cinq-cents mille disques vendus.

On comprend donc que depuis les années cinquante, ce mouvement qui a commencé sous une forme plus ou moins hésitante et chaotique, a changé rapidement de nature : il s’est organisé, en cherchant à se démocratiser et à construire des bases solides pour son éclosion : il va aller vers plus de professionnalisme et évoluer dans un sens bien déterminé. Mais il faut noter, au-delà de ces manifestations relativement récentes, que l’activité abondante qui s’est développée juste après la deuxième guerre mondiale, était déjà amorcée depuis le début du XXe siècle, voire la fin du XIXe, grâce aux idées fondatrices de grands pionniers qui ont proposé et ont clarifié la vision de la musique ancienne du XXe siècle, en étant les premiers à contester l’idée de progrès dans la musique. Ils défendaient une position objective face à une attitude romantique enracinée dans la pratique musicale en général, et insistaient déjà sur l’authenticité de l’interprétation, afin de protéger l’œuvre de tout traitement arbitraire contredisant son contexte historique.

Nous pouvons constater, de la part de ces pionniers, des réactions violentes contre une formalisation de l’interprétation dans les aspects traditionnels de l’école romantique et post-romantique : le moment était venu d’essayer de rénover l’interprétation musicale en ayant recours à une nouvelle matière sonore. La musique ancienne, sans doute, se prêtait parfaitement à cette recherche. Pour signaler et pour mettre en relief leur objectif interprétatif, ces pionniers ont proposé de nouvelles règles et une nouvelle lecture des musiques anciennes. Ils ont considéré ces musiques comme appartenant à un monde autre, ayant ses particularités et ses codes, concernant les instruments et aussi l’approche musicale. Prendre cette direction, qui traite ce répertoire prioritairement dans son rapport intime avec le passé et avec les éléments historiques, a éloigné progressivement l’interprétation de ce répertoire du champ de l’activité musicale traditionnelle et habituelle dans la première moitié du XXe siècle.

La musique ancienne, adoptée par les partisans de ces idées pionnières, fut intentionnellement isolée, non pas des scènes ou du concert, ni des maisons de disques, mais du reste du monde musical. Les années soixante et soixante-dix, témoignent de l’existence d’une sorte de clivage idéologique, qui distingue, au sein du monde musical, les baroquistes de ceux n’adhérant pas à leur points de vue. C’est là à notre sens, que réside la grande différence entre la pratique et la vision de la musique d’autrefois aujourd’hui, et celles au XIXe et au XVIIIe siècles. Aujourd’hui, autant pour la musique contemporaine que pour celle que nous disons ancienne, nous faisons souvent recours à une sorte de classification qui sépare le passé du présent d’une façon radicale. Il existe, de ce fait, une modification profonde du rapport à la musique. Nikolaus Harnoncourt nous en donne certaines explications dans son livre Le discours musical, enparticulier dans le chapitre « La musique dans notre vie » : « la musique représente aujourd’hui une sorte de divertissement, de passe-temps. Elle est malheureusement réduite à son aspect purement esthétique et n’a comme rôle que de chatouiller les oreilles, avant même d’enflammer les émotions. Cette recherche du simple Beau, tout à fait en décalage avec l’essence même de la musique, est la cause d’un clivage persistant à la fois chez les musiciens entre eux, et entre le public et la musique en général.

‘« Aujourd’hui, la musique est devenue un simple ornement, qui permet de remplir des soirées vides en allant au concert ou à l’opéra, d’organiser des festivités publiques ou, chez soi, au moyen de la radio, de chasser ou de meubler le silence créé par la solitude […] Cette modification radicale de la signification de la musique s’est opérée au cours des deux derniers siècles avec une rapidité croissante. Et elle s’est accompagnée d’un changement d’attitude vis-à vis de la musique contemporaine et d’ailleurs de l’art en général.
Depuis que la musique n’est plus au centre de notre vie, il en va tout autrement ; en tant qu’ornement, la musique doit en premier lieu être belle. Elle ne doit en aucun cas déranger, nous effrayer.
À mon sens, ce retour à la musique ancienne [...] n’a pu se produire qu’à la faveur de toute une série de malentendus frappants. Nous n’avons plus usage que d’une belle musique, que le présent ne peut manifestement pas nous offrir. Or, une telle musique, uniquement belle, n’a jamais existé. » 3

Pour éclaircir cette mutation et cette modification du rapport entre l’homme moderne et l’œuvre du passé, nous proposons d’évoquer l’histoire du rapport à la musique du passé, pendant les trois derniers siècles.

Notes
3.

HARNONCOURT, Nikolaus, Le discours musical, op. cit., p. 9-10.