4. Comment la musique du passé fut-elle considérée et pratiquée pendant trois siècles ?

4.1. Les classiques.

Vers le début du XVIIIe siècle, un nouvel esprit commence à apparaître dans toutes les branches du savoir. Émerge une forme d’esprit critique qui met en confrontation la tradition et la rénovation, la passion et la raison. Cet esprit oscillant entre les anciennes formules et les nouveaux concepts, va permettre progressivement le jaillissement d’une philosophie caractérisant toute une période de l’histoire : le siècle des Lumières. La musique était effectivement l’un des véhicules de cette philosophie. Le langage et l’expression musicale connurent à leur tour la dualité de cet affrontement entre « ancien » et « moderne », nécessaire à la création d’une nouvelle identité.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence de la philosophie et grâce à l’apparition de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert publiée à partir de 1751, l’esprit rationnel, le raisonnement vont être chargés de trouver une forme de cohérence et d’homogénéisation du savoir, fondée sur un système de pensée organique. Toute sorte de manifestation intellectuelle va être concernée par cette réorganisation, même les rapports sociaux et les idées politiques. La vie urbaine artistique commence à se ranimer, le public s’élargit et la musique ne reste plus enfermée dans les anciens cadres qu’étaient la cour, les salons et les cercles privés. Elle va faire l’objet d’un mouvement de décentralisation qui la placera aussi au sein du cadre des concerts à caractère public.

Après une période d’incohérence stylistique qui va selon Charles Rosen de 1755 à 1775,* la musique semble en proie à une grande instabilité due à l’émergence d’une nouvelle sensibilité tonale et à un nouveau regard porté sur l’organisation de la forme. Vers la fin du XVIIIe siècle, la consolidation du langage est accomplie. Les compositeurs dotés du talent et d’une grande conscience stylistique vont introduire certains principes structurels engageant tout genre musical dans la recherche d’un nouveau langage moderne, cohérent, approprié à cette nouvelle période.

Dans cette période de bouleversement, de changements profonds sur tous les plans, quel était le rapport liant les compositeurs avec leurs ancêtres, à la lumière d’une nouvelle pensée ? Il semble que les compositeurs de la période classique n’hésitaient pas à s’appuyer sur les acquisitions de leurs prédécesseurs pour aller de l’avant. Cela se manifeste clairement dans letravail d’élaboration de la forme-sonate, pierre d’angle qui fonde la création de nouveaux genres musicaux. Cela s’applique aussi à la transformation d’autres formes et d’autres éléments, hérités de la période baroque, pour dessiner et confirmer ce que nous appelons le « style classique ». Cette recherche d’un nouveau style est expliquée par Charles Rosen :

‘« La création du style classique fut moins la réalisation d’un idéal que la réconciliation d’idéaux en conflit dans un équilibre optimum. L’expression dramatique, dans la mesure où elle se limite à traduire un sentiment ou à rendre un moment de crise dans une action théâtrale ─ en d’autres termes à un mouvement de danse fortement caractérisé ─ avait trouvé forme musicale dans le Baroque. Mais la fin du XVIIIe siècle eut d’autres exigences ; la simple expression du sentiment fut bientôt considérée comme insuffisamment dramatique […] Le sentiment dramatique se vit remplacé par l’action dramatique[…] Il ne suffit plus, pour un menuet, d’avoir un caractère propre. De tous les menuets de Bach, aucun ne ressemble à un autre, alors que ceux de Haydn sont parfois si proches qu’on arrive presque à les confondre. Pourtant, tous ceux de Bach se déroulent sans heurts, de façon presque uniforme : flux régulier qui chez Haydn se transforme en une série d’événements articulés- d’événements dramatiques qui, parfois, vont même jusqu’à surprendre, jusqu’à causer un choc. » 4

Le mouvement classique, qui découle de la période baroque, malgré un rapport conflictuel, a su exploiter les données du Baroque pour créer à travers une recherche d’ordre dramatique de nouveaux éléments pour un nouveau langage. Pour les classiques, le rapport avec les œuvres du passé, et particulièrement celles du Baroque était donc à la fois un rapport de conflit et de continuité, mais il reste avant toute chose un rapport référentiel. En dépit de tout le travail effectué par les classiques sur la modification de la forme et du contenu, l’œuvre antérieure restait pour eux un point de repère, et elle jouait un rôle d’indicateur d’une profonde mutation de la pensée musicale. « Pour rapprocher du passé le « devenir », il faut dire que le passé a engendré le présent. Prophéties effroyables, vous êtes devenues « terrestres » et avez été sauvées par la poésie et par votre signification. » 5

Dans cette époque de mouvement, la recherche d’un véritable nouveau discours dont la musique avait certainement besoin, la création, le fait de dépasser, de casser des cadres et de proposer de nouvelles formules, tout cela occupait la scène musicale. La plus grande place était donnée à la musique moderne, c’était une priorité dans un moment où le nouvel esprit, la nouvelle philosophie des Lumières irradiait partout avec une très grande force. Le public était avide de suivre les nouveautés des compositeurs de son époque. La musique d’autrefois était pratiquée, appréciée, mais elle était tout simplement « démodée », et on se consacrait plutôt à l’application de nouvelles pratiques et de nouveaux concepts.

‘« …Vers le milieu du XVIIIe siècle, par exemple, on trouvait les compositions du début du siècle désespérément démodées, même si on reconnaissait leur valeur en tant que telle. On est sans cesse surpris par l’enthousiasme avec lequel, autrefois, on appréciait les compositions contemporaines comme des exploits inédits. La musique ancienne n’était considérée que comme une étape préparatoire, dans le meilleur cas comme un objet d’étude ; ou encore, en certaines rares occasions, elle était arrangée pour quelques exécutions particulières. Lors des rares exécutions de musique ancienne – au XVIIIe siècle par exemple – on estimait qu’une certaine modernisation était absolument indispensable. » 6

Le rapport à la musique en général et à la musique d’autrefois en particulier semble avoir été alors un rapport de logique. Dans un monde où l’activité musicale était en effervescence, on a établi une hiérarchie : la musique moderne d’abord, et ensuite la musique antérieure, qui occupe une place naturellement moins considérable : attitude qui reflète la réelle osmose existant entre la musique, son environnement et son temps. « Le concert doit consister en deux parties : première partie : nouvelle symphonie ; deuxième partie : une cantate. »7

Il nous semble que ce qui a rendu ce rapport encore plus naturel et moins complexe, c’est le fait que le fossé historique était moins important qu’aujourd’hui. Il y avait une filiation descendant directement de Haendel ou de Bach. Les traditions d’interprétation ont été conservées pour un temps, et l’on ne doit pas oublier que les instruments ne subissaient pas encore à l’époque, surtout dans la première partie du XVIIIe siècle, les grandes transformations qui ont plus tard modifié totalement le rapport au timbre et à la sonorité.

L’œuvre antérieure au XVIIIe siècle avait une valeur pédagogique très importante, elle était un objet de réflexion essentiel. Les grands compositeurs ne pouvaient pas s’en passer, les œuvres antérieures étaient, indépendamment de leur valeur musicale, des exercices de style indispensables.

Voici ce qu’on peut lire dans le Magazine Musical de Cramer à propos de la composition de Neuf variations pour clavecin en ut mineur sur une marche de Dressler par Beethoven, en 1783 : « Louis Van Beethoven, fils du ténoriste ci-dessus nommé, jeune garçon de 11 ans, doué des plus rares dispositions. Il joue du pianoforte avec un talent remarquable, il déchiffre fort bien, et en un mot il joue couramment le Clavier bien tempéré de Sébastien Bach, ouvrage auquel l’a initié M. Neefe. Quiconque connaît cette collection de préludes et de fugues dans tous les tons. Oeuvre de science qu’il faut avoir pour le jouer. M.Neefe l’a aussi poussé dans l’étude sérieuse du contrepoint, autant que ses occupations le lui ont permis, maintenant il l’exerce à la composition … »8

Le fait de pouvoir comprendre, interpréter et assimiler les œuvres des grands compositeurs baroques n’était ainsi qu’une preuve de la grande maîtrise et de la connaissance du musicien en tant qu’interprète ou compositeur. Joseph Haydn fut l’un des compositeurs les plus intéressés par l’héritage du passé : « Son style prend en effet racine dans le baroque d’Autriche et d‘Allemagne du sud, auquel l’opéra buffa italien venait s’ajouter dans un curieux mélange de styles : ce mélange du baroque et du pré-classicisme est typique dans la musique autrichienne vers 1750. D’un côté, nous avons une messe fortement baroque; La Missa brevis en fa, de l’autre la gaieté fraîche, un peu primitive de la Sérénade viennoise populaire[…]. Les trois symphonies descriptives de 1761 (le matin, le midi, le soir n°6-8) sont des concerti grossi plus que des symphonies ; mais il y a beaucoup d’autres œuvres de la même période comme la n°9 (1762) qui sont d’un esprit absolument opposé au baroque …»9

Joseph Haydn a montré également un grand respect pour les successeurs de J.S. Bach, à l’égard par exemple de son fils Carl Philipp, dont il étudia les ouvrages avec profit, ce qui marqua ses œuvres de jeunesse et même le reste de ses compositions :

‘« Haydn osa entrer dans une librairie pour y demander un bon traité théorique. La librairie lui indique les écrits de Carl Philipp Emanuel Bach comme les plus récents et les meilleurs. Haydn voulut les voir et se persuader lui-même, il commença à lire, comprit, trouva ce qu’il cherchait, paya le livre et l’emporta ravi. Ses œuvres de jeunesse datant de cette époque montrent déjà que Haydn essaya de faire siens les principes de Bach et qu’il les étudia sans relâche. Il écrivit dans sa dix-neuvième année des quatuors qui le firent connaître des amateurs de musique comme génie solide. Il se procura par la suite les écrits ultérieurs de Bach. À son avis, les écrits de Bach constituent le traité le meilleur, le plus sérieux et le plus utile jamais paru. »1 0

Sans qu’il soit nécessaire d’insister sur l’aspect pédagogique de ces œuvres, on comprend que le déroulement naturel du passage entre un langage et un autre se manifestait à travers cette dualité de rapport, entre continuité et affrontement. Le Baroque n’était qu’un terrain fertile, du point de vue de la matière, de la technique et de la valeur esthétique.

Pour Mozart, l’œuvre antérieure représenta non seulement une source référentielle mais aussi une découverte d’une grande importance. Même si la démarche de Mozart tendait toujours à la nouveauté et même si elle résistait aux formules anciennes, la musique du passé était, certes, porteuse de fruits qui ont marqué tout de même un grand nombre de ses compositions : «  Le 20 avril 1782, Mozart écrit à sa sœur qu’il a fait la connaissance du baron Gottfried Van Swieten […]. Il avait rapporté les partitions des oratorios de Haendel, les œuvres imprimées de Bach, une copie du Clavier bien tempéré et d’autres ouvrages du grand Cantor. Il prêta tout cela à Mozart qui y découvrit avec ravissement l’ancien style dont, jusqu’à cette date, le message lui était demeuré à peu près indéchiffrable. Sans plus tarder, il écrit un prélude et fugue en ut majeur (K.394). D’autres fugues suivront qui demeurent souvent inachevées[…] Il transcrira également pour cordes une dizaine de fugue de Bach, plus tard en 1789-90 il réorchestra à la manière moderne quatre oratorios de Haendel… »1 1

Mais la musique antérieure à l’époque baroque était cependant mal connue à l’époque. Les sources étaient très rares et très difficiles d’accès, notamment la lecture des anciens manuscrits. « À de rares exceptions près, la musique savante des générations passées n’a guère suscité d’intérêt avant la fin du XVIIIe siècle […] La musique ancienne n’était presque jamais retranscrite en notation moderne, et ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que Martini, en Italie, transcrivit des pièces de la Renaissance pour donner des exemples de contrepoint… »1 2

Les auteurs qui écrivaient sur la musique n’étaient pas de véritables « professionnels » de la musique, mais plutôt des historiens dotés de certaines connaissances générales et d’une grande faculté d’écriture et de critique. « Les historiens de la musique du XVIIIe siècle veulent établir une pédagogie claire de l’histoire des passions parce qu’ils sont formés dans des milieux où son rôle est fondamental, en particulier dans les milieux ecclésiastiques et académiques, et qu’ils veulent transmettre un message structuré. » 1 3

Il y avait certes, comme dans toute époque, des intéressés par la musique du passé. Les « historiens » et certains libraires ont essayé de redécouvrir la musique du Moyen-Âge et de la Renaissance et de la faire revivre à travers des anthologies. Mais leurs essais restaient subjectifs et très fragmentaires, surtout que les tentatives d’écrire l’histoire de ces musiques, se reposaient sur la connaissance théorique, plutôt que celle du répertoire, étant donné que les traités commencèrent à être édités bien avant les partitions. Parmis ces historiens nous pouvons citer en Angleterre, les noms de John Hawkins et de Charles Burney qui publia entre 1776-1789 A General Hitory of Music, ainsi John Pepusch (1666-1752) qui fonda The Academy of Ancient Music. En Allemagne figure le nom de Carl Friedrich Zelter (1758-1832) qui fonda plus tard, vers 1823, l’Institut royal pour la musique sacrée. À Vienne, citons les noms de Gottfried Van Swieten (1733-1803), ami de Mozart et de Beethoven, ainsi Raphael Georg Kiesewetter (1773-1850), qui organisa chez lui des concerts de la musique vocale du XVIe au XVIIIe siècle et apparaît comme le véritable fondateur de la musicologie autrichienne au début du XIXe siècle. En France, les travaux de Pierre-Jean Burette (1665-1747) sur la musique des Grecs, ceux de Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) et ceux de Jean-François Le Sueur (1760-1837), ( Suite de l’Essai sur la musique sacrée, en 1787), témoignent d’un véritable intérêt pour la musique du passé. En Italie, dans la même période, Giovanni Battista Martini (1706-1784), publie une Histoire de la musique, et une anthologie de « stile antico » dont il use dans son enseignement pour transcrire des pièces de la Renaissance.

En ce qui concerne la pratique, dans un pays comme l’Angleterre où la tradition était d’un grand poids, la musique du passé était toujours présente sous la forme de la polyphonie vocale, des madrigaux élisabéthains et de quelques pièces du répertoire de Tallis et de Byrd. Certaines institutions continuaient à préserver la tradition, en organisant des concerts où étaient programmées des œuvres antérieures. The Academy of Ancient Music, The Crown and Anchor Concert ou The Madrigal Society, avaient pour but de cultiver une sorte de divertissement et de loisir musical plus qu’un investissement sérieux dans une recherche savante sur la musique du passé. «  Certes, quelques vieux répertoires n’ont jamais disparu : les madrigaux anglais survécurent grâce aux anthologies de pièces chorales polyphoniques à usage récréatif (catch et glee), et la musique d’église de l’Après-Réforme continua d’être jouée. Mais les bases d’une compréhension des styles, préalable obligé d’une édition respectueuse et d’un jugement sensé, faisaient défaut. »1 4

Les oeuvres antérieures au classicisme ne cessaient pas d’être présentes sous différentes formes, mais cette présence restait limitée, l’activité étant dominée par une nouvelle pratique de la musique. Le développement du « style classique », imposa symphonies, musique de chambre et concertos. À l’apogée de la période, Beethoven fit triompher cette « force classique » à travers ses sonates et ses symphonies au service de la pensée, et il n’est pas étonnant de constater que le répertoire ancien, face à la force des Lumières, recule encore plus et trouve de moins en moins sa place au sein de l’activité musicale. Les œuvres antérieures se perdirent alors pour un certain temps.

Notes
*.

ROSEN, Charles, Le style classique, Gallimard, Paris, 1978, p. 51.

4.

ROSEN, Charles, Le style classique, op. cit., p. 50-51.

5.

BEETHOVEN, Ludwig, van, Carnets intimes, Corrêa, 1936, pour la trad. française, Kubié, M.V, Paris Buchet/Chastel, 1970, p. 32.

6.

HARNONCOURT, Nikolaus, op. cit., p. 14-15.

7.

BETTHOVEN, Ludwig, van, Carnets intimes, op. cit., p. 52.

8.

MASSIN, Jean et Brigitte, Ludwig Van Beethoven, Le club français du livre et librairie Arthème Fayard, 1967, p. 19-20.

9.

MICHEL F., LESURE F. & FEDOROV V., Encyclopédie de la musique, Tome II, Fasquelle, Paris, 1959, p. 445.

1.

0 VIGNAL, Marc, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988. p. 51

1.

1 MICHEL F., LESURE F. & FEDOROV V., Encyclopédie de la musique, Tome III, Fasquelle, Paris, 1961, p. 251.

1.

2 BENT, Margaret, « Éditions critiques des musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance », in : Musique,une encyclopédie pour le XXI e siècle, Tome II, Arles, Actes Sud, 2004, p. 988.

1.

3 LETERRIER, Sophie-Anne, Le mélomane et l’historien, Armand colin, Paris, 2005, p. 22.

1.

4 BENT, Margaret, « Éditions critiques des musiques du Moyen Âge et de la Renaissance », op. cit., p. 988.