4.2.2 La musique du passé et la recherche romantique de la transcendance.

Nous ne pouvons pas ignorer que les premiers romantiques aient eu un lien particulier avec le passé, au-delà du regard historique ou archéologique. Toujours fondé sur le sentiment, le retour vers une histoire lointaine, jusqu’à l’Antiquité, était porté par une grande nostalgie, par une fascination, par l’émerveillement et le désir d’explorer un univers intact, comme sacré. L’Antiquité n’était pas pour les romantiques un simple moment de l’histoire, elle n’était pas non plus un champ d’étude, mais un terrain fertile pour le rêve et les fantasmes, un monde du commencement, un monde les contradictions se côtoyaient.

‘« Cette Antiquité idéale qui, tout à la foi, désigne un moment historique et un état de l’homme, par-delà les âges et les continents est donc bien à comprendre comme un « lieu mythique », où l’on veut croire que se trouvera l’alliance de ce que la décadence des mœurs, la perte du vertu ; les abus du pouvoir, présentent comme contradictoire : l’union du primitif et du policé, de l’héroïsme et de l’idylle, de la volonté et de la nostalgie, des ténèbres et de la nuit, de la Nature et de la Raison. »1 9

La confrontation des romantiques avec l’œuvre d’art du passé leur procurait en permanence un sentiment de désarroi, d’éblouissement menant vers le rêve, vers la délivrance d’un contact premier avec la Nature.

‘« On comprendra aisément que l’« Antiquité » rêvée par Rousseau, Diderot, puis David, n’est point celle dont on exigeait jusque-là la stricte imitation mais un continent nouveau, une terre vierge encore de la corruption des pouvoirs et de l’usure du temps, le lieu rêvé d’une table rase et d’un recommencement où la culture, la morale, la loi, se révéleraient, dans la fraîcheur de leurs premiers élans, comme des productions de la nature… » 2 0

Dans cette profond envie de retour aux origines, l’œuvre du passé a joué son rôle à bien des égards ; à côté de son rôle éternellement didactique, elle représentait une source vive d’inspiration due tantôt à sa fraîcheur, à son ancienneté, à son caractère initiateur, tantôt à sa dimension spirituelle et à son souffle mystique et tantôt à la maîtrise incomparable, dont elle témoignait, surtout s’agissant de l’œuvre d’une figure comme J.S. Bach . Mais cette influence que la musique du passé a pu exercer sur les compositions romantiques, restait toujours comprise dans le langage du XIXe siècle, et plus précisément celui du compositeur. L’emploi de références historiques et l’usage nostalgique et admiratif de quelques éléments anciens, même s’il paraît évident comme dans les préludes et fugues de Mendelssohn ou les pages du style fugué de Brahms, se manifestait constamment à travers le regard du XIXe siècle. Les compositeurs exploitaient des éléments historiques afin de les mettre au service de leur pensée romantique, de la pensée propre à leur époque.

Cependant, le rôle de l’œuvre du passé ne s’arrêtait pas là : les compositeurs romantiques cherchaient à travers ces œuvres une filiation, une tradition, une pensée qui aille aux confins d’une intuition religieuse, celle que l’on peut ressentir de façon intime dans quelques œuvres de Schubert, de Weber, de Brahms, ou de façon plus extériorisée dans les œuvres de Liszt, qui « prône la création d’une musique nouvelle unissant la musique mélodique italienne, la musique harmonique allemande et la musique religieuse en une seule musique […] et se fait le champion de la transformation du passé, de la saisie du passé mené dans un mouvement moderne. »2 1

La musique du passé, celle du Moyen-Âge ou de la Renaissance, suscitait sans doute l’intérêt des romantiques dans le sens où elle rejoignait l’idée d’une musique « pure » touchant à leur idéal d’absolu, d’où la musique tire profondeur, pureté et mystère. Le retour à la musique du passé, au sentiment religieux émanant des chants grégoriens et palestriniens reformulait la quête romantique qui tendait à donner à la musique instrumentale sa dimension intérieure et spirituelle. Ce lien établi avec la musique antérieure alla même jusqu’à la rencontre avec la dimension religieuse.

‘« D’une certaine façon, l’amour de l’art est une sorte de religion de substitution, un refuge de la transcendance. Compris comme une passion dont l’enthousiasme serait le langage propre, le sentiment religieux est laïcisé. Simultanément la musique est investie d’une dimension sacrée, spiritualisée. Elle est conçue comme un médium entre l’humain et le divin. »2 2

On peut dire que la quête romantique, dans le domaine de la musique du passé, était au fond très progressiste, car elle ne cherchait pas à revisiter l’histoire des œuvres pour les ressusciter dans leur contexte historique. Le cheminement vers le passé n’était que le reflet d’un désir de transcendance de l’œuvre d’art, à travers un sentiment religieux habité par l’idéal romantique. Et si le chant grégorien, ainsi la musique de Palestrina, figure musicale légendaire, ont pu bénéficier durant la deuxième moitié du XIXe siècle d’un large enthousiasme qui évita sa perte, la démarche romantique était cependant loin d’être une démarche conservatrice, mais bien plutôt une démarche à la fois protectrice et extrêmement moderne.

Le retour à la musique du passé, à la lumière de la religion n’avait seulement pour rôle de réveiller le sentiment du divin, mais d’introduire également une dimension profondément humaine dans l’œuvre moderne, comme le retour à l’histoire n’était qu’un moyen pour refaire, pour ressaisir et pour dépasser l’histoire.

Notes
1.

9LE BRIS, Michel, Le Défi romantique, Paris, Flammarion, 2002, p. 84-85.

2.

0 Ibid., p. 83.

2.

1 LETERRIER, Sophie-Anne, op. cit., p. 68.

2.

2 Ibid., p. 68.