4.2.3 Musique du passé et appartenance.

En se tournant vers les chants populaires, qui sont selon Herder les « Archives du peuple, trésor de sa science et de sa religion »2 3 et en les exploitant dans le cadre des ballades ou des romances, les artistes romantiques se montrent incontestablement très attachés à un passé lointain objet de leur nostalgie, nourrissant aussi leur sentiment d’appartenance à une nation. Le nationalisme montant au XIXe siècle trouva dans la musique du passé un terrain fertile pour son éclosion : « L’utilisation de la Volksmusik par la musique savante n’est pas une nouveauté au XIXesiècle […] La nouveauté consiste, dans la seconde moitié du siècle, à attribuer à ces musiques une ethnicité marquée. Cela va de pair avec une esthétique de la simplicité et une valorisation du primitif… » 2 4

Einstein attribue cet intérêt à une sorte d’attachement d’ordre émotionnel : «  Cet attachement du Romantisme au chant populaire est de nature sentimentale : il s’y mêle des résonances émotionnelles inconnues aux siècles antérieurs et qui confèrent à la musique de l’époque romantique une fonction absolument nouvelle. Elle devient en même temps un calmant et un stimulant.Elle exige davantage de l’auditeur qu’autrefois et l’auditeur, lui aussi, exige d’elle davantage et autre chose. » 2 5

Mais le retour vers le passé à travers les chants populaires, et la musique folklorique reflète également un attachement plus concret à un peuple, à une communauté,  :

‘« C’était une manifestation de nationalisme romantique autant qu’une rébellion contre les formes rigides du classicisme académique. » 2 6

Allemands et anglais vont ressusciter le patrimoine nordique pour ressusciter une identité qui leur soit propre, face à la domination française et gréco-romaine. Les Français à leur tour vont partir à la recherche d’un passé celtique ; la redécouverte de la musique populaire locale affirmait l’importance de la question de l’appartenance nationale, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans les œuvres de maints compositeurs romantiques, cet accent se montre d’une évidence touchante, par exemple celles de Brahms, Schumann, Chopin, ou Dvorak…

Ce retour à la musique du patrimoine rejoint naturellement la recherche d’une légitimité pour une nouvelle vision de la religion. Le chemin menant à l’exploration du folklore et des éléments populaires en croise un autre, qui cherche dans les chants grégoriens et la musique sacrée à renouer avec une forme d’ancienneté religieuse et musicale. Les liens existant entre les deux recherches paraissent incontestables : «  La musique nationale fait également office de religion de substitution, liée à la laïcisation de la culture. Dans son culte de l’unanimité, et dans ses rituels, elle emprunte à la fois au modèle liturgique et au modèle militaire. La légitimité esthétique, donnée par la masse, amène à valoriser notamment le chant grégorien où l’on trouve à la fois le modèle d’expressivité d’une musique chantée à l’unisson et un modèle d’universalité, lié à son ancienneté»2 7

Donc, ce rapport que nous pouvons qualifier de complexe ou problématique, dévoile son identité à bien des égards : la musique du passé vient rejoindre l’utopie romantique d’un monde pur et lointain, elle s’intègre à la recherche mystique d’une nouvelle forme de religiosité. Mais ce n’est pas tout : elle joue son rôle pour réveiller un sentiment patriotique revendiquant le caractère national de la musique et des arts. Par ailleurs, il faut noter un autre élément qui au développement de l’intérêt porté aux œuvres du Moyen-Âge et à celles de l’époque baroque : c’est l’opposition des principes romantiques à tous les principes rationalistes du siècle des Lumières.

‘« Cette résurrection d’un lointain passé s’explique par la prédilection sentimentale dont est alors l’objet tout ce qui se pare d’un caractère médiéval ou s’auréole du prestige de l’éloignement et du charme de la délicatesse. Mais elle revêt aussi – surtout en ce qui concerne la musique religieuse allemande – l’allure d’une protestation contre le caractère prétendument profane des messes composées par les trois grands maîtres viennois et, du côté protestant, contre la platitude et le rationalisme avec lesquels on prétendait agrémenter l’office. »2 8

Les retrouvailles avec le passé n’étaient donc qu’un rassemblement de divers éléments constitutifs de la quête romantique, durant tout le XIXe siècle. À travers ce rapport, nous pouvons même dessiner un tableau de ce mouvement : par le retour au passé, les romantiques faisaient l’éloge du rêve, de l’absolu, de la patrie, des origines, de la filiation et de la religion.

Ces différentes facettes, qui caractérisent le rapport romantique avec l’œuvre du passé, ou bien ces différents niveaux, à travers lesquels le musicien romantique a pu construire son lien avec passé, montrent l’importance de l’œuvre ancienne en tant que source d’inspiration, en tant que révélateur de la recherche des origines, et même de l’authenticité.

Ainsi, nous pouvons dire que les romantiques furent les premiers à renouer réellement avec la musique du passé, en essayant de la faire revivre et en l’aidant à prendre sa place dans un contexte musical. À travers leurs compositions ou bien à travers leur pratique, les romantiques ont su rétablir la musique du passé dans le moment présent, pour qu’elle accède à une existence désormais éternelle.

Notes
2.

3 HERDER, J.G., Von des Anlichkeit der mittleren englischen und deutschen Dichtkunst  (1777), in : THIESSE, Anne-Marie., La création des identités nationales, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1999, p.39.

2.

4 LETERRIER, Sophie-Anne, op. cit., p.144-145.

2.

5 EINSTEIN, Alfred, op. cit., p. 55.

2.

6 ROSEN, Charles, La génération romantique, Chopin , Schumann , Liszt et leur contemporain, Paris, Gallimard, 2002, p. 517.

2.

7 LETERRIER, Sophie-Anne, op. cit., p.145.

2.

8 Ibid., p. 61.