4.2.4 Le rapport entre les compositeurs romantiques et l’œuvre du passé.

Notre propos n’est pas de parler de l’influence de la musique du passé sur la production des compositeurs romantiques durant tout le XIXe siècle. Dans le cadre de notre étude, nous nous limiterons à exposer brièvement quelques manifestations de cette influence sur quelques grandes figures du romantisme musical.

Poussés par une grande admiration pour l’art de J.S. Bach, des compositeurs comme Schubert, Schumann ou Brahms, ont ressenti le besoin d’approfondir et d’enrichir leur style à travers ses compositions. Les œuvres inspirées de l’art de Bach ne pouvaient refléter que la vénération que les compositeurs romantiques avaient pour ce dernier.

‘«  La façon dont Bach fait émerger les voix l’une après l’autre de la masse sonore devait avoir une influence déterminante sur les romantiques, Schumann et Chopin en particulier. »2 9

Schumann ne manquait aucune occasion pour écouter les œuvres de Bach, et il considérait l’œuvre du Cantor comme son pain quotidien ; il eut recours aux œuvres de Bach pour découvrir de nouveaux horizons et pour élargir sa connaissance du contrepoint. Ses œuvres se révèlent habitées par l’esprit romantique, mais l’influence de J.S. Bach, que nous pouvons constater à travers ses Préludes en forme de canon pour piano à pédalier, op.56, ses Quatre fugues, op.72, ses Sept pièces en forme de fuguette op.126, montre que son rapport avec l’œuvre du passé ne concernait pas la dimension historique de l’œuvre : ce n’était pas un simple rapport de référence, c’était aussi un rapport de forces ; l’art baroque, mais surtout l’art de J.S. Bach, avait pour les romantiques allemands une signification qui va au-delà de la forme pour toucher à l’expression du sublime, de l’absolu .

Des œuvres comme les Six préludes et fugues op.35, les oratorios de Paulus, Elias ou Christus de Mendelssohn, reflètent également un profond attachement à une filiation découlant de l’art de Bach ou de Haendel. Liszt à son tour montra son intérêt pour l’œuvre de Bach, à travers un regard profondément religieux ; il écrivit plusieurs œuvres inspirées des thèmes de ce dernier, et lui rendit hommage à plusieurs reprises, comme dans ses Préludes et fugues sur le nom de Bach, pour orgue ou dans diverses transcriptions de son oeuvre. En soulignant le caractère mystique de Bach, Liszt allait à la recherche de toute musique religieuse, cela fut pour lui une importante source d’inspiration. Chopin à son tour a su utiliser certaines données de la musique de Bach, alliées à certains éléments issus de l’opéra italien, au service de son désir d’expression. Nous pouvons repérer cette influence dans des œuvres comme l’Étude en do dièse mineur, op.25, n°7, ou bien le mouvement lent de la Sonate pour piano en si mineur, op.58. « Au cœur du style de Chopin, il y a un paradoxe : l’improbable combinaison d’une polyphonie richement chromatique s’appuyant sur une connaissance approfondie de Jean-Sébastien Bach et d’un sens de la mélodie allié à un art de soutenir la ligne mélodique directement issu de l’opéra italien. Or, le paradoxe n’est qu’apparent et on ne le ressent jamais comme tel à l’écoute de sa musique. Le style de Chopin réalise une synthèse parfaite de ces deux influences qui tirent l’une de l’autre une puissance expressive nouvelle. »3 0

Quant à Brahms, l’influence des œuvres du passé sur ses compositions et sur sa vie musicale, fut indéniable. Il était sans doute un des compositeurs romantiques les plus attachés et les plus fascinés par le patrimoine musical ancien : « Il est vrai que, dans ses mélodies audacieuses, ses harmonies compliquées, ses rythmes variées et ses expériences occasionnelles en matière de forme, on découvre de nombreux traits annonçant l’avenir. Mais dans l’ensemble, Brahms se servait moins des libertés modernes que des contraintes auxquelles l’engageait son attachement aux principes du passé. Son intérêt pour les objets anciens allait beaucoup plus loin que chez n’importe lequel des autres grands maîtres de la musique. »3 1

Et ce n’est pas tout, Brahms posséda une grande collection de manuscrits anciens qui constitua sa bibliothèque musicale, citons, par exemple, le recueil des Chorales de J.S. Bach publié en 1765, ainsi un exemplaire manuscrit de l’Art de la Fugue, à côté de nombreux travaux musicologiques : « Il possédait les œuvres des plus grands musicologues, depuis Fux, Forkel et Mattheson jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans sa collection musicale, les grands maîtres du passé étaient représentés par de précieux manuscrits originaux, les premiers tirages de valeur et, souvent même, des éditions compètes. Il possédait des œuvres de tous les styles, du XVIe au XVIIIe siècle, et avait même copié la plupart d’entre elles dans les bibliothèques publiques […] il préparait de nombreuses révisions critiques et de nouvelles éditions d’œuvres anciennes – ce qui est un cas unique chez un artiste de son importance. »3 2 . Quelques autres partitions de valeur étaient également annotées et datées de sa main : « Un recueil d’Orlando de Lassus, la Messe du Pape Marcel de Palestrina. Le Slave Regina de Rovetta et un Gloria de Palestrina. On a également retrouvé des esquisses de Brahms lui-même pour une messe a cappella d’une écriture canonique qui frappa beaucoup son ami Grimm. »3 3

Nous constatons que, pour chacun de ces compositeurs, la recherche tournée autour les œuvres du passé avait comme genèse une recherche personnelle. L’œuvre du passé était une source d’inspiration, certes, mais ce que le compositeur romantique tirait de cette œuvre ne consistait qu’en éléments enrichissant son propre langage, éléments élaborés et travaillés dans un sens bien défini. Le fondement du rapport avec l’œuvre du passé allait pour eux au-delà de la recherche historique, pour toucher à de nouveaux éléments constitutifs dans leur quête d’un langage.

Notes
2.

9 ROSEN, Charles, La génération romantique, op. cit., p. 24.

3.

0 ROSEN, Charles, op. cit., p. 435.

3.

1 GEIRINGER, Karl, Brahms sa vie, son œuvre, op. cit., p. 287.

3.

2 Ibid., p. 287.

3.

3 ROSTAND, Claude, Johannes Brahms, Paris, Arthème Fayard, 1978, p. 172.