4.2.5 La musique du passé dans la pratique et la conscience romantique.

Dans son article intitulé « Éditions critiques des musiques du Moyen Âge et de la Renaissance », Margaret Bent écrit : «  La musique ancienne était presque jamais retranscrite en notation moderne, et ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que Martini, en Italie, transcrivit des pièces de la Renaissance pour donner des exemples de contrepoint, et que les historiens de la musique Charles Burney et John Hawkins offrirent quelques exemples de musique ancienne dans les deux histoires de la musique rivales qu’ils publièrent simultanément en 1776. »3 4. Cela peut probablement expliquer le carctère fragmentaire des tentatives qui tendaient dans la première moitié du XIXe siècle à retrouver des liens avec la musique d’autrefois. Par ailleurs, malgré que certains répertoires continuèrent d’être joués comme les madrigaux anglais et la musique d’église de l’après-Réforme, une grande partie des œuvres du passé étaient encore vouée à l’oubli et « Les bases d’une compréhension des styles, préalable obligé d’une édition respectueuse et d’un jugement sensé, faisaient défaut. »3 5

Dans son article intitulé « Rameau à Paris au XIXe siècle », Danièle Pistone fait le constat de cette absence de connaissance au début du XIXe siècle, même en ce qui concerne les œuvres des compositeurs les plus vénérés en France :

‘«  S’il est vrai que le Dardanus chanté au début des années 1800 avait pour auteur Sacchini et non Rameau, s’il était alors inconcevable de chercher à présenter au public un ouvrage scénique de ce dernier sans d’importantes retouches, voire de complets remaniements, si les musiciens de la première moitié du XIXe siècle n’entendirent sans doute pas grand-chose de son œuvre, son nom était cependant fort loin d’être tombé dans l’oubli. »3 6

On comprend donc qu’au début du XIXe siècle, la pratique du répertoire ancien ( mises à part quelques œuvres qui persistaient dans la tradition et dans quelques manifestations religieuses, ou bien dans de rares concerts « historiques »), n’était pas encore d’actualité. Et si les compositeurs romantiques ont pu tirer profit des œuvres qui étaient à portée de leur main ou bien de découvertes faisant suite à des initiatives personnelles, l’exécution de la musique du passé demeurait, en ce début de siècle relativement rare, dépeinte d’une certaine méconnaissance. Mais, cette pratique, renforcée ensuite par le développement des recherches musicologiques, était imprégnée par d’idéal romantique, lequel tirait l’œuvre d’autrefois de son contexte pour l’intégrer à celui du XIXe siècle. « Les romantiques portèrent un intérêt mêlé de nostalgie et d’idéalisation à l’architecture des siècles passés, au point d’en faire des reconstitutions parfois discutables… »3 7

Ne pourrait-on appliquer l’idée exprimée par Penin, à la reconstitution par Mendelssohn de la Passion selon st Matthieu de Bach ?

‘« …Bach est arraché au cadre de l’église et de la liturgie, et transplanté dans la salle de concerts. Détachée du plan culturel, la participation intime à sa musique prend le caractère d’une simple émotion vaguement religieuse, pour ne plus être enfin qu’un événement d’ordre purement artistique. Et nous ne parlons pas des coupures, altérations et dérangements de toute sorte qui lui furent infligés au cour de sa résurrection à commencer par l’exécution de la Passion selon saint Matthieu dûe aux soins de Mendelssohn… »3 8

Il semble que l’exécution de la Passion selon saint Matthieu, donnée en 1829, ait été un point de départ pour un véritable questionnement sur la nature de l’œuvre antérieure. Ce premier pas effectué par Mendelssohn s’ajoutait à vrai dire à divers travaux historiques qui favorisèrent la redécouverte de nombreuses œuvres anciennes jusque là vouées à l’oubli, en amorçant l’éclosion d’une nouvelle connaissance du répertoire ancien. Cette nouvelle tendance « historique », clairement affirmée à partir de la deuxième décennie du XIXe siècle, et qui prend racine dans les premiers signes de fascination pour l’antiquité à la fin du XVIIIe siècle, a contribué à créer le « goût » pour l’histoire antique pour l’ensemble des périodes anciennes.

‘«  L’une des caractéristiques du siècle dernier fut ce mouvement de curiosité nostalgique qui le porta vers la découverte et le goût des choses du passé dans tous les domaines. Venant après le refus de l’héritage et la rupture dans les traditions qui marquèrent la fin du classicisme et le début du romantisme, cet engouement pour toute l’antiquité traduisait sans doute l’aspiration profonde d’une humanité quelque peu désemparée à la recherche de ses origines. »3 9

Ce développement de l’approche historique de la musique reflète en partie la montée en puissance de la question nationaliste, que nous avons évoquée plus haut. Chaque paye intensifie les recherches sur « sa » musique ancienne, comme sur sa musique traditionnelle et ses chants populaires, pour trouver son identité, pour affirmer son sentiment patriotique et sa spécificité au plan musical et idéologique, ainsi que pour manifester le sentiment profond d’une religiosité naissante. « Au XIXe siècle, l’avènement de l’historicisme qui, en Allemagne et en Italie, faisait partie intégrante d’une quête d’identité nationale après la guerre napoléonienne, se mêlait en Angleterre à une tradition solidement établie de curiosité pour l’Antiquité. Ce mouvement finit par gagner la France et l’Espagne. Dans tous ces pays, ces tendances s’alliaient au renouveau du sentiment religieux, catholique ou protestant, qui allait fortement influencer les domaines musicaux. »4 0

Le début d’une véritable inclination pour l’histoire, associée à une nouvelle forme de liberté dans la presse, la collaboration des instituts religieux et les interventions des érudits intéressés par l’histoire de l’art en général, sont autant d’éléments qui ont favorisé une recherche musicologique sérieuse sur l’œuvre du passé et sur la nécessité de l’introduire d’une manière active dans la vie musicale. Bon nombre d’humanistes tentèrent de revisiter le passé dans une nouvelle perspective, en portant un regard complètement différent sur des jugements parfois « injustes » à propos de quelques épisodes de l’histoire. On commença à se débarrasser de quelques idées dévalorisantes concernant l’art du Moyen-Âge, de la Renaissance et même de la période classique, pour mettre en lumière la véritable valeur des œuvres d’art, dans leur rapport avec leur époque.

Au début du XIXe siècle, l’œuvre d’autrefois, surtout celle du premier baroque, n’avait que peu de présence : on jouait peu la musique de Monteverdi, celle de Vivaldi, ou de Purcell. Il était même difficile d’accéder aux manuscrits. Citant Berlioz, Plantinga commente : « il ne pouvait pas entendre, il ne pouvait même pas déchiffrer la partition de l’Oratorio de Noël, manuscrite et bien oubliée dans quelques bibliothèques d’Allemagne. »4 1

Grâce au développement de l’esprit historique, la musique d’autrefois commence à gagner sa place au sein du monde culturel et artistique du XIXe siècle. « Dans pratiquement toutes les grandes capitales musicales européennes, dès le début du XIXe siècle, les groupes d’amateurs éclairés, Kenner und Liebhaber, connaissaient les musiques de la fin de la Renaissance et de l’époque baroque, et certaines études riches et originales de cette musique avaient déjà été publiées. »4 2. L’émergence de la musicologie joue un rôle décisif dans la modification du rapport avec l’histoire de la musique et elle réorganise le rapport avec l’œuvre d’art dans ses aspects historiques.

‘« Au XIXe siècle, on saisit pour la première fois la musique comme un objet évoluant dans le temps, avec le temps. On élabore une chronologie, des périodisations, des repères, le plus souvent liés à certains compositeurs emblématiques. On évalue les œuvres en fonction de leur « modernité », selon un paradigme nouveau d’évolution. On écrit une histoire de la musique, c’est à dire un récit continu et cohérent, souvent téléologique d’ailleurs. »4 3

Dans les premiers essais musicologiques, la recherche sur l’histoire ne se séparait guère du présent. L’œuvre ancienne était abordée et estimée pour sa valeur ancienne mais aussi actuelle. C’est pour cette raison que l’historicisme musical de la période ne s’intéressait pas à toute œuvre du passé, mais seulement aux œuvres et aux compositeurs qui avaient pu marquer une rupture, un changement, une modification du langage. Le passé était appréhendé de façon symbolique, transposé dans le moment présent. « Le style fugué et la polyphonie se représentaient à l’homme du XIXesiècle comme un symbole du monde transcendant. » 4 4

Le grand « retour à Bach », déclenché après la représentation par Mendelssohn de la Passion selon saint Matthieu, fut sans doute un retour au passé, mais aussi un retour à une figure qui symbolise la libération des conventions et l’expression la plus sublime de la passion. « La "renaissance" de Bach à l’époque romantique désigne, pour l’essentiel la redécouverte de sa production chorale et un réajustement du regard porté sur sa technique : son art cessait d’être une simple référence pour l’écriture des fugues – ce qu’il avait été aux yeux de Mozart – et devenait un modèle pour l’art musical dans sa totalité. »4 5

On redécouvrit ainsi la musique de Tallis, de Byrd, de Palestrina, de Lassus, et leur musique fut progressivement jouée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, jouissant d’une grande estime de la part des musiciens et du public. L’œuvre d’autrefois côtoyait l’œuvre moderne, elle était ramenée au moment présent : c’est le grand bienfait que les romantiques ont pu offrir avant toute autre chose à la musique du passé. « C’est le XIXe siècle qui va faire perdre à la musique ce caractère toujours fugitif. L’œuvre musicale va cesser alors de s’évanouir avec la résonance de son dernier accord et de disparaître avec le compositeur… »4 6

En effet, pendant presque trois siècles, les œuvres musicales demeurèrent des phénomènes généralement très éphémères ; une fois l’œuvre composée, elle était donnée au public, puis on passait à autre chose, à une nouvelle œuvre. Au XVIIIe siècle, le public, même s’il connaissait quelques grands chef-d’œuvres joués de temps en temps dans des circonstances particulières, ne ressentait pas forcément le besoin de réécouter les œuvres des générations précédentes, ni même les œuvres modernes déjà jouées. La musique était surtout création et cela concernait autant les opéras que la musique instrumentale.

‘« Les opéras, en particulier étaient composés puis oubliés après quelques représentations seulement. Il est significatif que, même dans une institution aussi traditionaliste que l’Opéra de Paris, les reprises au début du XVIIIe siècle d’œuvres de la fin du XVIIe n’aient pu se faire sans modernisation et sans d’importantes révisions. » 4 7

Au début du XIXe siècle, on donnait de temps en temps quelques oratorios de Haendel, quelques symphonies de Haydn (surtout en Angleterre). Cela répondit à l’initiative de quelques musicologues, tels François Fétis à Paris, Carl Von Winterfeld à Berlin et Raphael Kiesewetter à Vienne. Si jusque là « Chaque génération édifiait sa musique sur le silence des générations précédentes. Chacune effaçait l’autre : non par mauvais sentiment, par volonté de détruire, mais tout simplement par l’oubli. C’est pourquoi la musique a toujours été moderne. Il n’y avait pas, il n’y a jamais eu de musique ancienne. »4 8, l’intervention des sciences musicologiques et l’influence des publications et des réflexions sur la musique d’autrefois, développées au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, ouvrirent une nouvelle page de l’histoire de la musique, permettant de faire revivre l’œuvre du passé et de faire naître une conscience d’ordre scientifique, fondée sur la connaissance historique. La musicologie allait jouer son rôle sur différents plans : elle allait faire redécouvrir tout un répertoire, grâce notamment aux biographies, elle allait permettre de revisiter l’histoire du répertoire et l’histoire des compositeurs. Elle allait, surtout, mettre en place un ordre, créer des points de repère permettant aux musiciens et aux connaisseurs de se situer par rapport à l’œuvre et à son époque, mais également par rapport à son interprétation.

Notes
3.

4 BENT, Margaret, « Editions critiques des musiques du Moyen Âge et de la Renaissance », op. cit., p. 988.

3.

5 Ibid., p. 988.

3.

6 PISTONE, Danièle, « Rameau à Paris au XIXe siècle », Jean-Philippe Rameau, Actes du colloque international organisé par la société Rameau, Dijon, 21-24 septembre 1983, textes réunis et publiés par Jérôme De La Gorce, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, p. 130.

3.

7 PEININ, Jean-Paul, Les baroqueux ou le musicalement correct, Paris, Gründ, 2000, p. 17.

3.

8 EINSTEIN, Alfred, op. cit., p. 95.

3.

9 GEOFFROY-DECHAUME, Antoine, Les secrets de la musique ancienne : Recherche sur l’interprétation  XVI e ,XVII e, et XVIII e siècles, Paris, Fasquelle, 1960, p. 7.

4.

0 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », in : Musique, une Encyclopédie pour le XXI e siècle, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, TomeII, Paris, Actes sud, 2004, p. 1071.

4.

1 PLANTINGA, Leon, La musique romantique, le XIX e siècle de Beethoven à Mahler, Pais, édition critique de J.-C.Lattès, 1989, p.74.

4.

2 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », op. cit., p. 1071.

4.

3 LETERRIER, Sophie-Anne, op. cit., p. 13.

4.

4 Ibid., p. 82.

4.

5 ROSEN, Charles, La génération romantique, op. cit., p. 27.

4.

6 BEAUSSANT, Philippe, Vous avez dit baroque ? Arles, Actes Sud, 1988, p. 77.

4.

7 PLANTINGA, Leon, La musique romantique, le XIX e siècle de Beethoven à Mahler, op. cit., p. 30.

4.

8 BEAUSSANT, Philippe, op. cit., p.75.