4.2.6 Rôle de la musicologie dans l’intégration de la musique du passé à la tradition romantique.

En1800, cinquante ans après la mort de J.S.Bach, parurent trois éditions complètes du Clavier bien tempéré, à Leipzig, à Zurich et à Bonn. Un an après, paraissent les sonates pour violon et des pièces d’orgue du Cantor, toujours à Zurich et Bonn, mais aussi à Vienne et à Paris. La même année, Johann Nikolaus Forkel publie la première biographie de Bach, référence qui a marqué ce début du XIXe siècle : un véritable « retour à Bach », déclenchant plus tard une vaste mobilisation visant la redécouverte de tout le répertoire ancien. Mais la première représentation de la Passion selon saint Matthieu, donnée en 1829 sous la direction de Mendelssohn, reste sans doute l’événement le plus marquant de la scène musicale de l’époque, ayant des répercussions considérables au sujet de la musique du passé en général : « Le XIXe siècle a été l’âge de l’archéologie musicale, et la Passion selon saint Matthieu en a été la première grande exhumation. »4 9

Dans le cadre de cette « archéologie musicale », développée partout en Europe et surtout en Allemagne, là d’où la musicologie est originaire et là où en premier lieu occupe une place considérable, les écrits, les publications et les ouvrages consacrés aux compositeurs des siècles précédents ne cessent de se multiplier. La musicologie allemande fut alors un modèle et un exemple en Europe, grâce à la quantité des travaux et grâce à la qualité remarquable de ces travaux. Suite à la publication de sa fameuse biographie sur Bach en 1801, Forkel fait paraître en 1826 une étude sur Palestrina, qui reflète la véritable fascination qu’éprouvent par les historiens et les érudits allemands pour l’Italie et l’art italien. Carl Von Winterfeld publie en 1832 sa propre étude concernant Palestrina, et en 1836, il en publie une autre sur Gabrieli et l’école vénitienne. Plus tard Robert Eitner, autre figure importante de la musicologie, donne, entre 1867 et 1869, plusieurs ouvrages invitant à revisiter l’histoire et la théorie des œuvres du passé, comme le Monatshefte für Musikgeschichts, les Älterer praktischer und theoretischer Musikwerke, ainsi quenombreuses biographies musicales. Les travaux musicologiques développés avec profusion au cours du XIXe siècle en Allemagne, par ces historiens et musicologues et par d’autres comme Hermann Kretzschmar, Johannes Wolf, Marius Schneider, ont contribué à une véritable sensibilisation à l’égard de la musique d’autrefois. En Autriche, un des plus remarquables partisans du retour à l’étude des œuvres du passé fut Raphel Georg Kiesewetter. Il publia en 1841 un essai sur l’histoire de la forme : Schicksale und Beschaffenheiten des weltliches Gesanges vom frühen Mittelalter bis zur Erfindung des dramatischen Styles und den Anfänger der Oper.« Destins et personnalités du chant laïque du début du Moyen Âge jusqu'à l'invention du style dramatique et les débuts de l'Opéra ».

En Grande-Bretagne, les activités musicologiques n’étaient pas moins abondantes, d’autant que dans ce pays conservateur, la musique du passé occupait depuis longtemps une place importante dans la vie musicale ; vers 1812 J.J.Smith édita un Musica antiqua en deux volumes, contenant cent quatre-vingt-dix pièces du XIIe au XVIIIe siècle. Christian Ignacius Latorbe publia, entre 1806 et 1825 les Selections of Sacred Music, en six volumes : un travail qui inclut peu d’œuvres anciennes mais qui consacre une importante étude à Haendel et à ses oeuvres. Samuel Wesley publia en 1810, en collaboration avec K.F.Horn les Sonates en trio de Bach et, en 1813, la première édition anglaise du Clavier bien tempéré. Toujours en Angleterre, William Crotch publia, en 1808, un grand ouvrage en trois volumes consacré à la musique populaire, à la musique de la Renaissance et à certaines œuvres de Bach à Mozart, par ordre chronologique. L’ouvrage est intitulé : Specimens of various styles of music referred to in a course lectures red at Oxford and London and adapted to keyed instruments. « Les échantillons de différents styles de musique visés dans un cours magistraux rouge à Oxford et à Londres, et adaptés aux instruments à clavier ». En Italie, nous pouvons citer la fameuse biographie de Giuseppe Baini sur Palestrina en 1828.

En France, François-Joseph Fétis fut, un des plus importants historiens de la musique en France. Il fut l’un des premiers à sensibiliser le monde musical du XIXe siècle, en France et à Bruxelles, à la question de la musique du passé.

‘« Se situant dans le grand mouvement de promotion des études historiques et prenant appui sur les habitudes nées des travaux relatifs à l’indispensable restauration du chant grégorien, l’initiative des « Concerts historiques » devait remettre Rameau à l’honneur des auditions parisiennes puisque le 8 avril 1832, Fétis place dans la première de ces manifestations un chœur de Zoroastre. Sur la lancée de ce premier succès, le public manifesta dans les années suivantes un subit intérêt pour ce compositeur. »5 0

Grâce à sa position institutionnelle, Fétis a pu exercer un certain pouvoir sur l’orientation d’activités nombreuses autour de la musique du passé. En 1834 il publie sa Biographie universelle des musiciens, ouvrage qui reflète sa grande connaissance historique de tout ce qui était publié, archivé, imprimé auparavant. À la publication de cet ouvrage s’ajoutent ses initiatives dans la presse, et en 1835 il va animer la Revue et Gazette musicale de Paris. En 1830, en tant que directeur du conservatoire du Bruxelles et maître de chapelle du roi, Fétis va se signaler par l’organisation de différents concerts historiques donnés sous sa direction. En 1894, Charles Bordes publie son Anthologie des maîtres religieux et en 1898, Michel Brenet en publie une autre consacré à Goudimel. Plus tard, les travaux historiques de musicologues tels que: Romain Rolland, Henri Quittard, Lionel de La Laurencie et Albert Schweitzer ont participé également à l’éveil d’une nouvelle connaissance des œuvres du passé.

À côté des nombreux ouvrages publiés sur les compositeurs anciens, le mouvement de publication d’éditions complètes de musique du passé s’élargissa considérablement : En Allemagne, la constitution de la Bach Geselleschaft relève d’un grand projet préparant entre 1831 et 1899 la publication des œuvres complètes de Bach. Dès 1860, deux autres projets sont lancés concernant la publication des œuvres complètes de Haendel, à Leipzig puis à Hambourg, et celles de Palestrina à Leipzig entre 1862 et 1907. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, cette démarche éditoriale prend une énorme ampleur afin de faire connaître des œuvres de moins en moins connues et afin de mettre en lumière d’autres compositeurs, indice supplémentaire de l'amplification et de l’élargissement de la recherche concernant l’ancien.

Citons la parution des œuvres complètes pour clavier de Couperin à Londres en 1888, celles de Palestrina entre 1862-1907, celles de Roland de Lassus entre 1894 et 1927, celles de Corelli en 1891, de Schütz entre 1885 et 1927, En France dix-huit volumes des œuvres de Rameau parurent entre 1895 et 1914 chez Durand, et d’autres projets menés au début du XXe siècle.

Désormais, existaient des éditions de référence, auxquelles compositeurs, musiciens et chercheurs faisaient recours pour pratiquer et analyser les œuvres du passé : en Allemagne, pour la musique de Bach, ce sont les fameuses éditions de la Bach Gesellschaft et les éditions de Hans Bischoff qui faisaient référence, ou les éditions des œuvres de Haendel par Chrysander et Seiffert. En Autriche, les éditions Denkmäler der Osterreichischer Tonkunst, en Angleterre The Virginal Book édité par Fuller-Maitland et Barclay-Squire. En France, l’édition de La Musique de la Renaissance française éditée par Expert, sans oublier, notamment, les éditions de la Société Internationale de Musique.

Plus on s’approchait du XXe siècle, plus les recherches dans le domaine se multipliaient ; les éditions, qui manquaient au tout début de fiabilité, déformées parfois par des ajouts ou des corrections extérieures, commencèrent à devenir plus critiques, à tenir compte de l’authenticité du texte, et à observer une plus grande fidélité envers le compositeur.

Notes
4.

9 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », op. cit., p. 1072.

5.

0PISTONE, Danièle, « Rameau à Paris au XIXe siècle », op. cit., p. 133.