4.2.7 L’adoption de la musique du passé par les institutions et les organisations.

À côté de ce grand mouvement de publications d’ouvrages théoriques et d’œuvres musicales, nous constatons également le développement d’une autre activité : la fondation de sociétés et d’organisations spécialisées dans le domaine de la musique ancienne, phénomène qui prend racine au XVIIIe siècle, mais qui joue au XIXe un rôle considérable pour la diffusion de la musique du passé.

Ces organisations, soutenues et appuyées par des initiatives individuelles, par les travaux des musicologues, ainsi que par certains conservatoires, vont porter le mouvement du renouveau de la musique du passé au XIXe siècle, en favorisant une démarche sérieuse, soucieuse de la formation des musiciens sur le plan historique.

En Allemagne, une des premières fondations fut la société Bach(Bach Gesellschaft) ; il y en eut ensuite plusieurs de ce type, comme celle de Anton Friedrich Jestus Thibaut, l’une des figures majeures de ce retour en Allemagne, qui créa à Heidelberg, en 1814 le Gesangverein, fondation spécialisée dans la musique vocale de différents compositeurs du passé tels Luis de Victoria, Palestrina, Lassus, Haendel et Bach et qui publia en 1824, un livre de référence intitulé Über Reinheit der Tonkunst, (Sur la pureté de l’art musical). En 1815, Riem, organiste à la cathédrale de Brême, fonde la Singakademie pour « cultiver la musique classique ancienne et moderne à l’exclusion de toute musique profane. »5 1 En Suisse, le prince de la Moskowa fonde la Société de musique vocale et classique, dont il partage la direction avec Niedermeyer en 1843. Cette entreprise, constituée surtout d’amateurs aisés, va s’investir dans la restitution d’œuvres qui appartiennent essentiellement à la musique sacrée ancienne, en excluant toute musique contemporaine. En 1870, F.X.Habrel fonde à Regensburg la Kirchenmusikschule, autre centre de la pratique de la musique du passé.

Comme nous pouvons le constater, la plupart de ces organisations cherchaient à faire revivre un répertoire ancien, mais surtout « religieux ». Cela nous semble très significatif, surtout en considérant que ces organisations ont assumé la plus grande responsabilité dans la diffusion de la musique ancienne.

‘« Niedermeyer et le mouvement cécilien se préoccupaient avant tout du renouveau spirituel et de la réforme de la musique liturgique. Terry (Richard) entretenait depuis longtemps déjà des liens très forts avec les bénédictins de Downside Abbey et, par leur intermédiaire, avec tout le mouvement bénédictin qui s’était donné pour objectif de réformer la musique d’église et de restaurer le chant grégorien. »5 2

Le retour à la musique du passé, à ce moment de l’histoire ( la deuxième moitié du XIXe siècle), n’étai-il pas en réalité volonté de renouer avec l’histoire de la religion ?

Pour étayer cette hypothèse, il nous semble important d’évoquer l’apparition des mouvements religieux qui ont contribué à ce mouvement de retour à l’ancien, tels le mouvement nazaréen en peinture et son équivalent en musique, le mouvement cécilien, qui s’est constitué dans quelques régions germaniques à la fin du XVIIIe siècle et dont l’existence se prolonge durant le XIXe. Ces mouvements, fortement influents, prônaient des idées radicales visant à la réforme de la musique catholique, en essayant de la libérer des influences théâtrales.

« Ces mouvements insistaient sur une exécution purement a cappella de la musique sacrée du XVIe siècle et sur une réduction de l’effectif pour l’exécution des œuvres de Haendel, effectif traditionnel très important en Angleterre, comme ailleurs en Europe pour mes concerts de musiques de Bach et de Palestrina ainsi que pour l’interprétation d’autres compositeurs de la Renaissance et du début du baroque. »5 3. En Autriche, telles différentes institutions suivaient la même ligne,  la Gesellschaft der Musikfreunde, (Société des amis de la Musique), fondée en 1812, joua un rôle important dans la diffusion de la musique sacrée en organisant des concerts consacrés uniquement à la musique ancienne.

La France, à vrai dire, semble avoir suivi plus tardivement cette démarche ; le développement d’une conscience musicale historique s’y manifeste plus tard vers la deuxième moitié du XIXe siècle. Le mouvement de retour au répertoire du passé doit alors, énormément comme nous l’avons écrit plus haut, aux travaux de François-Joseph Fétis, mais aussi à ceux de Bottée de Toulmon : ils fondent chacun sa propre entreprise pour élaborer tout un travail de classement des sources et de réorganisation de la chronologie des œuvres. Cependant, il nous semble que la démarche la plus remarquable, dans le domaine de l’organisation et l’institutionnalisation de la pratique de la musique du passé, fut celle de Vincent d’Indy, Charles Bordes et Alexandre Guilmant.

Ces trois hommes animés d'un même esprit et d'un idéal commun, sont les initiateurs d'un large mouvement consistant à remettre en honneur la musique religieuse grégorienne et palestrinienne. Leur démarche est partie d’abord de la tribune de l’église Saint-Gervais. En collaborant avec le chœur de l’église, leur intérêt était de mettre en avant et de diffuser le répertoire religieux de la musique ancienne partout en France. Bordes, engagé au service de la propagation de la musique religieuse, crée sa propre maison d'édition et publie, nous l’avons noté plus haut une Anthologie des maîtres religieux qui fait autorité. En 1894, les trois hommes coopèrent avec quelques personnalités religieuses et lancent le projet de fondation de la « Société de propagande pour la divulgation des chefs-d'œuvre religieux », appellation remplacée plus tard, sur l’initiative de Bordes, par celle de Schola Cantorum. Avec cette fondation les trois hommes concrétisent leur idéal, et la Schola Cantorum devient centre de musique religieuse en France, en concurrence avec l’école Niedermeyer. Le projet a comme objectif de cultiver la musique religieuse ancienne, en encourageant le retour à la tradition pour son exécution. L’activité de l’école va s’étendre pour former de nouveaux élèves et pour favoriser toute activité en rapport avec le répertoire religieux ancien.

Nous sommes alors au début du XXe siècle, et le regard porté sur la musique du passé commence à subir quelques mutations. L’engouement pour cette musique prend de l’ampleur. Les concerts de musique du passé se multiplient et l’intérêt porté aux œuvres du passé prend une tournure plus sérieuse, plus organisée de la part des chercheurs et des différentes institutions responsables du développement de ce répertoire. La musique du passé intéresse de plus en plus, on l’interprète avec le plus grand enthousiasme. Le répertoire ancien, est adopté par de grands interprètes de l’époque.

Nonobstant cet intérêt grandissant, il faut noter que même dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’idée dominante était de considérer l’histoire de la musique comme évolutionniste, progressant constamment vers la perfection. La pratique et l’interprétation du répertoire du passé étaient marquées par cette idée et se montraient encore imprégnées du regard romantique et des traditions interprétatives du XIXe siècle.

Notes
5.

1 LETERRIER, Sophie-Anne, op. cit., p. 151.

5.

2 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », op. cit., p. 1078.

5.

3 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », op. cit., p. 1077.