5. Constatations.

Pour conclure ce chapitre, il nous semble donc nécessaire d’insister sur l’importance de la période romantique, durant laquelle le mouvement d’enthousiasme historique a pris des proportions considérables. Les raisons qui ont conduit les romantiques sur le chemin du retour à la musique du passé sont sans doute nombreuses, comme nous avons tenté de le montrer. Ce qui intrigue, c’est la contradiction inhérente au rapport avec la musique du passé, contradiction qui se dévoile au fur et à mesure que nous avançons dans son étude. L’attitude romantique face à l’œuvre du passé présente différentes facettes.

Au premier abord, le retour à la musique du passé se montre intuitif, révolutionnaire, nostalgique, ayant comme ambition de retrouver un monde habité par le rêve, le lointain et le fantastique. Mais en même temps, le XIXe siècle fut celui de l’éclosion des sciences historiques, entre autres la musicologie. L’essor des recherches musicologiques donne à ce rapport une identité autre, tout à fait contraire à la subjectivité romantique ; une identité fondée sur une certaine objectivité sur la réalité puisée aux données historiques, et opposée à la notion de rêve. Si les compositeurs, en tant que créateurs (malgré leur intérêt pour les recherches musicologiques), ont pu échapper à l’emprise du nouvel ordre imposé par le développement de cet historicisme, cela ne fut pas forcément le cas pour le reste du monde musical.

Il nous semble que le rapport avec la musique du passé a subi un véritable basculement, à partir de l’instinctif, du sentimental et presque de l’irrationnel, vers une autre relation, fondée sur une science qui tend à établir un ordre et à organiser les données pour mieux cerner l’œuvre artistique en général, et l’œuvre musicale en particulier. La fascination dont les romantiques témoignaient pour les polyphonies anciennes, le chant grégorien et la musique sacrée, en ce sens que l’ancien représentait pour eux, le commencement, la pureté, et la transcendance, cette fascination va, pensons-nous, changer de perspective. La musique du passé va perdre, au sein d’une organisation sélective, son aspect purement transcendant. L’intérêt pour les concerts « historico-religieux » montre un certain attachement à une sorte de tradition perdue, qui ne cache pas ses liens intimes avec le retour aux notions religieuses, mais aussi à l’appartenance nationale. L’attitude romantique face à l’œuvre du passé oscillait donc entre deux pôles : une attitude novatrice, qui est née au contact des premières découvertes de ce répertoire, porteuse d’un regard frais et presque étonné sur la fonction spirituelle de l’œuvre du passé et sur sa dimension purement musicale, et une autre plus conformiste, qui va mettre la musique du passé au service d’autres ambitions.

Sachant que les plus grandes initiatives dans le domaine de la résurrection de la musique ancienne étaient menées par des érudits et grâce à l’appui des élites, nous nous demandons si la musique du passé n’était pas alors devenue le centre d’intérêt d’une certaine catégorie d’intellectuels ? À la fin du XIXe siècle, pouvons-nous déjà parler d’un certain clivage entre tradition, passé, et présent, comme entre deux mondes différents ?

‘« Dans la musique profane comme dans la musique sacrée, les années 1840 voient converger les entreprises de restauration, de ressourcement de la musique moderne dans la tradition et dans l’histoire. Tandis que la réforme liturgique se fixe pour priorité de retrouver l’antique pureté du plain-chant pour le faire chanter aux paroissiens, la société vocale et classique du prince de la Moskowa met Palestrina à la mode dans la société élégante. Le goût de la musique ancienne devient un critère de distinction sociale, même en ce qui concerne le répertoire populaire. » 5 8

La musique du passé à la fin du XIXe siècle va jouer son rôle sur le plan musical, mais aussi sur le plan social, et ce rôle va se dessiner plus précisément au XXe siècle, dans un mouvement qui se nomme le « mouvement de retour à la musique ancienne » .

Notes
5.

8 LETTERIER, Sophie-Anne, op. cit.,p. 143.