Chapitre III
La musique ancienne et le XXe siècle

1. Le XXe siècle et le passé musical.

1.1 Généralités.

Nous avons essayé dans le chapitre précédent d’évoquer, à travers différents aspects, le rôle et l’influence de la musique du passé sur le monde musical des XVIIIe et du XIXe siècles, afin de cerner le rapport de continuité établi entre musiciens, compositeurs et musicologues et héritage ancien. Nous allons poursuivre cette étude pour aborder ce sujet à propos du XXe siècle. Pour cela, il nous semble nécessaire de nous arrêter brièvement à l’histoire musicale de ce siècle, qui révèle une relation aussi complexe que problématique avec la notion de la continuité historique, et qui la remet peu ou prou en cause. Il s’agit d’un sujet très vaste que ne nous pourrons étudier en détail, en ce qui concerne la modification profonde du regard porté sur l’histoire de la musique, suite à la naissance d’un mouvement d’avant-garde, au début du siècle. Mais nous allons tenter tout de même d’envisager quelques aspects significatifs, qui pourront nous guider dans notre recherche et nous permettre de préciser tant soit peu la relation existant entre le musicien moderne et le passé musical. Ce qui nous frappe, tout d’abord, c’est le constat que l’histoire du XXe siècle recèle, dans ses différentes étapes, une telle diversité de conceptions et de courants, lesquels n’ont cessé de se développer et de s’affronter, dans des contextes politiques, sociaux et esthétiques toujours différents. «  Dans ce siècle où les mouvements, tendances et « retours à » de toutes espèces ont bouillonné, fulgurants ou dolents, il est difficile d’en avoir une vue d’ensemble claire et exhaustive. Le regard sur notre époque gagne en immédiateté ce qu’il perd en distance ; on ne peut sortir de ces prémisses. En outre, la musique, inéluctablement plus liée qu’on ne le pense à sa contemporanéité, par mille fils invisibles, comporte bon nombre d’indéterminations, de valses hésitations, relève du monde de la différence : les questions qu’elle pose ressortissent plus à l’esthétique qu’à l’histoire. »1

Si nous nous interrogeons sur les raisons de cette diversité et de cette complexité, nous nous trouvons face à divers facteurs ayant chacun joué un rôle. Le monde moderne subit au XXe siècle de grands changements d’ordre économique mais aussi éthique : l’intervention de la machine, le développement de l’industrie, l’épuisement des principes et des fondements sociaux traditionnels, la montée de différents courants idéologiques, la succession de deux guerres mondiales bouleversant en profondeur les sociétés européennes, et beaucoup d’autres éléments, ont contribué à un ébranlement général, générant des répercussions aussi différentes que contradictoires. Les interactions entre les courants idéologiques et les courants artistiques semblent particulièrement intéressantes dans notre perspective. Entre acceptation et dénonciation, l’artiste se positionne en tant que transmetteur de message : la recherche de la rupture, de l’innovation et de nouvelles formes d’expression croise d’autres démarches visant à renouer avec les points de repère d’un passé plus rassurant.

‘« À y regarder de près, il est évident que les moments d’invention, de révolution ou de rupture, si caractéristiques du XXe siècle, voisinent ou alternent avec des phases de prolongation ou de retour à des styles du passé… Les exigences avant-gardistes peuvent coexister avec l’hédonisme. »2

On comprend que le monde moderne oscille entre le besoin de la rupture et celui du retour à l’ordre du passé. Cette opposition entre deux orientations va générer, d’une part, une sorte de modification du regard porté sur la fonction et le rôle du passé dans le processus de création et, annoncer, d’autre part, un interminable conflit entre les idées progressistes des avant-gardes et celles des partisans de tous les retours.

‘« Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, le paysage musical a complètement changé du point de vue sonore, esthétique, idéologique et économique. La musique du XXe siècle a représenté un bouleversement profond, non seulement en raison des changements stylistiques qu’elle a connus de Debussy à Boulez (symboliquement) par rapport à la tonalité classique, mais aussi, parce que le « longue marche » de la modernité musicale n’a pas abouti à la stabilité d’un nouveau langage musical universel. Elle a au contraire provoqué de nouvelles attitudes compositionnelles qui se définissent et se construisent en réaction contre elle. »3

La coexistence de ces deux attitudes artistiques, paradoxales dans le fond, n’est que la manifestation de la tension qui règne dans le monde musical du XXe siècle, suite à une rupture réelle et perceptible avec un langage musical prenant ses racines depuis le XVIIe siècle. Les essais des premières avant-gardes, reçus avec prudence et dans la controverse, donnaient la forte impression de tourner très vite la page de tout le passé de la musique occidentale, et d’aboutir à un bouleversement total de part et d’autre de la première guerre mondiale. Ce qu’on l’a mal compris, dans ce moment de l’histoire de la musique moderne, c’est que la démarche de cette génération d’avant-garde était portée par la volonté de remplacer le rapport conventionnel au passé par un autre, qui reposait sur une nouvelle forme de compréhension de l’histoire. C’était la volonté d’aller au-delà de la référence historique, et de s’en détacher.

La nouvelle pensée était en quête d’autres termes et d’autres solutions pour désigner et traiter différemment le matériau musical, la forme et l’expression, en essayant d’aller au-delà de toute norme. Elle a engendré une multitude de courants et de tendances, sans créer un langage unique propre à l’époque, comme cela avait été le cas des siècles précédents : la diversité est grande, de Debussy (La mer 1905) au Sacre du printemps de Stravinski (1913), à la nouvelle école de Vienne ( Schönberg, Berg, Webern), à la musique de Messiaen (Mode de valeurs et d’intensités 1949), et de l’école sérielle de Darmstadt (Maderna, Nono, BoulezStructures 1951 et Stockhausen), à l’école de la musique concrète (Schaeffer) et éléctroacoustique, de Varèse à Berio, à Ligeti, à l’aléatoire de John Cage, ou à l’art des bruits des futuristes ( Russolo).

Or, au côté de ces courants totalement novateurs, d’autres existaient avec de tendance néotonale, ou néoclassique : le Groupe de six, Prokofiev, Britten, Henze, sans oublier Stravinski de la période néoclassique (Oedipus rex, 1927) .

‘« Ce XXe siècle […], aura été celui de la coexistence de la diversité des tendances. Le Troisième Concerto pour piano de Rachmaninov et Erwartung de Schönberg datent tous les deux de 1909 ; la Symphonie classique de Prokofiev et les douze Etudes de piano de Debussy de 1915 ; Puccini complète son triptyque avec Gianni Schicchi en 1918 au moment où Stravinski écrit L’Histoire du soldat ; Intégrales de Varèse (1925) précède d’un an le Turandot de Puccini ; et Richard Strauss clôt sa carrière (et le néo-romantisme) avec les Vier letzte Lieder de 1948, l’année où Boulez écrit Le soleil des eaux et a déjà derrière lui sa Première Sonate pour piano (1946). »4

Nous nous attacherons dans ce chapitre à ce que nous appelons «  le climat musical » du XXe siècle, dans ses trois premières décennies surtout ; c’est en effet la période qui a donné les premiers signes du clivage entre deux clans : l’un, qui défend cette « nouvelle pensée » et l’autre qui s’y oppose et manifeste son attachement à un rapport classique à la création et à la pratique musicale. Les deux attitudes sont fondées chacune sur des éléments d’esthétique particuliers, mais aussi sur un rapport spécifique avec le passé et la tradition musicale. Chacune suppose un regard différent sur la nature de ce rapport. Au sein du foisonnement propre à l’époque, les deux positions perdurent et perdureront jusqu’à la fin du siècle. Si nous avons fait le choix de consacrer une partie de notre travail, au « climat musical » du début du XXe siècle, c’est parce que nous considérons que ces débuts paradoxaux et conflictuels reflètent un état d’esprit toujours présent, un état d’esprit partagé entre la volonté de retour à l’histoire, dans une perspective de restitution, de reproduction, et la volonté de trouver dans les données du passé les moyens qui permettent de construire l’avenir.

Or, le phénomène du retour à la musique ancienne au XXe siècle, ses répercussions sur la conception de l’œuvre musicale du passé et son exécution au XXe siècle, plus précisément ce que nous appelons le « mouvement baroque », nous semblent entretenir des rapports avec ce « climat musical ». Le courant de retour à la musique ancienne, «  le mouvement baroque » pourrait être un des résultats concrets des différentes réactions développées au cours du siècle en réponse, et pourquoi pas en opposition, à son caractère « trop » avant-gardiste.

Et même si les débuts d’un véritable retour à la musique du passé datent du XIXe siècle, c’est bien au XXe que s’est réellement dessinée la distinction entre la musique du passé, la « musique ancienne », et la musique moderne, sur le mode de la rupture. En effet, c’est le XXe siècle qui a engendré un retour au passé non seulement musical, mais aussi dogmatique et idéologique. Et ce courant s’inscrit à son tour dans l’histoire du XXe siècle, comme un courant original qui s’oppose radicalement à la nouvelle pensée, dans la contestation de la notion du progrès. De là, nous nous permettons de dire que l’apparition du mouvement baroque, à côté du néoclassicisme (phénomène qui, d’ailleurs, n’a pas duré très longtemps), a crée une sorte de contrepoids, d’équilibre face à ce sentiment général de « perte », pour annoncer la retrouvaille nostalgique avec un passé reconstruit, ressuscité et reproduit à la lettre.

Ainsi, l’apparition de ce mouvement représenterait-elle, d’une part, une nécessité, du fait de son rôle modérateur, mais, également, une autre manifestation de rupture, selon d’autres modalités, en se démarquant d’une tradition, peu lointaine, qui est celle du romantisme et du post-romantisme. Le mouvement baroque se développe parallèlement aux nouvelles pensées du XXe siècle. Vers les années 1980, sa place sur la scène musicale n’est plus négligeable. Il répond de plus en plus à une forte demande d’un large public, mais aussi de bon nombre de musiciens, parfois incapables de répondre aux exigences de la musique contemporaine. Si le mouvement d’avant-garde a contribué à une profonde mutation du rapport au passé musical à travers la composition, l’idéologie baroque, qui se cristallise au cours de la deuxième moitié du XXe siècle joue un rôle non moins important dans le renouvellement et la modification de ce rapport, dans le champ de la pratique et de l’interprétation.

Pour pouvoir accéder à l’analyse des débuts de retour à la musique du passé au XXe siècle, nous allons, comme nous l’avons rappelé plus haut, évoquer quelques aspects caractéristiques du monde musical durant la période avant et après la première guerre mondiale. Nous avons choisi de nous pencher particulièrement sur un élément qui nous semble intéressant pour la suite de notre recherche : la question du conflit entre les avant-gardistes et les néo-classiques. Ce conflit met en relief deux tendances fortes et nettement contradictoires, deux positions idéologiques porteuses d’un rapport avec le passé et avec la tradition.

Si nous nous arrêtons brièvement sur les fondements de l’idéologie néo-classique, c’est pour montrer qu’il existe, selon nous, un dénominateur commun entre cette idéologie et celle du mouvement de retour à la musique ancienne, même si les champs de pratique semblent différents. Et même si, à travers notre recherche, nous n’avons pu trouver de liens explicites entre les pionniers respectifs de ces courants, même si, contrairement au mouvement de retour à la musique ancienne, le courant néoclassique s’est éteint face à la force et à la pertinence de la recherche d’un nouveau langage, il nous paraît important de noter la coexistence et la correspondance entre les deux mouvements « conservateurs », manifestations, selon nous, d’une attitude marquante au cours de ce XXe siècle.

En détaillant quelques éléments d’analyse du conflit entre avant-gardistes et néo-classiques, nous aurons pour objectif de discerner le fonctionnement de chaque pensée du point de vue de son « rapport avec l’histoire », de constater l’existence des points communs entre les pensées « conservatrices» du XXesiècle, de transposer, enfin, les éléments du conflit du début du siècle, dans le cadre du conflit actuel entre partisans du retour à la musique ancienne et contestateurs de ce retour.

Le conflit entre avant-gardistes et néoclassiques touche sans doute d’abord à la composition et à la création artistique, ce qui diffère évidemment du domaine de l’interprétation. Mais il nous semble que les différents courants de pensée concomitants dans un moment donné de l’histoire embrassent aussi bien la démarche de l’interprète que celle du compositeur. Il est difficile de séparer ces deux démarches, dans la mesure où nous pouvons les considérer l’une et l’autre, comme un acte de création. L’essentiel, à notre sens, est de mettre en lumière le fondement de chaque pensée, pour comprendre quel fut son impact sur l’ensemble des pratiques musicales.

Notes
1.

VAN DER WEID, Jean-Noël, La musique du XX e siècle, Paris, Hachette, 1997, p. 18.

2.

NATTIEZ, Jean-Jaques, « Comment raconter le XXe siècle », in : Musique, une encyclopédie pour XXI e siècle, Arles, Actes Sud, Tome I, 2003, p. 41-42.

3.

NATTIEZ, Jean-Jaques, « Comment raconter le XXe siècle », op. cit., p. 48.

4.

NATTIEZ, Jean-Jaques, « Comment raconter le XXe siècle », op. cit., p. 44.