2. Nouvelle musique, modification du rapport à l’histoire. 

‘« Quand commence-t-il, ce XXe siècle musical ? On ne peut donner une date précise. Sans doute entre 1892 et 1894, avec le Prélude à L’après midi d’un Faune  de Debussy et entre 1911 et 1913, avec Pierrot lunaire de Schönberg et le Sacre du printemps de Stravinski. Donc bien avant la première guerre mondiale, époque où perdure, sophistiqué, le romantisme. »5 ’

Les débuts de ce XXe siècle sont prometteurs. À côté des pratiques traditionnelles, la volonté d’une totale libération du langage commence à occuper les esprits, véritable remise en cause des lois qui régissent à la fois la forme et la pensée musicale. Le lien établi avec la tradition, avec le passé, accède à un nouveau stade : la modernité naissante annonce, à travers son propos, une sorte de rupture, manifestée par un ébranlement radical du rapport à la tonalité, elle va établir de nouvelles lois, qui vont désormais régir la musique de l’avenir. Dans ce contexte, la question de l’héritage du passé va se poser sérieusement : accepte-t-on cette rupture avec la tonalité, élément fondateur de la musique occidentale, est-il temps de passer à autre chose? La musique, dans ce début du siècle oscille entre deux tendances : l’une fait que cette rupture une nécessité suite à l’épuisement du système tonal, l’autre demeure attachée à une tradition qui découle directement du passé. Ce conflit tenait, pour beaucoup, à une différence de conception du rapport établi entre l’homme moderne et sa tradition, son passé musical.

Si les avant-gardistes sont passés de la tonalité à « autre chose », afin de matérialiser la rupture, c’est parce qu’ils ont fait le choix de se situer autrement vis à vis de leur histoire. L’abandon de la tonalité signifie-t-il vraiment une rupture avec l’héritage ? N’était-il pas logiquement et rationnellement prévisible dans la continuité du déroulement historique ? Il semble difficile de mettre en cause la profonde connaissance ou bien la profonde conscience historique, de Debussy, de Schönberg ou Ligeti…

La nouvelle pensée, que les grands compositeurs du XXe siècle ont annoncée et ont défendue, n’est en réalité que la conséquence d’une longue méditation sur l’histoire musicale, sur son évolution, et sur les possibilités nouvelles permettant de faire vivre la musique, afin qu’elle soit constamment en osmose avec le moment présent. D’ailleurs, ce processus de renouvellement n’est pas propre au XXe siècle : tous les grands compositeurs, Monteverdi, Mozart, Beethoven, Wagner, etc., se sont rendu compte de la nécessité vitale de ce processus, et leurs œuvres en témoignent. Ce renouvellement n’a certainement pas pour objectif de tourner la page d’un passé au cours duquel la pensée musicale occidentale s’est cristallisée et a pris forme. Il a plutôt visé à établir un rapport autre avec l’histoire, fondé sur une nouvelle compréhension de son fonctionnement. Au XXe siècle, la démarche d’élaboration d’un langage moderne et d’un autre mode d’expression, fait recours à de nouveaux outils : modalité, atonalité, polytonalité, dodécaphonisme, système sériel ; tout cela forme un ensemble novateur, qui transforme radicalement le rapport du musicien à l’écriture, à la réception et à l’interprétation. Il semble que la tradition n’existe plus, qu’elle ne puisse plus survivre à travers des pratiques normées.

‘« Les œuvres novatrices ne s’intègrent plus dans l’ensemble des repères et des normes traditionnelles, un ensemble fixé à la fois par le langage tonal, les habitudes d’écoute et les moyens instrumentaux. Un compositeur comme Schönberg fut perçu comme révolutionnaire -et il l’est encore à bien des égards- parce que sa musique, à partir de 1909, échappait au cadre tonal. »6

Après la première guerre mondiale, la musique du XXe siècle ne parle plus le même langage, elle subit un bouleversement total touchant à l’organisation et au traitement de ses matériaux : les grands compositeurs de cette période avaient tout à fait conscience de la nature distincte, « autre » de leur recherche et la rupture problématique, que la nouvelle pensée a induite à partir d’une nouvelle approche du langage, a crée une sorte de trouble dans le milieu musical, et suscité beaucoup d’interrogations. Quelle position pour le musicien moderne vis à vis de son passé ? Le monde musical va-t-il basculer dans l’abîme ou bien une nouvelle ère commence-t-elle à se dessiner ?

Oui, c’était bien le moment de laisser naître la nouveauté, une nouveauté libre, qui ne dépende aucunement de normes préétablies. Mais cela n’exclut certainement pas les liens avec le passé. Les nouveaux langages développés au début du XXe siècle n’ont jamais impliqué le rejet du passé ; bien plutôt, ils s’inscrivent dans une démarche d’élargissement considérable de l’idée même de la musique.

Par exemple, Debussy qui, à propos de la tonalité, déclarait « il faut noyer la vieille dame », fut l’un des premiers à créer les conditions d’une véritable cassure dans son traitement de la tonalité et de la forme musicale (Jeux, 1912-1913). Mais sa démarche créatrice s’inscrit sans aucun doute dans la nécessité et la continuité historiques.

‘« Du point de vue des langages et des styles musicaux, l’œuvre de Debussy marque le premier tournant du XXe siècle. Comme c’est toujours le cas même chez les novateurs, elle s’inscrit, pour certains de ses aspects, dans la continuité de ses prédécesseurs. »7

Toute démarche novatrice a l’ambition d’étendre le champ des possibilités existantes, afin de renouveler le processus créatif. Si l’école française de la fin du XIXe siècle et du début de XXe semblait se refuser à l’influence wagnérienne et à l’emploi développé du chromatisme (lequel favorisa par la suite l’abandon de la tonalité), Debussy, à la recherche d’une libération totale de la contingence tonale, eut recours à l’emploi des accords altérés, à la modalité, à l’échelle pentatonique, ce qui fut cause d’une part, de l’effondrement des fonctions tonales et, d’autre part, de la création de nouvelles fonctions harmoniques. De l’importance de cette démarche novatrice témoignent des œuvres comme Images, Estampes, Prélude à L’après midi d’un faune.

Beaucoup d’autres compositeurs partirent à la recherche de nouveaux horizons, dans de multiples directions. Ce fut, par exemple, l’usage de la polytonalité chez des compositeurs comme Charles Ives (Three places in New England, 1903-1914), Darius Milhaud (le Bœuf sur le toit, 1919), ou Serge Prokofiev (Deuxième symphonie, 1925).

Alexandre Scriabine, à travers une démarche mystique très personnelle, essaya d’inventer un système harmonique subtil et complexe pour traduire l’aspiration cosmique de sa musique.

En résumé, il était temps, pour certains, de passer à autre chose, à « d’autres choses ». Il fallait conduire une démarche libératrice conduisant à un tournant de l’histoire musicale. «  La recherche d’un sens et d’un fondement qui soit dans l’histoire, et non hors d’elle – dans le mouvement qui lie le passé le plus reculé à un avenir rêvé – conduit à reconstituer les différentes étapes de l’évolution, et donc à embrasser progressivement l’ensemble de la production artistique, laquelle est organisée en un tout signifiant. »8

Arnold Schönberg fut sans doute le compositeur qui causa le plus de trouble dans le monde musical du début de siècle. Avec ses Trois pièces de piano, op.11, écrites en 1909, Erwartung (1909), Pierrot lunaire, op.21 (1912), il se débarrassait complètement de la tonalité, et cela n’était encore qu’un pas sur la voie de l’invention de son système dodécaphonique, qui devait ensuite être appliqué dans presque toutes ses œuvres, par exemple la Suite pour piano opus.23 (1923), le Concerto pour piano, op.42 (1942), le Trio à cordes, op.45 (1946). Ce système, adopté par les trois compositeurs de la nouvelle école de Vienne (avec Schönberg, Berg et Webern) ainsi que par leurs disciples, ébranla sans doute les fondements traditionnels les plus profonds dans la musique, d’une façon probablement définitive.

Dans sa présentation de l’ouvrage Le Style et l’Idée de Schönberg, intitulée Prolégomènes au Style et à L’Idée musicale, Danielle Cohen-Levinas, éclaire les propos du compositeur en évoquant sa position par rapport au passé : « Les noms de Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Wagner, Schubert, Mahler, Strauss et Reger sont tour à tour convoqués au grand tribunal de la conscience historique de Schönberg, laquelle, pour mieux déjouer les pièges de ses détracteurs, n’hésite pas à se poser en juge de ses propres actions. Justifier sa mission et la pertinence de sa démarche à la fois clinique et intuitive revenait à légitimer sa présence au sein d’une filiation qu’il n’avait jamais démentie. »9

Schönberg lui-même développe à plusieurs reprises, dans les divers articles rassemblés dans Le Style et l’Idée, son rapport avec l’héritage des siècles précédents et sa mission, en tant que « créateur », vis à vis de cet héritage. Il nous semble que sa position est très claire : «  Il ne suffit pas d’imiter les formes ou les styles du passé, il s’agit au contraire de retrouver la force de leur idées, de les traverser pour atteindre l’esprit qui les a fait naître ». Il ajoute : « Mon originalité tient à ce que j’ai immédiatement imité toute chose qui me paraissait bonne, même quand je ne l’avais pas trouvée en premier lieu dans l’œuvre de quelqu’un d’autre. Car cette chose, je l’ai souvent trouvée chez moi-même. Une fois découverte, je ne l’ai pas lâchée ; je l’ai saisie, afin de bien la faire mienne ; je l’ai travaillée, je l’ai développée et en fin de compte elle m’a donné « du neuf » .

Je suis convaincu qu’un jour ou l’autre, on reconnaîtra à quel point ce « neuf » est en filiation étroite avec les trésors qui nous ont été légués. Et je m’enhardis à tirer gloire de ce que j’ai écrit une musique réellement nouvelle qui, appuyée sur la tradition, servira un jour à son tour de tradition»1 0

Dans son ouvrage Philosophie de la nouvelle musique, Adorno place la démarche avant-gardiste de la nouvelle école de Vienne dans son contexte historique, psychologique et idéologique, en touchant du doigt ce qu’il appelle la « nécessité historique » de la nouvelle orientation de l’emploi du matériau :

« La nécessité historique imprègne ces traits d’autant plus parfaitement qu’ils sont moins immédiatement déchiffrables comme caractères historiques. Au moment où l’on ne discerne plus dans un accord ce qu’il y a en lui d’expression historique, cet accord exige impérieusement que son entourage tienne compte des implications historiques qui sont devenues sa nature. Le sens des moyens musicaux ne s’épuise pas dans leur genèse, et pourtant il n’est pas possible de les en séparer. »1 1

Le point de vue de Webern était tout naturellement semblable ; il considérait sa démarche comme une synthèse de toutes les pensés musicales des époques antérieures, attitude que Pierre Boulez adopte plus tard, et illustra dans ses écrits et ses compositions. Dans son ouvrage Leçons de musique, au chapitre intitulé « Invention/Recherche », il donne une explication extrêmement logique, scientifique même, de la question de la filiation et du lien avec le passé ; certes, toute nouveauté semble échapper à son passé, elle est par nature, autre et différente, elle offre l’inédit et l’inhabituel, mais pourquoi cela, et comment ? Boulez répond :

‘« On peut, certes, difficilement trouver à l’invention une explication proprement rationnelle, elle échappe à l’analyse car elle fait surgir de rien des résultats imprévisibles. Mais ce rien est-il vraiment le néant total propice aux thaumaturges ? Et cet imprévisible se passe-t-il dans un contexte totalement imprévu ? L’invention ne saurait exister dans l’abstrait, elle naît d’abord des contacts avec la musique du passé, fût-il un proche passé, elle existe à partir d’une réflexion sur les antécédents directs ou indirects. »1 2

Mais pour ces pionniers, le rapport avec le passé est loin d’entraîner une sorte d’« imitation » ou de copie des formes et du discours traditionnels : en réalité, il est moins attaché aux formes extérieures de la pensée qu’à la compréhension profonde du sens, de l’idée et du potentiel qui habitent les œuvres du passé.

Ce qu’explique Albèra, dans son article précieux intitulé « Latradition et la rupture de la tradition », nous semble très intéressant  : «  L’affrontement avec les formes de la tradition réifiées, vidées de leur substance, nourrit l’idée de rupture, même si les compositeurs de la modernité ne rejettent pas le passé en tant que tel, mais s’attachent à ce qui, en lui, est un ferment pour le temps présent. »1 3

Cependant, la démarche novatrice, qui cherchait à puiser dans le passé un sens, une idée et un contenu, fut affrontée à une tendance opposée : le mouvement néo-classique, fort influent pendant les années vingt et dont la philosophie est totalement différente, sur la question de la continuité historique et du lien avec le passé.

Notes
5.

VAN DER WEID, op. cit., p. 19.

6.

ALBERA, Philippe, « Tradition et rupture de tradition »,  in : Musique, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, Arles, Actes sud, Tome I, 2003, p.113.

7.

NATTIEZ, Jean-Jaques, op. cit., p. 39.

8.

ALBÈRA, Philippe, op. cit., p. 116.

9.

COHEN-LEVINAS, Danielle, « Prolégomènes au style et à l’idée musicale », in : Schönberg, Arnold, Le Style et l’Idée, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p.VI.

1.

0 SCHÖNBERG, Arnold, op. cit., p. 140.

1.

1 ADORNO, Theodor. W, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 44.

1.

2 BOULEZ, Pierre, Leçons de musique, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 56.

1.

3 ALBERA, Philippe, « Tradition et rupture de tradition »,  op. cit., p. 118.