2.1 Les néo-classiques face à la nouvelle pensée.

‘« Le paradoxe veut qu’une génération – celle qui s’est manifestée radicalement avant la première guerre mondiale – ait éprouvé entre les deux guerres le besoin d’un retour à l’ordre, au classicisme : elle avait beaucoup anéanti, elle se sentait en danger d’anarchie et de stérilité si elle n’avait pas eu recours à la norme. Le malheur a voulu qu’elle ait eu dans son ensemble recours non point à la règle mais à un schéma, ou plutôt à un ensemble de schémas qui n’était plus en phase avec l’évolution du langage. Cela a abouti à ce que l’on a appelé le néoclassicisme, avec ses dérivations, ses distanciations (la Verfremdung, n’ayant rien à voir avec Brecht) dont le jeu était plus ou moins sincère selon que l’on s’est appelé Schönberg ou Stravinski. »1 4

Ce que Pierre Boulez évoque à travers ces lignes, en expliquant les raisons de la naissance du mouvement néoclassique, nous semble très exact. Le retour au « classique » en tant que terme qui renvoie à l’universalité d’une perfection stylistique et formelle, était en quelque sorte, d’une part, une réaction contre la grande crise de la tonalité et, d’autre part, elle manifestait ce désarroi de l’après deuxième guerre mondiale, avec le sentiment de la perte complète de tout point de repère. Ce courant conservateur cherchait donc à rétablir et à entretenir les liens historiques sécurisants que les formes et les styles anciens pouvaient garantir. Mais la démarche néoclassique revête d’autres aspects, traduisant l’attachement à certains concepts d’ordre idéologique.

‘« Le néoclassicisme, concept incertain et ambigu, reste donc peu explicatif même comme instrument critique pour l’histoire de la composition. Cette difficulté renvoie également au caractère spécifique de la production de sens et de symbolique en musique, lesquels ne permettent pas, sur le plan du style et du langage, une traduction univoque de certains traits du classicisme tels la linéarité, l’équilibre, la symétrie et l’ordre de forme et de construction, la noblesse et l’élévation des contenus, la recherche de l’objectivité. En vertu de sa composante idéologique marquée, le terme Néoclassicisme peut toutefois se révéler utile dans une tentative de reconstruction de l’histoire des idées, des mentalités, de la réception et des politiques culturelles. »1 5

On comprend, que le mouvement néoclassique résistait aux tentatives de sortir du cadre normatif conventionnel et considérait les schémas classiques comme le fondement de son esthétique. La production néoclassique était la représentation de ces schémas, à travers l’emploi du langage et des formes anciennes. Le « classicisme » semble avoir ici une signification morale, idéologique, plus que musicale, dans le contexte de l’imitation des œuvres anciennes. D’un autre côté, les néoclassiques étaient également antiromantiques, méfiants à l’égard de toute subjectivité et de toute forme d’expressionnisme.

‘«  La juxtaposition entre les émotions profondes de la guerre et le postulat de la non-expressivité de la musique, pilier notoire de l’esthétique de Stravinski et de son prétendu néoclassicisme, fait penser à une association d’idées au sens psychanalytique du terme. La non-expressivité de la musique […] semble avoir fait office de digue contre les émotions profondes et les incertitudes matérielles et psychologiques engendrées par la guerre et le séisme idéologique qui s’ensuivit. »1 6

On peut se demander si les néoclassiques n’étaient pas, en quelque sorte, contre toute prise de risque. À la recherche d’un terrain sécurisant, rejetant toute introduction d’une nouvelle forme de pensée, éliminant toute intervention d’une émotion profonde ou bouleversante, leur démarche représente une faille dans le processus créatif du début du XXe siècle. Or, les propos conservateurs des représentants du mouvement étaient accueillis avec enthousiasme, au moment où ceux de Schönberg étaient violemment critiqués.

‘Dans un chapitre intitulé « Peut-on parler de néoclassicisme pourcaractériserlamusiquedesannées20 »,  au sein de l’ouvrage Trajectoires de la musique au XX e siècle, Marie-Claire Mussat expose certains des aspects néoclassiquesles plus influents, et en profonde opposition à la « nouvelle pensée » : « La musique des années 20 se caractérise d’abord et avant tout par la primauté de la mélodie[…] Elle s’accompagne aussi d’une économie générale des moyens qui privilégie la petite formation au détriment du grand orchestre […] Il règne une grande sobriété de l’expression et un dépouillement du langage qui exclut, comme le montrent les œuvres pour piano de Poulenc, fioriture et habillage […] Le désir de clarté et d’équilibre justifie le recours aux formes anciennes. »1 7Elle ajoute : « Retour aux formes et styles classiques ou baroques, souci du dessin mélodique, adoption d’un rythme bien marqué et d’une pulsation régulière, volonté de clarté et d’ordre, voilà les caractéristiques du néoclassicisme et tels sont les trais dominants de la musique des années 20. »1 8

Les néoclassiques se prétendaient porteurs d’une nouvelle musique, malgré les liens étroits tissés avec un passé lointain. Opposés à tout essai d’ébranlement des normes et des conventions formelles, de grandes figures du néoclassicisme telles Honegger ou Hindemith faisaient souvent recours aux modèles anciens, en établissant une sorte de sélection stylistique et formelle au service d’une esthétique normative, comme un rappel à l’ordre qui contribuant à l’idéologie de ce mouvement : 

‘«  (Ils)… reprennent certains traits normatifs du classicisme (autonomie de la musique, objectivité, sérénité) et envisagent, avec beaucoup de flou, une solution stylistique de type néobaroque (dépassement du thématisme, primauté de la dimension horizontale-contrapuntique.) »1 9

On peut s’interroger au sujet de la « conversion » de Stravinski au mouvement néoclassique,  (lui qui bouleversa le monde musical avec le Sacre du printemps). En traversant la période néo-classique Stravinski, par exception, s’appliqua, selon Albèra à : « parodier le style ancien en brisant sa cohérence interne par l’utilisation de fausse notes et de fausses relations, par le renversement de certaines hiérarchies et par la rupture de la continuité organique. »2 0

Pour résumer, nous pouvons récapituler quelques-uns des points fondateurs de la pensée néoclassique : appelle constant à l’ordre, emprunt de ses moules formels à la musique du passé, recours à la parodie et à l’ironie, goût prononcé pour l’esthétique musicale des XVIIe et XVIIIe siècles.

Ces aspects semblent bien refléter le refus de l’impérieuse réalité d’un profond changement du langage musical, au début du siècle. La nouveauté prônée par les néoclassiques apparaît floue et contradictoire ; dans la reproduction des modèles historico-stylistiques, la démarche néo-classique, ayant recours à des schèmes non-évolutifs, s’avère stérile du point de vue de la création moderne.

‘« Dans ce panorama musical pour le moins diversifié, le seul élément commun est de caractère idéologique : la forte exigence d’un rappel à l’ordre qui, pendant et après la première guerre mondiale, est partagée par de nombreux musiciens européens. La nature à la fois centrale et floue du concept d’ordre dans les poétiques néoclassiques leur permettra, dans les années 30, de se trouver en phase avec les régimes autoritaires. » 2 1

Symétrie, ordre, objectivité, linéarité, les notions adoptées par les néoclassiques vont enfermer leur démarche dans des cadres restreints et dangereux. Cette idéologie marquée par la tentation du « rappel à l’ordre », par l’opposition à toute sorte d’innovation, presque considéré comme anarchie et désordre, bascule parfois, en peu de temps, dans une sorte d’intégrisme intellectuel susceptible de servir les idéologies politiques totalitaires, comme un instrument de censure.

« La monté des totalitarismes dans les années 1930 entraîna un rapport de plus en plus étroit entre musique et politique, qui finit par se manifester ouvertement par des mesures de censure et de contrôle. Les traits normatifs du classicisme, la composante idéologique du rappel à l’ordre devinrent fonctionnels pour une propagande qui entendait réprimer ce que les nazis qualifiaient de bolchevisme culturel et les communistes soviétiques de formalisme bourgeois. Le cible, dans les deux cas, au-delà des différences évidentes dans les traditions culturelles respectives, était le ferment moderniste des années 1920. »2 2

Après la deuxième guerre mondiale, les bases de la nouvelle pensée musicale sont désormais consolidées. Une nouvelle avant-garde apparaît, représentée par des figures telles Boulez, Berio, Ligeti, John Cage ou d’autres qui vient pour faire table rase de toute appartenance traditionnelle. Les néoclassiques, visés par ce grand changement, sont alors considérés comme les représentants d’un conservatisme périmé, n’ayant ni la pertinence, ni la puissance vitale pour participer réellement à l’émancipation du langage moderne. Il nous semble que le mouvement néoclassique offre ainsi l’exemple d’un courant qui n’a pas pu marquer durablement la scène musicale, parce qu’il n’a pas perçu la profondeur et la force qui prônait la démarche du renouvellement du rapport au présent, de même qu’au passé. La démarche néo-classique se situe finalement dans l’histoire du XXe siècle, plus au plan de l’idéologie qu’à celui de la création.

Si nous évoquons, dans ce court panorama, les conflits qui régnaient dans le monde musical du début du XXe siècle, c’est pour rappeler quel « climat » chargé et intense était celui des trois premières décennies de ce siècle. Le conflit entre les courants modernes et les courants conservateurs a toujours existé au cours de l’histoire. Dans le monde musical actuel, tant dans le domaine de la composition de la musique que dans celui de son interprétation, nous nous retrouvons toujours face à cette dualité. Si la composition musicale contemporaine a échappé aux cadres traditionnels, c’est parce que les compositeurs n’ont pas fermé les yeux sur les modifications essentielles qui ont altéré le langage musical au XXe siècle : la quête de l’avenir devient une nécessité, un besoin, face à l’appauvrissement achevé de formules de longue date largement épuisées.

Dans le domaine de l’interprétation, les choses sont différentes. Le rapport avec le passé est directement conçu à travers l’œuvre interprétée. Le retour à l’histoire, au passé de l’œuvre, se présente comme un élément indispensable dans la compréhension et la réalisation d’une interprétation, ceci pour des raisons stylistiques. Cependant, nous ne pouvons pas négliger les interactions, qui existent tout de même, entre le langage de l’époque actuelle et la pratique instrumentale. Si, dans le domaine de la composition, nous nous sommes trouvés face à cette dualité d’attitudes vis à vis de l’histoire, dans le domaine de l’interprétation, également, les choses peuvent paraître se présenter ainsi.

Deux parties s’affrontent. L’une défend la notion de progrès : progrès de la conception musicale et progrès des instruments. L’autre considère avant toute chose l’appartenance de chaque œuvre à un contexte historique bien défini. L’interprétation musicale, comme la composition a vécu au cours du XXe siècle ce conflit concernant le regard porté sur une musique qui était jouée, réalisée autrement, avec d’autres instruments et dans d’autres conditions.

Le rapport à la tradition, le rapport au passé, va être abordé encore différemment dans le domaine de l’interprétation. La réaction devant ce qui ressemble à une perte des repères, des points d’ancrage moraux, à l’éloignement de la vérité de l’œuvre, s’est manifestée dans le domaine de la pratique à travers des mouvements dont le plus représentatif est celui du mouvement de retour à la musique ancienne.

Entre conservatisme et modernisme, le conflit semble occuper une grande place dans le domaine de l’interprétation. Le grand problème central, dans ce conflit, semble bien être la question du rapport avec le passé et la position adoptée envers ce passé. Mais le mouvement de retour à la musique ancienne, qui défend l’idée de la restitution et de la reproduction du passé, s’affirme également en tant que courant « moderne » à part entière : son rejet de toute tradition d’interprétation issue du romantisme ou du post-romantisme rejoint l’idée de rupture que la modernité annonce. De là, sort de la nouveauté, de nouvelles règles concernant l’interprétation des œuvres d’autrefois. C’est pourquoi, l’étude de l’histoire de ce mouvement, nous dévoile la grande contradiction entre le profondément conservateur et l’extrêmement moderne.

Toutes les données qui ont participé à la cristallisation du mouvement, sont sans doutes des données actuelles. La montée de ce courant semble être étroitement liée à la modernité et ne pouvait avoir lieu sans elle.

Le mouvement baroque serait-il la manifestation la plus claire du « conservatisme moderne » ? Il semblerait que les tendances conservatrices dont il témoigne, s’inscrivent aussi, finalement dans la ligne des idéologies majeures du XXesiècle, et c’est ce que nous souhaitons développer à présent.

Notes
1.

4 BOULEZ, Pierre, Jalons (pour une décennie), Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 323-324.

1.

5 POZZI, Raphaële, « L’idéologie néoclassique », in : Musique, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, Arles, Actes Sud, Tome I, 2003, p. 350.

1.

6 Ibid., p.361.

1.

7 MUSSAT, Marie-Claire, Trajectoires de la musique au XX e siècle, Paris, Klincksieck, 1995, p. 41.

1.

8 Ibid., p. 43.

1.

9 POZZI, Raphaëlle, op. cit., p. 355.

2.

0 ALBÈRA, Philippe, op. cit., p.119.

2.

1 POZZI, Raphaëlle, op. cit., p.353.

2.

2 Ibid., p. 368.