3. Le mouvement de retour à la musique ancienne entre continuité et rupture.

3.1 Modification du rapport à la musique du passé. 

Nous avons évoqué, dans le chapitre précédent, la question du rapport au passé pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. Nous avons abordé le lien référentiel qui attachait les classiques à l’art et au langage musical de leurs prédécesseurs, et la réaction passionnée, presque intuitive, que les premiers romantiques ont éprouvé au contact des premières redécouvertes du trésor ancien. Nous avons insisté également sur l’aspect scientifique qui s’est développé en Europe au cours du XIXe siècle dans le domaine des études musicologiques, et qui a contribué à l’élargissement des connaissances historiques concernant la musique et les œuvres du passé.

Mais la distance historique qui séparait certains répertoires du monde musical du XIXe siècle était encore importante. Il fallut attendre les débuts du XXe siècle pour que les travaux musicologiques aillent à la recherche d’une production musicale plus large. Par ailleurs, nous avons parlé du « dynamisme » de la vie musicale pendant la période classique et romantique, donnant la priorité aux nouvelles créations, ce qui condamnait le plus souvent les œuvres antérieures à disparaître, tôt ou tard de la mémoire collective. Plus on avançait dans le temps, plus la transmission des traditions de jeu et d’interprétation des œuvres du passé se trouvait dans une impasse : personne n’était capable de savoir comment la musique baroque, ou celle de la Renaissance ou du Moyen Âge avait été conçue ou interprétée.

‘« …La musique écrite sur les portées à cinq lignes ne donnait qu’une image extrêmement réduite, comme ossifiée, de la réalité sonore. On peut considérer ce support écrit comme un outil de conservation […] Le passage de la musique écrite à sa réalisation sonore exigeait toute une série d’interventions et d’ajouts[…] Il va de soi que cette notation réduite au strict nécessaire impliquait, de la part des exécutants, une parfaite connaissance des traditions interprétatives courantes. Celles-ci étaient largement diffusées, et les musiciens de l’époque y étaient rompus. Avec le temps, certaines de ces traditions et pratiques se sont perdues. » 2 3

Jusqu’à presque la fin du XIXe siècle, la musique du passé fut ainsi comprise et interprétée selon les codes propres aux générations qui l’abordaient. Le rôle des recherches musicologiques était de mettre en lumière des œuvres et des compositeurs tombés dans l’oublie. Mais on ne cherchait pas à encore à établir des liens entre l’interprétation de l’œuvre et son contexte historique. Mais, à partir du XXe siècle, précisément sa deuxième moitié, il semble que le rapport avec la musique du passé, ait subi une transformation radicale. Une des spécificités de cette transformation, nous semble être la tentative d’abolire la distance, séparant le musicien moderne de l’œuvre ancienne, et de s’appuyer sur l’apport de la musicologie pour atteindre une restitution exacte de l’œuvre du passé. Au début du XXe siècle, les découvertes d’œuvres anciennes se multiplient : les études, les biographies et même les recherches archéologiques fournissent des possibilités toujours plus grandes d’accéder, au-delà de connaissances générales, à la connaissance de détails. C’est là un élément important dans le processus de changement que nous évoquons. Or, ce changement dans le rapport avec les œuvres du passé, pouvait bien avoir, à notre sens, un lien étroit avec la modification du langage et avec cette fameuse rupture intervenue entre les « inventeurs » de la nouvelle musique et le reste du monde musical. La musique du début de siècle, en s’attaquant à la tonalité, a créé une sorte de malaise dans la compréhension et la réception de l’œuvre musicale. Il n’est pas étonnant de constater une certaine résistance à cet ébranlement.

Bien sûr, en dehors du contexte musical, il ne faut pas oublier l’existence d’autres paramètres, d’ordre social, idéologique et politique contribuant d’une façon très active à ce changement, et à l’émergence d’une volonté de retour aux origines et à l’ordre des générations passées. Le retour au passé, à son art, à sa musique, semble être, en ce début de siècle, une exigence, presque une urgence. La réponse à cette exigence fut d’essayer d’avoir une lecture de plus en plus objective, de plus en plus littérale, des différentes composantes de ce passé. Désormais, l’intérêt pour la musique d’autrefois allait s’inscrire dans le cadre d’une idéologie ayant comme objectif de retrouver l’œuvre du passé dans son état naissant, dans son état d’origine, et non plus dans sa représentation par l’intermédiaire des données et des outils contemporains. Pratiquer la musique du passé telle qu’à son époque, constitue le fondement de cette idéologie.

Notes
2.

3 GALLICO, Claudio, « Éditions critiques de la musique baroque », in : Musique, Encyclopédie pour le XXI e siècle, Arles, Actes Sud, Tome II, 2004, p. 1008-1009.