3.2.2 L’organisation d’une démarche.

Ainsi, juste après la deuxième guerre mondiale, les choses vont considérablement changer. Les groupes d’amateurs, passionnés de sonorités anciennes et d’œuvres « historiques », ne se contentent plus de jouer dans le cadre privé. Ils élargissent leurs activités, se donnent en concert et affrontent des réactions variées souvent défavorables : les instrumentistes, encore inexpérimentés, manquent parfois du savoir nécessaire leur permettant de maîtriser ces instruments qui exigeaient des techniques différentes et produisaient des sonorités frêles. Le public, habitué à la virtuosité et à la brillante puissance des orchestres romantiques, admet difficilement des choix jugés peu pertinents. « À la veille de la seconde guerre mondiale, la musique ancienne était encore confiée aux marges du monde musical et le principe du retour aux sources était loin d’être admis par la plupart des interprètes. »2 8

Le passage de l’amateurisme au professionnalisme se fait progressivement dans les cercles d’initiés, à partir d’une prise de conscience de la nécessité de comprendre le fonctionnement des instruments et les règles d’interprétation du répertoire ancien. Petit à petit, les jeunes amateurs cherchent des connaisseurs, et ils en trouvent ; en effet, dans la deuxième moitié du siècle, les travaux sur la musique ancienne et ses instruments commencent à prendre une ampleur considérable, même si la réticence et le désintérêt du reste du monde musical demeurent. Vers 1950, ces petits groupes d’abord dispersés se rassemblent à la recherche d’une voie commune et ils se retrouvent dans la collaboration entre musicologues, musiciens et interprètes, autour des mêmes idées, des mêmes aspirations. L’objectif se dessine, et donnera plus tard naissance au mouvement de retour à la musique ancienne.

Cet intérêt pour la musique ancienne, pour la musique baroque, pour celle de la Renaissance, celle du Moyen Âge finira par déboucher sur une véritable renaissance du répertoire ancien. La démarche des « amateurs d’ancien » a traversé, certes, une longue période de silence et de crainte. Leurs débuts modestes, dépourvus de véritable conscience historique et stylistique, leurs essais individuels sans avenir, le caractère du milieu au sein duquel les musiques anciennes suscitaient l’enthousiasme, tout cela va changer durant la deuxième moitié du XXe siècle : on passe de l’ombre à la lumière et on peut affirmer les slogans d’une véritable idéologie : authenticité, retour aux origines, retrouvailles avec les sonorités perdues. « Il y a longtemps que s’est amorcé le courant, de plus en plus puissant, de réhabilitation de la musique d’autrefois, et particulièrement de celle des XVIIe et XVIIIe siècles. Il remonte, pour l’essentiel, au XIXe siècle. Ce fut un mouvement d’abord discret, qui s’est fait longtemps en douceur, par une sorte d’assimilation lente : mais il n’a cessé de s’intensifier et une étape décisive a été franchie au début de ce siècle lorsque Wanda Landowska redécouvrit et illustra l’art des vieux maîtres du clavier et remit à l’honneur leur instrument. »2 9 .

Beaussant parle d’un « courant » ou d’un « mouvement » amorcé depuis le XIXe siècle. Mais nous ne souscrivons pas tout à fait à l’emploi du terme « mouvement ». Il nous semble que le courant qu’il évoque, n’était pas, au XIXe siècle, un mouvement guidé par une idéologie déterminée. L’intérêt pour les œuvres anciennes n’était qu’une conséquence tout à fait naturelle du développement des sciences musicologiques. Nous ne pouvons pas parler alors d’une véritable réflexion sur l’exécution du répertoire sur instruments d’époque, ni d’une réelle démarche pour le ressusciter. Par ailleurs, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale, l’exécution de la musique du passé obéissait toujours aux règles d’interprétation romantiques ou post-romantiques ; les œuvres anciennes étaient encore jouées sur les instruments traditionnels et les essais, individuels, touchant à la pratique des instruments anciens, ne faisaient pas réellement partie de l’activité musicale collective. C’est seulement vers les années quarante que les choses changent largement pour préparer, quelques années plus tard, une sorte de « table rase » touchant tous les principes traditionnels de l’interprétation des oeuvres anciennes.

Le mouvement commence à se former grâce à la combinaison de différents éléments : le développement accéléré des sciences académiques, la musicologie surtout, et des entreprises éditoriales, la montée de quelques mouvements marqués idéologiquement comme le « cléricalisme » en France et le nationalisme en Allemagne, qui ont favorisé l’accroissement de l’intérêt pour les œuvres du passé, en tant que moyen de leur propagation, l’engagement de quelques compositeurs modernes dans l’imitation des œuvres du passé, engagement constituant le mouvement néoclassique, la parution des travaux spécialisés dans le domaine, effectués par des personnalités comme Landowska ou Dolmetsch. C’est bien le XXe siècle qui contribue à la formation d’un véritable mouvement, qui lance l’idée de la renaissance des œuvres du passé, et fonde une idéologie spécifique donnant légitimité et force à la démarche. Entre l’apparition des idées fondatrices, la cristallisation de cette idéologie et l’engagement des musiciens et du public, il faut attendre les années 1970, pour pouvoir vraiment parler d’un véritable mouvement et chercher à définir clairement son orientation. Pourtant, même si, au début du siècle, l’idée d’un mouvement de retour à la musique ancienne n’était pas encore d’actualité, le rôle que les pionniers dans le domaine ont joué dans la fondation de ce mouvement apparaît, avec la distance, incontestable. C’est pourquoi nous allons étudier quelques-unes des initiatives d’importantes figures du début du siècle, afin d’éclairer le lien existant entre les premiers propos concernant l’interprétation de la musique ancienne et la naissance d’une véritable spécialisation dans ce domaine.

Notes
2.

8 FRANÇOIS, Pierre, Le monde de la musique ancienne, op. cit., p. 7.

2.

9 BEAUSSANT, Philippe, op. cit., p. 47.