4.1.1 Le fondement d’une nouvelle approche.

« Ce qu’on appelle en général progrès n’est qu’une transformation. » 3 1 (Fétis) ’

Landowska introduit son ouvrage Musique ancienne par un petit chapitre intitulé « La musique est un art moderne par excellence ». Elle s’y interroge sur la question du « progrès » en l’art, notion encore largement admise par beaucoup de musiciens du début du XXe siècle. Elle en est choquée : « Les jeunes nous menacent de chefs-d’œuvre qui feront oublier tout ce qui a été écrit jusqu’à nos jours. Les vieux, ces prophètes de malheur, crient à la corruption du goût. »3 2

Ce chapitre n’est, en réalité, qu’un début dont découlent les trois chapitres suivants, dans la contestation ferme de la notion de « progrès » en musique. Nous souhaitons nous arrêter à cette notion, qui nous a particulièrement intriguée dans la lecture de son ouvrage. En la niant, Landowska cherche à rendre aux œuvres du passé leurs vertus et leur immortalité.

Au Moyen Âge, le passé semble avoir été considéré comme supérieure au présent. Mais aux XVIIIe et XIXe siècles, la réalité du progrès ne faisait pas de doute, surtout au XIXe siècle, pendant lequel se développa une véritable philosophie du progrès. « C’est l’optimisme progressiste – qui sous-tend toute l’inspiration de la grande métaphysique romantique en Allemagne, le positivisme en France et, plus tard, l’évolutionnisme anglais–Hegel, A.Comte, H.Spencer. L’idée d’évolution progressive pénètre les sciences naturelles, dès l’aube du siècle ou même les dernières années du XVIIIe siècle …»3 3. Cette idée traverse le XXe siècle et pour beaucoup de penseurs, le progrès fait question, et on s’interroge sur sa légitimité.

Cette question, qui a concerné tous les domaines et, entre autres, l’art, va se poser d’une manière persistante dans le domaine musical. Sa complexité a généré un débat d’une telle confusion que cela nous dissuade d’entrer dans ses ramifications «  Si l’on excepte la technique et les sciences de la nature, il suscite une telle méfiance qu’il faut presque se faire violence pour réfléchir sur le problème qu’il pose et qu’on ne résout pas en le taisant » 3 4

Cependant, nous tenterons d’analyser certains aspects du concept. L’idée du progrès implique que le processus artistique est en perpétuelle évolution, et susceptible d’arriver au fil du temps à un degré de perfection que les œuvres précédentes n’ont pas atteint. Certes, cette notion peut être interprétée de différentes façons, selon différents points de vue. Mais il nous semble que mener à son sujet une réflexion objective pourrait éviter les idées erronées et certains malentendus. Si nous évoquons cette question au cours de ce chapitre, c’est qu’il nous semble que l’idée du retour à la musique du passé prend racine dans le renoncement à cette notion, ce qui permet d’intégrer la musique ancienne au moment présent, en affirmant qu’il n’y a pas de musique « supérieure » ou de musique plus évoluée qu’une autre.

‘«    Qui sait si la certitude de notre supériorité et de nos fameux progrès sur les anciens ne seront pas aussi un sujet fécond d’hilarité pour les générations futures ? » 3 5

L’interrogation de Landowska semble tout à fait légitime ; elle balaye des préjugés répandus au début du siècle, en remettant à l’ordre du jour la considération des œuvres du passé en tant qu’œuvres témoignant d’une grande perfection et représentant des moments clés de l’histoire de la musique occidentale. Cette réaction paraît également compréhensible face à certaines conceptions simplistes dont Landowska donne des exemples. Certains peuvent réellement nous surprendre, par une vision dénuée de sens critique concernant la valeur des œuvres du passé :

‘« On peut dire avec vérité que les Arts ont fait depuis deux siècles des progrès considérables. Les modernes ont enchéri sur les anciens. »3 6

Cette phrase reconnaît ouvertement la suprématie des arts modernes sur les arts anciens. Plus scientifique, plus pragmatique, Arnold Schönberg, aborde la question sous un éclairage complètement différent : « Telle est la raison pour laquelle les compositeurs, lorsqu’ils ont acquis le métier qui leur permet d’exprimer tout ce qui peut l’être dans une certaine direction, doivent s’efforcer d’obtenir la même plénitude dans la direction voisine, puis dans chacune des directions où la musique a la possibilité de se développer»3 7

Schönberg reconnaît, évidemment, l’évolution en tant que démarche vitale et nécessaire dans le processus de transformation de la pensée musicale. Mais ce processus concerne aussi tout naturellement les grands maîtres du passé. Ils ont introduit chacun des changements dans la conception musicale de leur époque, qui dépassaient le cadre conventionnel et qui amorçaient l’évolution du langage. Le développement, ou l’évolution équivalant au progrès, dont nous parle Schönberg, est un processus qui ne remet jamais en cause la valeur de l’art des anciens, auquel l’auteur fait constamment référence. Il explique : « Dans toutes les œuvres des grands maîtres, nous relèverons toujours ce caractère de nouveauté, qu’il s’agisse de Josquin des Prés, de Bach, de Haydn ou de n’importe quel génie. Pour cette raison que Art égale Art nouveau. »3 8

La question est donc abordable sous différents angles, mais si nous revenons à la position de Landowska, nous pouvons constater que cette pionnière, à travers les nombreux exemples qu’elle fournit, conteste ce qu’elle appelle clairement « le mépris des anciens ». Cette attitude, considérant la musique présente comme seule valable et tout ce qui l’a précédé comme une étape dans une évolution conduisant à une musique plus parfaite, lui semble indéfendable. Elle a utilisé la critique de l’idée de progrès comme un moyen efficace pour étayer son propos de défense de la musique ancienne. Commencer par le traitement de cette question en insistant sur des approches légères et superficielles, devient un moyen pour renverser toute une hiérarchie et pour établir d’autres règles prônant un nouveau rapport avec la musique du passé.

À partir de la négation de l’idée du progrès, Landowska met à jour la question d’un retour sérieux et valorisant à la musique ancienne et elle cherche à abolir la distance créée par l’histoire, pour présenter cette musique comme une musique toujours vivante. « Si j’ai insisté sur le lieu commun du progrès dans la musique, c’est parce que je le considère comme la cause principale de l’ignorance de notre passé et de toutes les erreurs dans l’interprétation des maîtres anciens. C’est à cause de ce préjugé, devenu une religion, que la musique, gorgée autant que les autres arts de belles choses, est encore très pauvre en révélation de ces choses… Nous sommes encore sourds aux miracles de ces beautés qui relèvent l’âme par l’écho mélodieux si merveilleusement lointain et par ce lien divin qui « rattache des cœurs sympathiques de siècle en siècle»3 9. Elle ajoute : « Il y a des œuvres devant lesquelles il ne nous reste qu’à nous prosterner, car elle ont atteint leur perfection suprême, et ceux qui s’apprêtent à aller au-delà sont des ignorants ou des gens sans goût.[…] si nous faisons peau neuve à chaque printemps, notre peau nouvelle n’est pas nécessairement plus belle que les précédentes. »4 0

Landowska, n’hésite pas à faire référence à Victor Hugo, pour appuyer sa réflexion.

‘« La beauté de l’art est de ne pas être susceptible de perfectionnement. L’art en tant qu’art et pris en lui même, ne va ni en avant ni en arrière […] L’art ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir, d’aucune transformation de langue, d’aucune mort et d’aucune naissance d’idiome. »4 1

Dans ces chapitres chargés de citations et de références historiques et littéraires, associées à un engagement sans ambiguïté de sa part, les propos de Landowska se montrent très convaincants. En effet, elle actualise l’engagement pour la musique ancienne et pour l’art des plus grands maîtres du passé.

« Pourquoi redouter à tel point la séduction du passé ? Devrions-nous, comme Ulysse, nous attacher au grand mât et nous boucher les oreilles avec de la cire pour ne pas succomber aux charmes du chant des sirènes antiques ? »4 2 Landowska transmet un véritable message : elle insiste sur la nécessité de revisiter l’histoire, en se débarrassant de tous les préjugés qui ont condamné pendant très longtemps les grands chefs-d’œuvre anciens et qui ont généré une totale ignorance de la valeur de l’art des anciens. Elle s’interroge sur les raisons qui ont créé ce fossé avec la musique ancienne et elle traite avec beaucoup d’ironie les attitudes simplistes et réductrices, fréquentes vis à vis de cette musique. « Mais, même touchés et les yeux mouillés de larmes, nous n’oublions jamais notre supériorité. « Quelle charmante naïveté dans ces morceaux de Couperin ! » Écrivent ses admirateurs modernes. »4 3

Par ailleurs, en critiquant violemment les excès de l’approche musicale romantique, dans son chapitre intitulé « Le Romantisme », Landowska fait une démonstration de ce qu’elle appelle « la corruption du goût ». Il s’agit pour elle de remettre en question une attitude qui éloigne l’œuvre de sa réalité et de son essence.

‘« À ces légères pâmoisons qu’on traite d’abominable ivresse, et qui ne faisait qu’effleurer l’âme, à ces caresses et frissons, on va opposer des accents violents, insistants et passionnés qui frappent les sens et qui tendent les nerfs. A la justesse, à la mesure et à la sagesse, on va préférer des traits outrés, extravagants ou gigantesques, des emportements sans frein, des débordements d’admiration ou des transports de haine ; toujours excès, toujours paroxysme ; on ne craint plus ce pas redoutable qui sépare le sublime du ridicule […] »4 4

Landowska se défie de toute attitude romantique, capable de déformer la nature des œuvres anciennes et de porter atteinte à ce qu’elle appelle la « sagesse » de cette musique. Elle conteste l’extravagance non mesurée des romantiques, elle appelle à une attitude plus rationnelle, plus objective. Cette critique provocatrice et assez aiguë sonne comme un appel à une conscience perdue et constitue, à notre sens, un autre argument à l’aide duquel elle construit sa théorie concernant la renaissance de la musique d’autrefois. « La foison de chefs-d’œuvre et de merveilles que nous a léguée le romantisme a démontré une fois de plus la vanité de ces préceptes autoritaires du beau que les docteurs du goût veulent nous imposer au nom de la tradition ou au nom du progrès»4 5

Nous sommes donc devant deux éléments essentiels de la réflexion de Landowska, qui sont devenus plus tard, à notre avis, le fondement même de la pensée baroque : d’une part, le rejet de la notion de progrès dans la musique, et d’autre part, la contestation des attitudes romantiques dans l’interprétation des œuvres anciennes.

Après avoir exposé tout ce qu’elle considère comme inexact et critiquable dans le rapport de ses contemporains à la musique du passé, Landowska va ensuite plus loin dans une démarche qui a comme objectif de proposer un véritable renouvellement de l’interprétation du répertoire ancien. Elle étend sa réflexion, révélant sa volonté d’un retour conscient au répertoire ancien, intégré dans un contexte historique. En citant Wagner, elle indique clairement les bases d’une nouvelle position concernant le rapport à l’œuvre interprétée : « La première règle de l’interprétation doit être de traduire avec une fidélité scrupuleuse les intentions des compositeurs, afin de transmettre aux sens l’inspiration de la pensée sans altération ni déchet. »4 6

Et elle commente : « Pour rendre chaque œuvre dans le caractère qu’elle a eu dans la pensée de son auteur, il faut être familiarisé avec le style, le caractère, le goût du compositeur et avec le goût de l’époque. »4 7

La pensée de Landowska se dévoile au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture de son ouvrage. Elle se débarrasse de toutes les idées erronées encombrant l’accès à la musique du passé, et se dégage ainsi du lourd poids de la tradition en matière de pensée et d’interprétation. Même si elle n’utilise pas ouvertement le terme « authenticité », l’ensemble de ses propos s’appuie clairement sur des idées qui en sont proches, comme la fidélité au compositeur et le respect du contexte historique en tant qu’objectifs majeurs de toute interprétation sensée. Tout est à renouveler à partir du moment où nous commençons à regarder notre passé de la façon la plus fidèle. Landowska propose ainsi une nouvelle vision de la musique du passé, en cherchant à éclaircir différents aspects de la concrétisation directe de cette vision dans l’interprétation : le style, la couleur de l’orchestre, le mouvement, les ornements, le timbre et bien évidemment la nécessité d’un retour à la source de l’instrument pour lequel fut conçue telle ou telle œuvre.

Landowska a amorcé, par son propos révolutionnaire, une véritable mutation du rapport avec la musique du passé, en la pensant autrement et en lui rendant tout son mérite. L’étude de l’ « idéologie baroque » nous semble désormais abordable en tant que directement liée à la réflexion pionnière du début du XXe siècle, dont le travail de Landowska fut une partie essentielle.

Notes
3.

1 FÉTIS, François-Joseph, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la Msuique, Paris, libraire de Firmin Didot frèrers, Tome I, 1868, préface p. XXXIII.

3.

2 LANDOWSKA, Wanda, Musique ancienne, Paris, Mercure de France, Paris, 1909 ; rééd.: Paris, Ivrea, 1996, p.12.

3.

3 GONNARD, René, « Considérations sur le progrès », in : Revue Musicale, Paris, Richard-Masse, 1978, p.131.

3.

4 DAHLHAUS, Carl, Essai sur la nouvelle musique, Contrechamps, Genève, 2004, p. 81.

3.

5 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 16.

3.

6 VALLAS, Léon, Bollioud de Mermet, Lyon, Journal musical, Cité in: LANDOWSKA, Musique ancienne, op. cit., p. 9-10.

3.

7 SCHÖNBERG, Arnold, op. cit., p. 95.

3.

8 Ibid., p. 94.

3.

9 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 227.

4.

0 Ibid., p. 28.

4.

1 Ibid., p. 27.

4.

2 Ibid., p. 19.

4.

3 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 24.

4.

4 Ibid., p. 43.

4.

5 Ibid., p. 47.

4.

6 Cité in : LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 134-135.

4.

7 Ibid., p. 135.