4.2 Le chemin du retour : grandes lignes.

En insistant sur le rôle primordial des instruments, Wanda Landowska a développé l’idée d’une spécificité sonore propre aux œuvres anciennes. Les questions du timbre, de la couleur sonore, de l’instrumentarium commencent alors à s’imposer.

Mais Landowska ne fut pas la seule à mener ce « combat ». Dans les trois premières décennies du siècle, eut lieu une sorte de mobilisation représentée aussi par d’autres figures adhérant à la même ligne de pensée et prenant des initiatives importantes. En France, plusieurs personnages du monde musical se sont engagés dans la défense de la musique ancienne et ont mené des recherches et des activités concernant son répertoire. Romain Rolland fait partie de ces musiciens-musicologues qui se sont enthousiasmés pour la « cause » de la musique ancienne : il organise à Paris en 1900, le premier Congrès international d’histoire de la musique. Il faut citer aussi le nom de Vincent d’Indy, fondateur et directeur de la Schola Cantorum, à Paris, qui, à côté d’une forte activité dans l’organisation des concerts historiques, lance en 1904 l’édition complète des œuvres de Rameau chez Durand, après celle de la collection Michaelis qui date des années 1880-1890. Par ailleurs, d’autres personnalités, comme Lionel de La Laurencie ou Eugène Borrel, publient, dans les années vingt, des articles, qui représentent de modestes traités d’interprétation de la musique ancienne. Dans la même période, musicologues et chercheurs se lancent dans un travail de révision, de comparaison et d’analyse des textes anciens ; ces travaux ont contribué à une prise de conscience de l’abondance du répertoire ancien, et de son importance et, d’autre part, ils ont attiré l’attention sur de la grande différence qui existe entre les instruments anciens et ceux du XXe siècle. Dans le même temps, l’apparition du mouvement néoclassique qui trouve dans la découverte du répertoire ancien, ses formes et ses structures, une source d’inspiration infinie, mais aussi l’apparition d’un nouveau langage, qui ébranle les fondements de la pensée et de la conception musicale conventionnelle, semblent encourager, et donner plus de légitimité et de nécessité à la recherche historique.

Cependant, il ne s’agit encore que des débuts d’un rayonnement lent et timide. Les essais et les travaux entamés sur le répertoire ancien, à la recherche de ses secrets et de ses « codes », sont, dans les années trente, dans une phase préparatoire : réflexions, propositions, engouement, et engagement graduel des institutions musicales. Mais nous sommes encore loin d’une véritable organisation idéologique de la démarche. Les premières manifestations d’une idéologie naissante ne trouvent pas encore un terrain suffisamment solide pour être intégrées à une conscience collective, et cette idéologie est jusqu’alors loin d’être vraiment influente dans le milieu musical. Les orchestres symphoniques issus du romantisme et du post-romantisme exercent encore leur puissant pouvoir. Les grands virtuoses enflamment les salles avec les répertoires classique et romantique chers au public. Les premières tentatives de restitutions des œuvres anciennes, ne sont guère populaires ; elles souffrent encore de lacunes sur les plans technique et stylistique, et elles restent ainsi à la marge de l’activité musicale.

‘« …. Mais toutes ces tentatives semblent être restées relativement confinées dans des cercles de spécialistes et n’avoir pas durablement convaincu les interprètes et le grand public, plus attirés par la richesse sonore et l’expressivité des instruments modernes, que par l’exactitude de l’authenticité historique, ou plus exactement, n’estimant pas devoir se poser la question sur ce sujet. » 4 8

Ainsi la période précédant à la deuxième guerre mondiale, fut-elle une « période prélude », et non une période de pleine action. Il fallut passer par-là pour que les premiers indices de changement débouchent sur la naissance d’un mouvement posant vraiment la question de l’interprétation de la musique du passé. Néanmoins, il subsiste une grande différence entre les idées du début du siècle, concernant le retour à la musique du passé, et celles qui ont plus tard caractérisé l’idéologie baroque. Le passage de l’idée à la pratique a engendré d’autres approches susceptibles de compléter et de modifier les fondements de la démarche. Ainsi, les idées de Landowska elles-mêmes ne furent pas épargnées par la critique des partisans plus tardifs du retour à la musique ancienne. On considéra que ses premières tentatives d’exécution du répertoire ancien sur son clavecin « modifié », manquaient encore de véritable sens historique et l’on jugea qu’elle n’allait pas au bout de la démarche conçu ensuite par les baroquistes.

‘«  Au début de notre siècle, Wanda Landowska éprouva le besoin de retrouver la couleur sonore particulière à la musique des anciens maîtres du clavier. Mais, si nouvelle et si forte que fût l’exigence de vérité qu’éprouvait la grande musicienne qu’elle était, elle ne put pas aller au bout du chemin. Il lui fallut passer encore par l’étape d’un remodelage minimal du son : et elle se fit construire par Pleyel un clavecin moderne. Il ne lui parut pas possible de raser d’un coup l’édifice expressif qu’elle avait hérité de Brahms et de César Frank. »4 9

Les modifications que Landowska a fait introduire dans son clavecin Pleyel, avec ses pédales et sa sonorité fluide et continue, ont fait que la rupture radicale réclamée plus tard par les baroquistes, n’était pas totalement accomplie. Le résultat manquait encore de la littéralité, recherchée minutieusement ensuite, avec le développement de l’idéologie du mouvement. Et «  C’est à partir d’une rupture plus forte qu’a pu se faire le définitif retour aux sources. » 5 0

Il est possible de suivre l’évolution du cheminement du mouvement de retour (qui était loin d’être constant et continue) au cours de ce siècle, à travers différentes périodes : une première qui va du début du siècle jusqu’au année trente, dans laquelle se forment les fondements d’une nouvelle pensée, basée sur les réflexions de quelques pionniers dans le domaine. Elle contribue à une meilleure connaissance du répertoire ancien. La deuxième période s'étale entre les deux guerres mondiales ; la connaissance du répertoire ancien et de sa pratique s’élargissent considérablement en Europe, avec un investissement de plus en plus prononcé de la part des universités et les institutions musicales. Pendant cette période, se fait le passage de l’amateurisme au professionnalisme. La troisième périodese situe juste après la deuxième guerre mondiale : la connaissance du répertoire et des instruments prend alors une telle ampleur en Europe et en Amérique, qu’elle permet, sous l’impulsion de véritables spécialistes dans le domaine, de faire table rase de toutes les traditions héritées du romantisme. Désormais, on fait recours aux instruments anciens, on diminue la taille des ensembles, on parle d’une nouvelle manière d’aborder la musique du passé et on impose de nouvelles règles concernant son interprétation. Une nouvelle génération apparaît, représentant un véritable courant idéologique.

À partir de 1950, les adeptes du retour à l’ancien sont plus nombreux. Ils s’affirment dans le monde musical et leurs propos sont désormais loin d’être marginaux. Les ensembles formés par les musiciens de cette nouvelle génération entrent en concurrence avec les ensembles habituels et nous pouvons parler à ce moment là d’un véritable clivage ; entre 1960 et 1980, deux façons d’interpréter la musique ancienne coexistent : une façon traditionnelle, encore attachée aux conventions orchestrales post-romantiques, dans la lignée des interprétations de Klemperer ou de Furtwängler. L’autre façon se montre toute à fait nouvelle, originale, sobre et paradoxalement avant-gardiste, avec l’emploi de petits ensembles constitués d’instruments historiques, l’objectif étant d’abolir toute routine et d’arriver à une restitution historiquement exacte de l’œuvre du passé.

L’évolution de ce courant fut rapide et radicale. Les idées sont fixées et les objectifs sont clairs : la recherche de l’authenticité, le respect total du texte, des intentions du compositeur et des traditions d’interprétation de son époque. Les années 1970 marquent une période d’effervescence où l’on parle ouvertement du « mouvement de retour à la musique ancienne ». C’est en moins d’un demi-siècle que l’on passe de tâtonnements plus ou moins instinctifs à un mouvement hautement organisé, s’appropriant totalement la musique historique.

Si nous observons de plus près l’histoire de ce mouvement, nous constatons avec étonnement son ampleur, au regard de la courte période qui a suffi à sa cristallisation. Les adeptes du mouvement posent la question d’une nouvelle « tradition ». Or, une tradition se construit à long terme et exige un temps considérable pour s’installer, pour se fixer et pour devenir une évidence, et ce ne fut pas vraiment le cas de la « tradition » de ce mouvement. Pourquoi les choses ont-elles basculé si rapidement et d’une manière si imprévisible ? Pouvons-nous parler de « coïncidences », de convergences fortuites ? Certains disent que ce retour n’est pas nouveau et que ses origines prennent racines du XIXe siècle. C’est exact. Mais cette « tradition » authentiste de l’interprétation des musiques anciennes, est née et cultivée au XXe siècle. Il nous semble que la continuité prétendue entre les deux formes de « retour » est une illusion ; elles sont fondamentalement différentes.

Pour suivre notre fil conducteur, nous allons continuer l’étude de l’évolution et de l’organisation de cette démarche au cours du XXe siècle. Dans ce début de siècle, outre Landowska, d’autres personnalités brillantes participèrent à l’émancipation du répertoire ancien, en poursuivant le même objectif. Nous avons fait le choix d’évoquer quelques-unes d’entre elles, en essayant de donner quelques éclairages sur leurs parcours et sur l’influence qu’elles ont exercé sur la démarche dite « baroquiste » et c’est par cela que nous proposons donc de poursuivre.

Notes
4.

8 PENIN, Jean-paul, Les baroqueux ou le musicalement correct, Paris, Gründ, 2000, p.22.

4.

9 BEAUSSANT, Philippe, op. cit., p. 82-83.

5.

0 Ibid., p. 83.