5. Une nouvelle génération, un nouveau dynamisme.

Le destin des adeptes de ce qu’on appelle la pensée baroque, se dessine progressivement de la façon la plus franche et la plus prometteuse. La collaboration qui a réuni une concentration exceptionnelle de musiciens spécialistes, a donné à ce mouvement un poids et un impact considérables.

‘« Sporadiquement réunis, mais le plus souvent séparément, des musiciens essayèrent d’allier la virtuosité, la découverte du répertoire et la pertinence stylistique : le contre ténor anglais Alfred Deller, le violoncelliste autrichien Nikolaus Harnoncourt et le claveciniste hollandais Gustav Leonhardt furent à l’origine des trois principaux centres de renouveau de la musique ancienne en Europe, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Benelux. » 5 5

Le violoncelliste Nikolaus Harnoncourt apparaît comme le nouveau mobilisateur de la mission de rénovation de la musique ancienne, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Outre un grand talent de musicien, Harnoncourt possède une connaissance approfondie du répertoire, des manuscrits et des instruments anciens, ce qui lui permet de se consacrer à la restitution d’un grand nombre d’œuvres anciennes. Son engagement porte essentiellement sur la recherche d’une nouvelle esthétique d’interprétation, et la quête du caractère historique des œuvres interprétées. En 1953, Harnoncourt rassemble des musiciens, comme lui tous, issus de l’orchestre de Vienne. Il fonde un petit groupe dans le but d’expérimenter les instruments anciens, leurs sonorités et leurs modes de jeu. Il se lance dans l’étude des traités, des partitions, des manuscrits, des travaux antérieurs, pour trouver des solutions aux problèmes inhérents à l’interprétation de la musique ancienne : la notation, le tempo, l’articulation...

Il fonde en 1957 son ensemble, le Concentus Musicus. Avec cet ensemble, Harnoncourt révèle les résultats de ses recherches dans plusieurs concerts donnés sur les instruments de l’époque : démarche fondatrice, grâce à laquelle Harnoncourt installe, petit à petit, les nouvelles bases de l’interprétation historique, car jusqu’à cette date, l’emploi des instruments anciens dans les ensembles historiques n’était pas encore systématique. En 1962 l’ensemble donne au grand public pour la première fois les Concerts Brandebourgeois de Bach, dans une interprétation inédite de ces œuvres très connues, qui renverse toutes les habitudes des mélomanes. Les réactions sont diverses, mais le résultat est unique : Harnoncourt révolutionne l’approche interprétative de la musique ancienne au sein du monde musical.

La démarche de cet homme nous semble extrêmement intéressante pour différentes raisons : d’une part, son engagement et ses convictions, et, d’autre part, l’évolution dont son parcours exceptionnel témoigne au regard de la question de l’authenticité, ainsi que de la mission du musicien dans la transmission de l’œuvre interprétée. En outre, Harnoncourt est un des rares musiciens baroquistes qui aient réellement écrit sur la musique, en fournissant une critique scientifique et des explications sérieuses au sujet de l’interprétation du répertoire. Il incarne ainsi l’image d’un défenseur de la musique ancienne, qui a su porter la pensée musicale au-delà de ses aspects conflictuel, ou doctrinal et figé. Même s’il est considéré comme l’artisan du renouveau de la musique ancienne dans la deuxième moitié du XXe siècle, sa réflexion, sur la musique ancienne et sur la musique en général, ne fut jamais simpliste ou manichéenne.

Dans ses ouvrages : Le discours musical et Le dialogue musical, Harnoncourtapparaît en musicien d’une grande intelligence ; ayant assimilé en profondeur l’histoire de la musique occidentale, il va toujours à l’essentiel dans sa quête du sens, de l’esprit, en analysant avec subtilité les questions proposées par la musique et son exécution. Ses écrits, ses enregistrements dévoilent en permanence une exigence musicale, qui exclut toute idée préétablie. Harnoncourt a certes joué un rôle important dans le fondement de l’idéologie baroque, mais sa démarche ne s’arrêtait pas là. Nous consacrerons une partie de notre travail à sa réflexion sur la musique ancienne. Mais il nous faut d’abord revenir à la nouvelle génération de musiciens dont nous parlions.

À côté de celui d’Harnoncourt figure dans la même période le nom du Gustav Leonhardt. Ce claveciniste manifeste à son tour un grand engagement au service de la rénovation du répertoire ancien. Les concerts donnés par Leonhardt, dans la deuxième moitié du siècle, reflètent le changement intervenu dans l’interprétation de la musique ancienne en quelques décennies. Contrairement aux interprétations de Landowska, vives, fougueuses et presque encore imprégnées d’un idéal romantique qui favorise la sonorité puissante et la fluidité du discours, celles de Leonhardt, réalisées sur des clavecins anciens, se montrent sobres, objectives et totalement dégagées de toute influence antérieure. Ainsi, Leonhardt se présente comme le fondateur de la nouvelle école de clavecin du XXe siècle, d’une nouvelle pratique considérée comme la plus fidèle et la plus exacte sur le plan historique. Il collabore avec de nombreux musiciens partisans du retour à la musique ancienne, notamment Harnoncourt, et il fonde en 1955 son propre Consort participant ainsi au développement du mouvement.

L’arrivée de ces musiciens marque sans aucun doute une nouvelle période de l’histoire de la démarche commencée au début du siècle, en la consolidant et en la pérennisant. Elle contribue à l’élargissement de la connaissance du répertoire ancien et à la stabilisation de la nouvelle approche de ce répertoire. Ainsi, se constitue vraiment une nouvelle convention d’interprétation, définie par le retour aux instruments anciens, aux intentions du compositeur, aux modes d’exécution anciens et aux partitions originales.

Durant les années 1950 et 1960, les priorités de l’idéologie de retour à la musique ancienne prennent forme. La définition et la précision de ces exigences, vont organiser, d’une part, les objectifs et les ambitions des adeptes à cette idéologie, et, d’autre part, elles vont participer à la fixation et l’ancrage de ce mouvement. L’arrivée d’une nouvelle génération présentée par Deller, Harnoncourt et Leonhardt, et le renforcement de sa position, contribuent à la création d’un véritable noyau pour un déploiement extrêmement important touchant à la pratique du répertoire ancien et à celle des répertoires plus récents. Cependant, l’intérêt porté sur la musique ancienne passe par plusieurs phases que Planchart précises dans son article  « L’interprétation des musiques anciennes » :

‘« L’officialisation et la professionnalisation de cette discipline éloignèrent des musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance et privilégièrent la musique baroque et classique, deux répertoires nettement plus proches des traditions en vigueur dans les conservatoires et offrant aux élèves musiciens un parcours voisin des filières traditionnelles. Au cours des années 1970 et 1980, on assista donc à un relatif déclin de la vogue des concerts et des enregistrements des répertoires du Moyen-Âge et de la Renaissance − tendance qui allait s’inverser à la fin des années 1990 − et à une augmentation étonnante du nombre d’orchestre d’instruments anciens dédiés aux répertoires du XVIIIe et du début du XIXe siècle. »5 6

À la suite de ces musiciens, de nouveaux ensembles se forment, tous ayant désormais, un même dogme, les mêmes ambitions et la même méthode. Citons quelques exemples : En Angleterre, Michael Morrow fonde en 1955 l’ensemble Musica riservata, Christopher Hogwood et David Munrow fondent en 1967, l’ensemble Early Music Consort of London, John Eliot Gardiner contribue à son tour à la création du Monteverdi Choir en 1964, et plus tard, en 1990, il fonde l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique. Tous ces ensembles s’engagent dans la même direction et s’affirment en tant qu’ensembles historiques. En Allemagne, vers les années 1970, c’est la naissance de l’ensemble Musica Antiqua Köln sous la direction de Reinhardt Goebel, ensemble d’une grande virtuosité possédant une grande connaissance du répertoire ancien. À Vienne,Pendant les années 1960, les noms de Edouard Melkus et René Clémencic, associés bien évidemment à celui d’Harnoncourt, résonnent sur la scène musicale à Vienne, considérée alors comme la capitale de musique ancienne.

L’activité de ces ensembles, s’accompagne naturellement d’une intense activité de formation de musiciens de plus en plus sensibilisés aux répertoires anciens et à la pratique des instruments de l’époque. L'enseignement de la musique ancienne est officialisé au sein des conservatoires, des universités et des grandes écoles musicales.

Partout en Europe, des musiciens, comme le violoncelliste Anner Bylsma, les frères Kuijken et le flûtiste Frans Brüggen, vont se consacrer entièrement au développement des techniques spécifiques de jeu et au style particulier propre aux instruments anciens. Ils fondent de véritables écoles d’interprétation de la musique ancienne, dont les portes sont ouvertes pour recevoir tous ceux qui s’intéressent à ce domaine.

Cette activité organisée arrive en France, avec l’initiative de William Christie, associée à celle de Philippe Herreweghe et Jean-Claude Magloire, qui fonde son ensemble « La Grande écurie et la chambre du roy » en 1967. En 1970, la collaboration de Christie, Herreweghe, Philippe Beaussant et Vincent Berthier de Lioncourt donne naissance à l’ « Institut de Musique et Danses anciennes » (IMDA). En 1982 Marc Minkowski fonde les « Musiciens du Louvre » et en 1986, Christie Fonde « Les Arts Florissants ». Beaucoup d’autres marquent la scène musicale française dans les années 1980, comme : l’orchestre« Mosaïque » de Christophe Coin, fondé en 1984 et le « Concert français »des frères Hantaï, en 1985.

Parallèlement, dès les années 1970, les publications participent au rayonnement des idées du mouvement. De nouveaux périodiques, des revues spécialisées reflètent l’activité du mouvement, comme le périodique Early Music lancé par John Mansfield Thomson en 1973, ou encore Diapason, Goldberg, etc… Ainsi, l’apparition des critiques spécialisés dans le domaine ; entre défenseurs et opposants, ils participent à leur tour d’une meilleure connaissance de l’idéologie et des propos du mouvement.

Dans cette deuxième moitié du siècle, une nouvelle dynamique gagne ce mouvement. L’activité des ensembles « historiques » s’amplifie, en tant que partie inséparable du reste des activités musicales. Le répertoire proposé par ces ensembles, l’originalité de leur parcours, attirent de plus en plus un public assoiffé à la fois de nouveauté et de tradition, dérouté et coupé d’une musique actuelle inaccessible au plus grand nombre.

Pendant cette évolution, plusieurs facteurs convergent et jouent chacun son rôle dans l’expansion du mouvement et dans la diffusion de la nouvelle tradition : les émissions radiophoniques, l’engagement grandissant des organisateurs des concerts, le soutien financier considérable de quelques personnalités, (les subventions d’état n’apparaissant que tardivement,) et bien évidemment le rôle décisif du marché de disques et de l’enregistrement.

En effet, tout va alors pour le mieux. Dans les années 1990, le mouvement prend encore un nouvel élan. Ses activités sont florissantes et la demande ne cesse pas d’augmenter. La professionnalisation du mouvement met toutes les chances de son côté et permet à ses partisans de gagner une grande confiance, ce qui les incitera à étendre leur pratique à d’autres répertoires. « Force est de constater à présent, au vu de sa pérennité, que le répertoire baroque a trouvé sa place. Il est devenu dans les milieux professionnels et dans la sensibilité du public aussi, un répertoire stable et permanent.

Ce qui était difficile et demandait, il y a trente ans, beaucoup de recherche et de technicité, est plus facile. Le travail sur l’orchestre de Lully ou de Rameau qui était délicat, techniquement et stylistiquement, présente moins d’obstacles. Les premières expériences ont porté leurs fruits. Le jeu sur les instruments anciens est plus souple, il est débarrassé des impressions de tension ou d’effort. »5 7

La flambée d’enthousiasme pour la musique historique et sa pratique, le retour au passé, aux conventions, se montre paradoxalement, originale, moderne et avant-gardiste. Pour de nombreux critiques, le mouvement de retour à la musique ancienne est devenu un véritable phénomène de mode, un phénomène « historique » qui répond à un besoin et à un goût actuels.

L’évolution et le succès du mouvement s’inscrivent donc sur deux terrains : un terrain historique avec l’idée du retour aux sources et celle de l’authenticité, et un terrain moderne, celui d’une pratique musicale complètement nouvelle, avec tout ce qu’elle implique de correspondances avec la pensée moderne et avant-gardiste du XXe siècle. Le mouvement joue de son aspect historique, mais son fondement est tout à fait moderne. Quant à l’idéologie du mouvement de retour à la musique ancienne, elle a suscité autant d’enthousiasme que de méfiance de la part de beaucoup de musiciens et de musicologues. L’aspect conservateur mais également paradoxal de cette idéologie est devenu un sujet de controverse qui ne cesse d’occuper une place importante dans le débat qui concerne le rapport à la musique ancienne au cours du XXe siècle. Nous allons tenter de parler de cette idéologie, de son impact pendant la deuxième partie du XXe et les débuts du XXIe siècle, des raisons qui ont favorisé son essor et la diffusion de ses principes, en abordant plus précisément, la question du conflit entre "modernistes" et "baroquistes".

Notes
5.

5 FRANÇOIS, Pierre, op. cit., p. 8.

5.

6 PLANCHART, Alejandro, « L’interprétation des musiques anciennes », op. cit., p. 1086.

5.

7 Entretien avec William Christie, Goldberg, n°5, déc/jan, 1998, www.goldbergweb.com .