6. Idéologie et contradictions.

« Le beau est trop fragile pour souffrir d’être trop strictement soumis aux principes de la logique quotidienne »(Landowska)’

Ainsi, durant la deuxième moitié du XXe siècle, il semble que les principes adoptés pour définir la vision d’une « interprétation historiquement correcte » soient véritablement fixés. Ces principes ont réellement provoqué une forme de rupture avec la tradition, pour s’imposer en tant que nouvelles bases de toute interprétation touchant au répertoire ancien. Ainsi, une nouvelle tradition prend place, avec une position ferme et peut-être, même, radicale.

Le retour attentionné aux traités anciens, aux intentions du compositeur, aux sources premières, aux instruments d’époque, à une tradition « lointaine », font tous partie des règles qui conditionnent désormais l’approche musicale du répertoire ancien. Il nous semble que cette nouvelle approche de l’œuvre interprétée, qu’elle soit ancienne ou plus récente, cherche constamment à mettre l’accent sur un ensemble de détails considérés comme prioritaires. Nous pouvons alors postuler l’existence d’une proximité de fait entre cette approche « historique » et celle des compositeurs modernes, qui ne laissent rien au hasard, portent des indications détaillées et très précises sur leurs partitions : c’est de ce point de vue que l’idéologie baroque trouve une correspondance plausible avec la pensée de l’avant-garde.

Pour les adeptes du mouvement, le détail historique, occupe une place très importante dans la recherche musicale. Pour reconstituer fidèlement une œuvre telle qu’elle était à son époque, il faut obligatoirement s’appuyer sur un ensemble de critères historiques permettant de reformuler l’œuvre dans sa version la plus authentique. C’est autour de la notion d’authenticité que l’idéologie du retour gravite en permanence, s’explique et se justifie. Le discours baroquiste, présente ainsi la question : une interprétation est incontestable à partir du moment où elle respecte les intentions du compositeur et les conditions historiques. C’est la définition d’une interprétation authentique. Mais, ce point de vue, sur une question complexe, n’est pas unanimement partagé et, par ailleurs, cette définition de l’authenticité tient compte de certains des aspects de l’interprétation, mais d’autres aspects restent ignorés ou parfois, sont évités par certains « adeptes ». Par ailleurs, certains de ces aspects sont probablement sollicités et mis en avant pour des raisons moins musicales que pragmatiques, et c’est à notre sens la raison de cet interminable conflit entre adeptes et opposants. Est-il donc possible de réduire l’interprétation musicale à la prédominance de l’élément historique ou archéologique ? L’authenticité est-elle un concept engageant uniquement le retour au passé ? Est-ce qu’une interprétation est plus authentique parce qu’elle contient plus d’éléments et de références historiques qu’une autre ? Finalement, qu’est ce que l’authenticité ?

Ces interrogations, concernant la notion de l’authenticité dans son rapport à l’interprétation musicale, restent encore sans réponse simple. Pourtant, malgré les doutes et la méfiance de certains critiques ou musiciens à l’égard de ce qui ressemble à une conception manichéenne et exclusive, certains partisans du mouvement ne témoignent d’aucune volonté de nuance ou d’infléchissement : leur démarche est véritablement fondée sur cette notion, c’est cette conception monolithique qui garantit probablement, au mouvement sa place, son expansion et sa longévité. Si on l’altérait, tous les fondements de l’idéologie du retour pourraient être atteints et remis en cause.

L’authenticité proposée comme base primordiale pour construire une interprétation, ne représente en réalité qu’un élément parmi d’autres, susceptibles de rendre l’œuvre audible, compréhensible et parlante. En effet, l’acte interprétatif est d’une complexité telle qu’il nous parait extrêmement difficile de le réduire à des aspects « utilitaires » ou de le conditionner au moyen de règles simplistes ou des préceptes préétablis.

Par ailleurs, la notion de l’« exactitude » historique, avec tout ce qu’elle exige absolument pour accéder à « une interprétation historiquement correcte », est une chose qui peut paraître déroutante. Notre jugement ne met pas en cause la nécessité d’une démarche menant à une compréhension historique, stylistique et esthétique correcte du texte et de son contexte « Nul ne nie l’intérêt d’une étude initiale des conditions historiques dans lesquelles une œuvre musicale a été créée, mais la difficulté a toujours été d’appliquer ces connaissances à la musique même et son interprétation ancienne et, peut-être, moderne. » 5 8

Mais la démarche interprétative est constituée d’un ensemble d’éléments d’une telle diversité, que l’élément historique pourrait occuper, dans certains cas, une place secondaire. Dans le domaine de la récréation de l’œuvre musicale, l’étude des conditions historiques, le recours aux traités et aux documents de l’époque, ne garantit pas forcément une interprétation « historiquement exacte » ou « authentique », et cela ne peut constituer l’objectif suprême de toute interprétation, le but de tout interprète. Ainsi s’exprimait déjà Alfred Cortot : « Il faut, en toute œuvre, que la musique soit pour nous le premier véhicule de la pensée. Si, par la suite, nous trouvons un document qui confirme notre sentiment, nous pouvons nous appuyer sur lui. Mais si même il existait, à l’endroit d’une œuvre donnée, un document historique qui en établisse indiscutablement le caractère émotionnel, et que votre sentiment d’interprète convaincu en diffère, je ne crains pas d’affirmer qu’en ce cas, vous ne devriez tenir compte que de votre sentiment personnel. »5 9

Il est certain que le style et les caractéristiques propres à chaque œuvre, à chaque compositeur et à chaque époque, doivent être dévoilés à travers une interprétation pertinente. La vérité historique participe, partiellement, de la démarche interprétative, mais les caractéristiques de l’œuvre sont aussi déterminées par la réception, le raisonnement, la sensibilité de l’interprète, et par la hiérarchie de ses propres priorités. Le fait d’imposer un chemin précis pour l’accès à la « compréhension » de l’œuvre interprétée va, à notre avis, contre le principe de la création. En outre, faire recours, d’une façon systématique, aux détails historiques, à la notion d’authenticité, manifeste un attachement à des valeurs morales, organisant et ordonnant la démarche d’interprétation de la musique ancienne. En limitant la liberté nécessaire à la restitution d’une œuvre vivante et, pourquoi pas, personnelle, cela a engendré une sorte de malaise, une barrière qui inhibe l’interprète et qui installe en lui, le doute quant à sa capacité de rendre la vérité de l’œuvre selon sa propre lecture.

Or, dans son essai L’œuvre ouverte, Umberto Eco, à travers une analyse qui tend à expliquer autant la nature de l’œuvre d’art que celle de son interprétation, touche à un concept qui nous semble très intéressant : l’ouverture.

Eco démontre avec conviction et persuasion que l’œuvre musicale, même si elle est explicitement achevée, même si elle possède des composants bien déterminés annonçant son début et sa fin, même si sa forme et sa structure sont déjà fixées, reste toujours ouverte et sans une finalité absolue, car il existe différentes possibilités de la concevoir, de la penser, autrement dit de l’interpréter.

‘« … Plus généralement encore, nous avons vu que toute œuvre d’art, même si elle est explicitement ou implicitement le fruit d’une période de la nécessité, reste ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles ; chacune de ces lectures fait revivre l’œuvre selon une perspective, un goût, une exécution personnelle. »6 0

Ainsi, il n’est pas possible de concevoir l’œuvre d’art d’une façon unique : elle est forcément tributaire d’une diversité de visions, qui découlent de la diversité des analyses. « L’œuvre d’art est une forme […], c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte, un infini inclus dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d’une réalité statique et immobile, mais comme l’ouverture d’un infini qui s’est rassemblée dans une forme. L’œuvre a, de ce fait, une infinité d’aspects qui ne sont pas des fragments ou des parties mais dont chacun la contient tout entière et la révèle dans la complexité tant de l’individu qui l’interprète que de l’œuvre même. Les innombrables points de vue des interprètes et les innombrables aspects de l’œuvre se répondent, se rencontrent et s’éclairent mutuellement, en sorte que l’interprète doit, pour révéler l’œuvre dans son intégralité, la saisir sous l’un de ses aspects particuliers, et qu’inversement un aspect particulier de l’œuvre doit attendre l’interprète susceptible de le capter et de donner ainsi de l’intégralité une vision renouvelée. »6 1

Or, on peut se demander si la définition de l’interprétation authentique, ne semble pas contraindre l’exercice de la liberté du choix entre une interprétation « authentique » ou « inauthentique » ce qui, pourtant, semble légitime. « La définition est devenue absolutiste, et elle est le signe d’un enracinement définitif de l’interprétation historiquement authentique au-delà des préoccupations historiques traditionnelles, dans des champs où elle menace maintenant la condition de l’artiste qui n’a pas reçu une formation en  instruments ou styles d’exécution historiquement appropriés. »6 2

Cependant, il nous semble que savoir historique et lecture personnelle ne forment en aucun cas un ensemble hétérogène ou incohérent, l’un comme l’autre, jouant un rôle considérable dans la démarche interprétative.

Harnoncourtpose cette question dans Le discours musical, et il y répond de manière éloquente : « Que devrait être le véritable artiste ? […] Si le musicien a vraiment le devoir de prendre en charge l’ensemble de l’héritage musical – pour autant qu’il soit intéressant pour nous – et pas uniquement dans ses aspects esthétiques et techniques, il doit acquérir pour cela les connaissances nécessaires. Aucune voie ne permet d’y échapper. […] Il nous faut savoir ce que la musique veut dire pour comprendre ce que nous voulons dire par elle. Le savoir doit maintenant précéder la pure sensibilité et l’intuition.Sans ce savoir historique, on ne peutpas rendre de manière adéquate la musique historique, notre prétendue « musique sérieuse.»6 3

Ce qui rejoint l’avis de Landowska, quand elle écrit : « Et l’interprète le plus spontané, le plus démoniaque, aurait été profondément reconnaissant aux historiens qui auraient pu le renseigner sur toutes ces questions. Car non seulement la connaissance de ces détails n’aurait pas diminué le feu de son exécution, mais elle aurait, au contraire, dissipé les doutes qui gênaient quelquefois l’essor de l’inspiration de cet artiste génial et honnête. »6 4

Ces points de vue nous paraissent fondés dans la mesure où ils allient la nécessité du savoir, de la connaissance, à la spontanéité et à l’intuition de l’interprète. Mais nous constatons qu’il existe au sein du mouvement baroquiste, des positions radicales qui font régulièrement appel à une plus grande objectivité et à un respect total du texte, de son contexte historique, en tant qu’éléments exclusifs pour fonder et définir l’interprétation du répertoire ancien. Cela conditionne, à notre sens, un part de sa réussite, mais, seul, ne détermine pas, son originalité ou son importance.

Ainsi, des interrogations surgissent à la lecture de certains discours : Christopher Hogwood, par exemple, nous montre l’autre côté de la médaille en proclamant que : « Nous serons capables de former des règles et des lois pour maîtriser les interprétations de la musique du XIXesiècle ! »

Et aussi : « C’est ce qu’il y a de merveilleux, à mon avis, dans la rencontre avec des œuvres ou de nouveaux indices. Tout d’un coup cela vous donne cette formidable énergie, Ah, une nouvelle série de directives pour embellir… »6 5

Des lois, des règles, des directives : ce sont sans doute des termes que nous employons souvent, dans notre souci d’être le plus possible conscients de nos propres choix interprétatifs, de garder une vision de l’ensemble du discours musical de l’œuvre, ce qui garantit l’efficacité de sa transmission et sa compréhension de la part de l’auditeur. Mais cette terminologie, lorsqu’elle désigne les conditions historiques et non pas les choix de l’interprète, reflète une préoccupation toute différente. L’acte interprétatif est alors envisagé principalement dans son rapport étroit avec des lois considérées comme les plus « correctes ». Cela nous pose problème tant dans le discours que dans la pratique du répertoire ancien en général, car nous pensons que rien n’est absolument correct ou absolument faux dans le domaine de l’interprétation musicale.

Sur la question de l’authenticité et de l’interprétation authentique, le fond du problème s’est donc déplacé : il est claire qu’aucun interprète sérieux et soucieux de rendre son interprétation intéressante ne peut échapper à certaines orientations ou à une étude approfondie du contexte de l’œuvre interprétée. Une approche spontanée et esthétiquement parlante n’est plus suffisante à un moment où un savoir musical d’ensemble devient une nécessité. Une approche seulement libre et personnelle est aujourd’hui difficilement défendable. Mais dès lors que l’authenticité ne trouve place que dans des lois et des idées figées quant à la nature de l’approche musicale, apparaît le véritable problème, dont le fond consiste à confondre le savoir et l’authenticité : nous avons souvent l’impression que le savoir musical, dans le discours baroquiste, s’est réduit naïvement à la notion d’authenticité dans son rapport unilatéral avec le passé, et non pas avec le présent, comme si l’authenticité historique proposée remplaçait « le savoir », dans le sens large du terme, pour se présenter comme le seul et unique chemin menant à une interprétation sensée. C’est pour cette raison que la question de l’authenticité se trouve au cœur de la querelle enflammée entre opposants et adeptes de l’idéologie baroque.

Notes
5.

8 ROSEN, Charle, « Le choc de l’ancien » , in : Inharmoniques, n°7, Musique et authenticité, Paris, Librairie Séguier, IRCAM, Centre Georges-Pompidou, 1991, p. 107.

5.

9 CORTOT, Alfred, Cours d’interprétation, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 19.

6.

0 ECO, Umberto, L’oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, p. 35.

6.

1 PAREYSON, Luigi, Estetica-teoria della formativita, cité in : Eco, Umberto, L’œuvre ouverte, op. cit., p. 36.

6.

2 TARUSKIN, Richard, « L’ancienneté du présent et la présence du passé », in : Inharmoniques,n°7, Musique et authenticité, Paris, Librairie Séguier, IRCAM, Centre Georges-Pompidou, 1991, p. 70.

6.

3 HARNONCOURT, Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p. 27-28.

6.

4 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 133.

6.

5 Cité in : TARUSKIN, op. cit., p. 78.