6.1.2 Comment comprendre ce phénomène ?

Face au rejet manifesté par les défenseurs du progrès et du modernisme et face à la puissance des orchestres et des instruments modernes, le défi pour les partisans du retour à la musique ancienne était d’assurer le rayonnement de leurs activités, de trouver une place sûre au sein du monde musical, voire d’exercer un certain pouvoir. Pour cela, ils ont mené une politique d’orientation d’efforts, en cultivant, en premier lieu, la notion d’authenticité. Cette politique cherche, d’une part, à affirmer et à imposer une nouvelle pratique interprétative et elle vise, d’autre part, la diffusion de cette activité grâce à l’enregistrement, qui en constitue donc un élément primordial dans l’éclosion de leur pratique et de leur idéologie. L’authenticité, recherchée par les pionniers au début du siècle et dans sa deuxième moitié, s’est transformée, pourrait-on dire, en moyen de propagande. L’utilisation de l’instrument ancien, comme instrument de censure, l’affirmation que l’authenticité de toute interprétation du répertoire ancien est strictement liée à son emploi, cela aussi est devenu un moyen de propagande.

Avec le recul pris par les propos baroquistes depuis deux décennies, au vu des analyses récentes du phénomène de retour au passé au XXe siècle, la notion d’authenticité musicale nous semble poser un véritable problème : l’authenticité est-elle effectivement un objectif, ou plutôt le moyen d’atteindre un objectif ? L’authenticité, telle qu’elle est présentée par les partisans du mouvement baroque, est-elle réellement authentique ? Peut-elle satisfaire, convaincre ou réunir l’ensemble des musiciens engagés dans une démarche créative ?

Souvenons-nous que le rapport avec l’histoire, avec le passé, peut poser problème et que différentes interprétations sont possibles quant à la nature de ce rapport. Entre deux conceptions, l’une qui propose de déplacer le passé dans le présent, et l’autre qui transporte le présent dans le passé, il y a place pour un long débat. De ce point de vue, l’idéologie authentiste comporte d’importantes lacunes, souffre d’une certaine fragilité. Chercher l’état naissant de l’œuvre paraît être une quête impossible dans la mesure où les conditions de réception, de compréhension et d’exécution ont considérablement changé. Par ailleurs, l’acte interprétatif répond naturellement à des exigences de transmission qui sont intimement liées aux données et aux considérations actuelles. Le fait de le couper systématiquement de son environnement moderne pourrait mettre en péril l’œuvre elle-même, en liant son existence à la seule vision de sa vérité historique.

On comprend que, pour certains, l’idéologie du retour aux sources, en elle-même, n’est ni suffisante, ni suffisamment éloquente, pour faire vivre le mouvement avec le rayonnement qui est le sien. Quelles sont donc les raisons qui ont contribué et qui contribuent encore à son développement ?

En effet, cette notion semble jouer un rôle essentiel dans l’identification d’une appartenance : d’une part, l’authenticité est un mot de passe qui réunit les partisans autour d’un seul objectif et, d’autre part, elle garantit une place distinctive sur la scène musicale actuelle. L’authenticité différencie un groupe par rapport aux autres, elle caractérise son approche musicale et elle se constitue un emblème d’un courant.

‘« Dans le cas du baroque, ce type de réaction s’accorde bien à ce que Jürgen Habermas a appelé l’idéologie de la classe déclinante. Qui, le sourcil levé, se proclame un partisan de la musique de basse continue – souvent, même, en s’opposant au XIXe et au romantisme – se donne l’air de faire un choix, au nom d’un goût rigoureux, qui n’a pas à apporter la preuve de son objective capacité à établir des différences. »6 9

Par ailleurs, l’authenticité, en tant que notion, indépendamment de ses applications, est une nouveauté. Cette nouveauté est particulière, parce qu’elle est attachée au répertoire ancien : c’est une nouveauté sécurisante, contrairement à celle des avant-gardes et de la nouvelle pensée. Nous pensons que c’est grâce à cette double nature que l’authenticité proposée par les baroquistes attire l’attention et l'agrément du public, auquel elle procure une grande satisfaction.

Le terme « authenticité » ne fut jamais autant utilisé qu’au cours du XXe siècle, surtout dans sa deuxième moitié. Or, paradoxalement, la notion de progrès, que les baroquistes critiquent ardemment, se manifeste clairement dans leur pratique, qui se veut en effet progressiste, par rapport à une tradition d’interprétation considérée comme démodée. Les nouvelles couleurs produites par les instruments anciens, l’originalité de l’« authentiquement historique » sont des raisons supplémentaires de la place importante tenue par l’authenticité dans la nouvelle conception de la musique du passé et du fait que le mouvement, malgré ses lacunes idéologiques, occupe toujours une place de choix en tant que mouvement foncièrement moderne.

‘« Les versions « authentiques », instrumentales ou vocales du répertoire sont souvent présentées comme un « progrès », s’inscrivant dans une sorte d’histoire évolutive des interprétations, émergeant peu à peu tout au long du XXesiècle… »7 0

L’analyse que nous vous proposons de faire de différents points de vue d’opposants ou d’adeptes, nous aidera à dessiner un paysage plus clair de la réalité de l’idéologie authentiste avec tout ce qu’elle contient de forces et de faiblesses. Cela nous intéresse particulièrement afin de tenter d’évaluer l’impact de cette idéologie sur la question de l’interprétation musicale, et pour chercher à savoir si ce mouvement représente, aujourd’hui, un courant réellement indépendant, ou plutôt un aspect d’un changement radical de la pensée de l’œuvre musicale en général, au cours du XXesiècle.

Notes
6.

9ADORNO, Théodor, W., L’art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 110.

7.

0 PENIN, J.P., op. cit., p. 67.