6.2.1 Le rôle du disque :

Il faut remarquer que l’essor de mouvement baroque correspond à celui du microsillon puis du disque compact. Les baroquistes semblent avoir habilement profité de cette correspondance, en menant une politique commerciale très affûtée pour s’intégrer dans le monde musical. Le recours au disque, fut sans aucun doute un outil indispensable pour l’épanouissement du mouvement : les caractéristiques du disque sont plus adaptées à la musique ancienne que les grandes salles des concerts, conçues naturellement pour accueillir les grands ensembles de la musique du XIXeou du XXe siècle. « En effet, les instruments du XVIIIe siècle (à l’exception, bien entendu, des orgues) étaient essentiellement faits pour des salles qui pouvaient contenir quelques centaines de personnes. Dans les salles modernes typiques, d’une capacité de 1500 à 3000 personnes, ils ont l’air d’émettre des sons inaudibles et grêles et leurs nuances les plus subtiles se perdent dans l’espace. » 7 3

Par ailleurs, la nouvelle technologie proposée par le disque permet de respecter les principes stylistiques du jeu à l’ancienne en préservant son équilibre, en mettant en valeur certains timbres et en gommant certaines imperfections ou défauts techniques, chose que ne peut offrir la salle de concert. Ainsi les enregistrements présentèrent des qualités semblables à ceux des orchestres traditionnels, ce qui a énormément facilité l’accès au public.

Enfin, les instruments anciens posaient un problème épineux : ils se désaccordaient très vite. Or, l’enregistrement offre la possibilité d’effectuer plusieurs prises ou de retoucher le résultat, et cet inconvénient majeur a été écarté. Ainsi les enregistrements de musique ancienne peuvent se substituer à la satisfaction du plus grand nombre.

Parallèlement, le mouvement a su profiter des transformations qui ont affecté le marché du disque pendant ces dernières décennies : l’arrivée du CD, la recherche de la nouveauté, la quête d’un élargissement du répertoire, autant d’éléments qui ont favorisé l’insertion du mouvement dans le nouveau dynamisme du marché. Dans un chapitre intitulé « Le marché du disque de musique ancienne », Pierre François nous explique le rapport entre la montée du mouvement et l’évolution du marché du disque : « Sur un marché du disque classique déprimé, l’adoption rapide du CD aura permis de relancer la demande dans des proportions inespérées. Ce changement de standard technique […] allait amener l’ensemble des consommateurs à reconstituer leurs discothèques. » 7 4

Et il ajoute: « Sur le marché du disque de musique sérieuse, la musique ancienne a été un élément de développement décisif dans un contexte d’abord marqué par l’euphorie de l’arrivée du disque compact, et confronté ensuite au retournement de la demande […] Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le volume des ventes des disques de musique ancienne à l’échelle des ventes de musique sérieuse [...] Aux yeux des producteurs de disques, la musique ancienne a longtemps constitué la promesse de réaliser un chiffre d’affaires qu’ils ne pouvaient atteindre avec les enregistrements de formations traditionnelles… »7 5

Pierre François nous donne d’autres explications très convaincantes : il montre que dans la quête d’un renouveau et d’une revitalisation du marché du disque, les ensembles baroques arrivent à point nommé : un répertoire nouveau puisque méconnu, sur des instruments nouveaux, avec une nouvelle pratique.

Par ailleurs, François fait un constat important pour compéter notre vision du phénomène : « La musique ancienne a aussi attiré les maisons de disques en raison du mouvement même de professionnalisation qui a permis aux maisons de disques de profiter d’artistes de très grand talent qui n’étaient pas encore en position d’avoir des exigences économiques proportionnées à leur succès commercial et critique. Comme dans les autres domaines de leur activité, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les conditions de travail des ensembles de musique ancienne étaient proches de l’amateurisme : les maisons de disques qui accueillaient ces ensembles inconnus ne leur proposaient pas des conditions économiques très intéressantes, d’autant que les ensembles avaient parfaitement compris que le disque était pour eux un outil de promotion décisif. »7 6

La cristallisation de l’idéologie du mouvement de retour à la musique ancienne, a trouvé un terrain fertile dans cette deuxième moitié du siècle, favorisée par des facteurs d’ordre social et également économique « Baroque, est un concept de prestige. Ce mot de « baroque » fut comme la porte par laquelle l’industrie culturelle fit son entrée dans la culture. »7 7

La stratégie que les défenseurs de l’idéologie authentiste ont su utiliser pour s’infiltrer dans les enjeux des marchés de la musique était cependant une arme à double tranchant : elle a joué un rôle essentiel pour la diffusion du répertoire ancien,. Mais, d’autre part, elle a suscité encore plus la méfiance du reste du monde musical et suscité d’insistantes interrogations sur sa légitimité en tant que courant de pensée.

Notes
7.

3 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 110.

7.

4 FRANÇOIS, pierre, op. cit., p. 138.

7.

5 Ibid., p. 146.

7.

6 Ibid., p.147.

7.

7 ADORNO, Theodor, W, L’art et les arts, op. cit., p. 107.