6.4 Interprétation authentique.

Les adeptes du mouvement de retour à la musique ancienne se sont appropriés le terme, au point que nous nous retrouvons à peu près dans l’obligation de l’accepter comme une évidence. Pourtant, il existe d’autres interprétations de ce terme, proposées par d’autres musiciens ou spécialistes de musique, même s’ils restent en marge, face à la puissance impressionnante du mouvement.

En réalité, la définition de l’interprétation authentique varie selon le rapport que chaque interprète entreprend avec l’œuvre musicale. Cette authenticité, à notre sens, a deux sources : l’une est le savoir, concernant le contexte historique et le courant de pensée dont l’œuvre musical est issue : nous sommes là dans une attitude objective, nécessaire pour situer l’œuvre dans un temps et dans un espace précis. L’autre source est le contact personnel de l’artiste avec l’œuvre, condition d’une compréhension d’ordre spontané. L’interprète, grâce à ce contact, peut imaginer une sonorité, une expression et construire son discours à travers le discours du compositeur : attitude subjective, aussi nécessaire que la première pour donner à l’interprétation son éclat personnel et sa différence.

Parler d’une interprétation totalement objective semble une utopie. Vouloir respecter les intentions du compositeur est légitime, pourtant nul ne peut atteindre la réalité d’une intention lointaine. Choisir tel instrument pour telle ou telle œuvre est peut-être légitime, mais certains compositeurs ne rêvaient-ils pas d’autres instruments ? Avoir recours aux traités de l’époque, revisiter les documents, tout cela est nécessaire, mais il est un moment où l’interprète doit intervenir, pour agencer et recréer toutes les données à travers sa vision et ses capacités, en se posant lui-même les questions indispensables, sans rien attendre de réponses toutes faites. Les deux côtés nous semblent devoir coexister dans n’importe quelle interprétation honnête. Vouloir éliminer la subjectivité ne fait, à notre sens, qu’uniformiser les interprétations, en lui privant de sa dimension réaliste. « Pour le véritable interprète, l’œuvre musicale n’est pas une chose figée et inerte mais elle est – à condition que l’interprète soit capable de la penser et de la saisir – une véritable provocation, grâce à laquelle il arrive précisément à penser et à saisir cette œuvre et à la faire penser et saisir par l’auditeur. Et c’est sans doute de la force de cette provocation, ainsi que de l’enthousiasme et de la concentration avec lesquels il sait y répondre, que dépend l’authenticité de l’interprète et de ses interprétations. »9 1

L’authenticité qu’évoque Leibowitz est celle qui émane d’une compréhension profonde de l’œuvre, d’une certaine fusion entre le compositeur et l’interprète. C’est une authenticité qui ne s’attache nullement à des considérations extérieures mais à une interrogation permanente sur la nature et le sens de l’œuvre musicale. En ce sens, une interprétation vivante est une interprétation authentique, une interprétation figée, variable, et préconçue ne peut être authentique.

‘« …Je crois qu’interpréter et comprendre exigent de l’exécutant un véritable effort créateur, une interrogation constante sur le sens des textes musicaux, un refus non moins constant de glisser dans la pure pratique – quel que soit son degré de perfection technique – enfin une prise de conscience toujours renouvelée de l’œuvre musicale – quelle que soit l’époque à laquelle elle appartient- dans ce qu’elle a d’unique et de toujours vivant. » 9 2

La vision de Leibowitz rejoint celle de Cortot. Pour lui ; interpréter : « C’est recréer en soi l’œuvre qu’on joue. »9 3 Et : « Le langue musicale, à mesure qu’elle élève le ton, devient plus hermétique sans doute, mais elle garde pour les initiés toute sa clarté émotive.Cependant, ce n’est que par un mécanisme intellectuel infiniment subtil que l’interprète peut, et doit, au travers du langage symbolique des sons, rendre limpide le sens d’une composition. »9 4

Cette vision de l’authenticité nous semble tout à fait juste, en ce qu’elle cherche à tisser des liens intellectuels et émotionnels entre l’interprète et l’esprit du compositeur, en considérant que cet interprète est seul responsable de sa recherche devant l’œuvre interprétée. En relisant certains propos des pionniers du retour aux sources et à l’authenticité, nous notons à cet égard une certaine confusion à laquelle eux-mêmes ne pouvaient échapper.

Landowska, n’emploie pas le terme « authenticité » dans sa littéralité ; cependant, elle explique sa vision d’une interprétation authentique : « Il nous faut connaître l’esprit, le sentiment, le goût et l’atmosphère de l’époque pour les comprendre et pour en donner un reflet plus ou moins exact. »9 5. Pour étayer son idée, elle a recours à Wagner : « La première règle de l’interprétation, dit Wagner, doit être de traduire avec une fidélité scrupuleuse les intentions des compositeurs, afin de transmettre aux sens l’inspiration de la pensée sans altération ni déchet. Le plus grand mérite du virtuose consiste donc à se pénétrer parfaitement de l’idée musicale du morceau qu’il exécute et à n’y introduire aucune modification de son cru. » 9 6

Entre les deux citations, il y a tout de même, une forme de contradiction ; dans la première, Landowska adopte un point de vue que nous pouvons qualifier de subjectif, en employant des termes comme : « esprit », « sentiment », « atmosphère », « reflet ». Mais en citant Wagner pour définir une interprétation authentique, elle a recours à des termes plus normatifs : « fidélité scrupuleuse », « transmettre la pensée sans altération », « n’y introduire aucune modification »... Nous voici déjà, face à une dualité qui reflète une certaine tension entre la volonté de retour méticuleux et l’envie naturelle de cerner et de comprendre l’œuvre.

Cette dualité prend également une autre forme. Harnoncourt, dans Le discours musicale aborde, dans son chapitre intitulé, « L’interprétation de lamusique ancienne », la question de l’authenticité de l’interprétation sous deux angles : « Face à la musique historique, il est deux attitudes radicalement différentes, qui correspondent à deux manières de la rendre non moins différentes : l’une la transpose au présent ; l’autre essaye de la voir avec les yeux de l’époque où elle est née. »9 7

Harnoncourt voit dans la deuxième attitude  « un symptôme de l’absence d’une musique contemporaine vraiment vivante. »9 8

Cette déclaration nous intrigue car elle nous laisse supposer que si la musique contemporaine occupait réellement son espace vital, la deuxième manière de voir la musique ancienne, « avec les yeux de son époque », n’aurait peut-être pas existé ! Nous savons qu’Harnoncourtadoptait cette deuxième manière ; voici comment il voit le recours à ce qu’il appelle la restitution authentique de l’œuvre : « La volonté du compositeur est pour nous l’autorité suprême ; nous voyons la musique ancienne en tant que telle, dans sa propre époque, et devons nous efforcer de la restituer authentiquement, non pas pour des raisons d’historicité, mais parce que cela nous paraît aujourd’hui la seule voie juste pour la rendre de manière vivante et respectueuse. »9 9. Cependant, il ajoute : « Mais une restitution est fidèle à partir du moment où elle s’approche de la conception qu’avait le compositeur au moment de la composition. On voit que ce n’est réalisable que jusqu’à certain point : l’idée première d’une œuvre ne se laisse que deviner, en particulier lorsqu’il s’agit de musique d’époque très reculée. »1 00

Il existe donc des doutes : même si pour Harnoncourt, la volonté du compositeur est le but suprême, il suggère que nous sommes capables de nous approcher de la conception du compositeur, non de ses intentions proprement dites. Là encore, il semble qu’il y ait une certaine contradiction entre la volonté et la possibilité de réalisation de cette volonté. Ce qui nous semble plus intrigant encore, c’est que plus tard, Harnoncourt, qui s’est lancé dans la direction des grandes œuvres romantiques à la tête des orchestres traditionnels, déclare :

‘« Il n’existe personne qui puisse dire d’une façon certaine comment lire cette musique, comment procéder dans le détail lorsqu’on la joue […] Je suis très sceptique et me demande si on peut encore aujourd’hui comprendre parfaitement cette musique[…] Il est tout à fait possible que le bouleversement complet de notre vie culturelle au cours des cent dernières années ait modifié à ce point la pratique et l’écoute de la musique que nous ne percevons et ne comprenons plus du tout ce que Mozart par exemple disait dans sa musique et ce qu’y trouvaient ses contemporains qui, eux, la comprenaient.[…] Il n’existe pas de tradition continue pour le jeu, si bien que nous ne savons absolument pas comment on jouait en fait de ces instruments autrefois. »1 01

Harnconcourt, qui déclare en 1954 que la restitution authentique était la « seule voie juste », affirme au Sunday Times en 1991, l’année de ses débuts au Philharmonique de Berlin, que « l’authenticité n’existe pas ». !

Ainsi, les pionniers du mouvement, reviennent sur certaines positions qu’eux-mêmes ont adoptées au début de leur démarche. Probablement, ils se sont aperçus que le fait d’appliquer le principe d’authenticité dans le domaine de l’interprétation est une mission quasi impossible. Globalement, il semble, que l’idée suscite aujourd’hui, un certain embarras.

Dans un entretien paru dans le magazine Diapason, en février 2005, dialoguant avec William Christie, Pierre Boulez explique ce qu’il pense réellement de la notion d’authenticité proposée par les adeptes du retour à la musique ancienne :

Diapason : «… vous avez souvent donné votre sentiment, moins sur la musique baroque que sur la façon baroque de jouer la musique. Devant toute cette remise en cause des modes de jeux, vous avez été très sceptique. »

P.B : « Non, ce n’est pas que j’ai été sceptique. J’ai seulement été irrité par l’abus du mot authentique, parce que rien n’est authentique, absolument rien, tout est reconstitution, avec des instruments reconstitués la plupart du temps, parce que les instruments authentiques, les conservateurs des musées les mettent sous verre et ne vous permettent pas d’y toucher. Alors, qu’est ce qui est authentique ? Il y a beaucoup de conjectures sur l’authenticité, et surtout plus on recule dans le temps, plus l’authenticité disparaît. »

Le commentaire de Christie nous semble étonnant.

W.C : « Je ne suis pas d’accord avec vous, si ce n’est sur le mot authentique, qui est affreux. »

Christie qualifie le mot authentique d’« affreux » ! Ce commentaire nous semble très significatif : est-ce une manière de se défendre, ou bien Christie lui-même a-t-il conscience de la prescription de ce terme, après des années d’expériences dans le domaine de la musique ancienne ? Mais il nous semble que Christie se contredit en essayant de détourner le terme « authenticité », il ajoute :« Authenticité, je suis d’accord avec vous, c’est un mot horrible et malhonnête. Mais « historically informed performance practice », cette expression qui est bien trouvée chez les Anglo-saxons, je m’y inscris à cent pour cent…». Pourtant, les deux expressions semblent signifier une même et seule chose !

Dans l’ouvrage William Christie  : Sonate baroque, Christie parle plus ouvertement de la question en accusant encore une fois le terme « authenticité » : «  Le mot est dangereux car il traduit une confusion à laquelle je répugne. J’aimerai qu’il soit anathème. Nous essayons avec des outils précis de remettre une musique dans un contexte aussi proche que possible de celui qui a vu sa création. »1 02

Faisons appel, à présent, à un regard extérieur, tel celui du sociologue Pierre François qui, dans une étude sociologique sur ce qu’il nomme, « Le monde de la musique ancienne », parle de l’interprétation authentique comme d’un terme résumant la démarche des adeptes du mouvement : « Dans la diversité des acceptions que peut avoir le terme d’authenticité, celle que l’on associe en général au mouvement de la musique ancienne renvoie à l’idée qu’une interprétation « authentique » doit respecter toutes les intentions du compositeur, en s’attachant notamment à retrouver l’ensemble des conventions d’interprétation auxquelles le compositeur était habitué, en termes de timbre, d’articulation, d’ornementation, de tempi et de dynamique par exemple. Autrement dit, les débats portent sur la place qu’il faut faire à l’histoire dans la définition des principes qui doivent guider l’interprétation. »1 03

L’authenticité baroquiste tend à donner à toute interprétation une dimension historique, autrement dit une dimension ancienne. Cette dimension est manifestée, exprimée par le recours à différents détails conventionnels dont l’ensemble est susceptible de donner à l’œuvre une identité exclusivement historique. Mais François voit bien que la pertinence de ce qu’il nomme de « détour historique » reste tout de même discutable : « Les reconstitutions historiques ne sauraient jamais être que partielles. Il serait ainsi très difficile, voire impossible, de reconstituer les conditions « historiques » de création des œuvres car des éléments décisifsrelèvent du contexte social, artistique ou intellectuel, que l’on ne peut connaître ou recréer : dès lors, la quête de l’authenticité est un leurre que les musiciens feraient mieux d’abandonner. »1 04

Il conclut : « Pour les tenants de la musique ancienne, l’enjeu n’est donc pas de recréer des époques disparues, mais d’utiliser l’histoire pour produire des sons inouïs et mieux adaptés à la musique d’une époque que nos sons actuels. »1 05

Donc, pour Pierre François, l’authenticité d’une interprétation puisque inaccessible dans l’absolu, n’est plus un but, mais un moyen pour gagner une certaine originalité, liée à certaines notions prétendues historiques : nous sommes toujours dans la confrontation entre la forme et le contenu.

Penin, pour sa part, pense que le terme « authenticité » n’est qu’un reflet d’une « tendance esthétique originale ». Concernant cette tendance qui cherche dans la littéralité des traités et des documents de l’époque l’authenticité perdue, il juge que :

‘«  Ici réside en effet le fondement même, moins artistique qu’idéologique de la doctrine. Il s’agit d’appréhender la partition, non tant par l’idée qui la soutient, par l’émotion qu’elle dégage, que par la restitution minutieuse des conditions d’exécution de l’époque. Car maintenant la « valeur » d’une exécution se mesure avant tout à son degré de respect des règles anciennes. »1 06

Le recours à l’authenticité semble devenir affaire plus idéologique qu’artistique, un moyen plus qu’un objectif, un objet de propagande plus qu’une véritable recherche des intentions ou du contexte. Charles Rosen voit même, dans l’authenticité proposée par les partisans du retour aux sources, une étiquette qui, contrairement à ce que les adeptes du mouvement prétendent, ne fait que détourner l’attention des véritables intentions du compositeur :

‘« L’authenticité, elle, supprime cette approche intuitive et incertaine. Il ne s’agit plus de savoir ce que voulait le compositeur, mais seulement ce qu’il obtenait. Ses intentions n’entrent pas en ligne de compte. Nous n’essayons plusde deviner ce que Bach aurait aimé, mais voulons au contraire savoir comment on le jouait de son temps, dans quel style, avec quels instruments, et de combien d’entre eux se composait son orchestre. Cela remplace la recherche d’une fusion avec le compositeur et met au premier plan l’étude des conditions d’exécution, et non celle du texte.  »1 07

Il va plus loin dans sa réflexion, et ne se contente pas de critiquer la notion d’authenticité telle qu’elle est employée par le mouvement : il y voit un véritable danger. Pour lui, cette authenticité détruit une approche intuitive, vitale pour toute interprétation. Elle est aussi capable de perpétuer certaines erreurs historiques et une pratique musicale figée : « Ceux qui refusent d’accepter que Bach, par exemple, a été tantôt bien interprété et tantôt mal interprété au fil du temps, et de voir que son œuvre portait son avenir en germe, se coupent tristement de la vraie vie de la musique. La recherche de l’authenticité doit souvent, par force, se contenter de la compréhension d’une musique qu’en avaient les contemporains de son compositeur, ce qui renvoie parfois à perpétuer des conceptions erronées que deux siècles de musique ont rendues désuètes. »1 08

Et dans son ouvrage Le style classique, Rosen aborde le problème sous un autre angle : « L’évolution quotidienne de la mode, les regains d’intérêt dont bénéficient l’un après l’autre les divers styles du passé ( peinture pré-raphaéilte, musique baroque) réduisent pour ainsi dire chaque style successif à l’état d’objet pétrifié, du meuble d’époque fait pour être possédé et admiré. »1 09

Ce qui nous semble contradictoire, encore une fois, dans l’attitude authenticiste, c’est que ses partisans prétendent vouloir faire revivre la musique du passé, alors même que la pratique de l’authenticité oblige cette musique à s’enfermer dans un cadre, dans un moment précis de l’histoire en négligeant la nécessité de la projeter dans un devenir continu qui garantisse sa survie. .

Certaines interprétations « authentiques » ont donné un nouvel éclat à maintes pièces du répertoire ancien, et incarnent une véritable réflexion sur l’ensemble des éléments qui constituent naturellement une bonne interprétation : la conscience du sens, du style, du contexte historique, associée à une grande maîtrise des instruments anciens. La Passion selon saint Matthieu donnée par Herreweghe, les Concerts Brandebourgeois par l’ensemble d’Harnoncourt, en sont deux exemples significatifs. Mais cela n’est pas le cas de tout ce qui est proposé sur le grand marché des œuvres anciennes, et pourtant le succès emporté par les différents ensembles baroques est étonnant. Ces ensembles jouent en premier lieu sur la notion de l’inédit. En proposant des œuvres méconnues du grand public, en employant systématiquement les instruments anciens et en optant pour des tempi parfois rapides et pétillants même dans les mouvements lents, on donne l’impression de la nouveauté, de la fraîcheur et de la vivacité. À ce propos William Christie déclare : «  Quand des disques mentionnent qu’un enregistrement a été réalisé sur des instruments authentiques, cela ne signifie pas grande-chose. La musique ne revit pas par la vertu d’un instrument, son impact est le fait d’une personne capable d’utiliser hônnetement les données de la musicologie et de l’organologie et dotée surtout d’une personnalité musicale qui lui soit propre. »1 10

Par ailleurs, le terme de « musique ancienne », le mot « authenticité » attirent, parce qu’ils prennent, nous l’avions signalé, une dimension psychologique qui renvoie directement à des connotations et des valeurs morales, religieuses, traditionnelles que l’homme moderne cherche à retrouver dans un monde de plus en plus chaotique. Le retour à l’ancien exerce un certain charme, une certaine attraction, liés plus à des facteurs psychologiques, qu’au contenu des œuvres interprétées.

‘« Paradoxalement, ce sont les couleurs dont on peint aujourd’hui le répertoire ancien qui donnent cette impression d’inédit, permettant de joindre le prestige de l’ancien au plaisir de la nouveauté […] à l’écoute de certaines œuvres exhumées actuellement et somptueusement (dans l’optique baroqueuse) restituées, on se rend compte à quel point c’est précisément à la couleur «ancienne » que l’on s’attache (techniques, instruments), bien plus qu’au texte lui-même.» 1 11

Pierre Boulez regarde le phénomène du retour à l’authentique avec beaucoup de méfiance. Scandalisé par une attitude qui inhibe la création et qui privilégie la conservation, il y décèle le plus grand danger pour la vie et la mémoire musicales en général : « On plaque notre mentalité de conservation et de restitution sur une époque et sur des formes qui possédaient, avant tout, la vertu du mouvement. Au contraire de leur attitude entière de progrès et de découverte, nous les affublons d’une paralysie génétique qui fausse le sens profond de leur œuvre et de leur action. On en arrive ainsi à une mémoire stérile à force de tendre à l’authenticité. » 1 12

Boulez juge ainsi que l’authenticité revendiquée par les adeptes n’est qu’une grande illusion. Pour lui comme pour Rosen, l’attitude authentiste, nous éloigne de la réalité de l’œuvre : plus nous nous accrochons aux conditions de reconstitution, plus le sens de l’œuvre est appauvri pour ne laisser place qu’à l’« emballage ». Pour Boulez, la question s’est réduite à une sorte de fétichisme, un fantasme qui n’a aucun rapport avec la réalité et le déroulement historique ; pour lui, la tradition n’est pas fixation d’idées mais, au contraire, transition : « Sacraliser de tels documents, intéressants en soi, relève d’un fétichisme à vide. Prétend-on ainsi ancrer la tradition sur un terrain solide parce que documenté ? C’est oublier qu’il n’y a pas de tradition, mais seulement une chaîne d’individus qui se sont servis réciproquement de modèles ou de repoussoirs […] Cette mémoire du document peut être utile si on ne la considère que pour ce qu’elle représente vraiment : une image parmi d’autres, de la transition … »1 13

Ici, il nous semble important de noter la réflexion d’Adorno qui rejoint dans le fond celle de Boulez : « Le regard qui atteint la couche profonde de la modernité est celui qui plonge au plus profond de sa spécificité temporelle, et non le regard qui prend les choses de haut en les nivelant pour construire un concept à valeur générale, couvrant différentes époques aux dépens de ce qui leur est particulier. »1 14

En tenant d’analyser les idées fondatrices de l’idéologie baroque, nous découvrons quantité d’expressions de doutes accumulés dans les propos baroquistes, et nombre d’interrogations sur la légitimité de la démarche authenticiste dans le domaine de l’interprétation.

Presque vingt ans après l’explosion du phénomène baroque, les choses ont considérablement changé quant à l'explication du terme « authenticité », en cela met en question la démarche baroquiste et les fondements de son idéologie. Dans le deuxième tome de Musique, une encyclopédie pour le XXI e siècle, paru en 2004, Jean-Jacques Nattiez a publié un article intitulé « Interprétation etauthenticité », dans lequel il essaye d’éclairer la position actuelle des musiciens et des musicologues sur la question de l’authenticité dans l’interprétation. Dans cet article que nous pouvons qualifier d’objectif, Nattiez n’hésite pas à donner le point de vue d’un ensemble de chercheurs, aboutissant à formuler un ensemble de doutes, répertoriés de la façon suivante :

  • Doutes quant à l’instrumentation et aux effectifs.
  • Doutes quant au style.
  • Doutes quant à la non expressivité dans l’interprétation.
  • Doutes quant à la possibilité d’intégrer dans une interprétation authentique l’ensemble des éléments de contexte qui lui ont construit son réseau de significations originelles.
  • Doutes, enfin, sur la légitimité même de l’acte de reconstitution visant à l’authenticité.

Que de doutes ! Cet article, récemment publié, offre en quelque sorte une démonstration de la situation actuelle de la question de l’authenticité au sein du débat sur l’interprétation musicale. Nous souhaitons revenir, pour notre part, sur l’étude des deux grands principes constituant l’idéologie authentiste du mouvement baroque : le retour à l’instrument ancien et la recherche des intentions du compositeur, à travers les traités de l’époque.

Notes
9.

1 LEIBOWTIZ, René, Le compositeur et son double , Paris, Gallimard, 1971, p.30.

9.

2 Ibid., p. 59.

9.

3 CORTOT, Alfred, Cours d’interprétation, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 16.

9.

4 Ibid., p. 14.

9.

5 LANDOWSKA,Wanda, op. cit., p. 113.

9.

6 Ibid., p. 134-135.

9.

7 HARNONCOURT, Le discours musical, op., cit, p. 14.

9.

8 Ibid., p. 15.

9.

9 HARNONCOURT, Le discours musical, op., cit, p. 16.

1.

00 Ibid., p. 16-17.

1.

01 Cité par : NATTIEZ, Jean-Jacques, « Interprétation et authenticité », in : Musique, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, Arles, Actes Sud, Tome II, 2004, p.1132.

1.

02 LABIE, Jean-François, William Christie  : Sonate baroque, Aix-en-Provence, Editions Alinéa, 1989, p. 50.

1.

03 FRANÇOIS, Pierre, op. cit., p. 38-39.

1.

04 Ibid., p. 39.

1.

05 FRANÇOIS, Pierre, op. cit., p. 40-41.

1.

06 PENIN, J.P., op. cit., p. 25.

1.

07 ROSEN, Charles, «Le choc de l’ancien», op. cit., p. 107.

1.

08 ROSEN, Charles, «Le choc de l’ancien», op. cit., p.117-118.

1.

09 Ibid., p. 21.

1.

10 LABIE, Jean-François, William Christie  : Sonate baroque, op. cit., p. 50.

1.

11 PENIN, J.P., op. cit., p. 27-28.

1.

12 BOULEZ, Pierre, Leçons de musique, Paris, Christian Bourgeois, 2005, p. 472.

1.

13 BOULEZ, Pierre, Leçons de musique, op. cit., p. 472-473.

1.

14 ADORNO, Theodor, W, L’arts et les arts, op. cit., p. 116.