6.4.1 Instruments anciens… le pour et le contre.

La volonté du retour le plus fidèle possible aux détails historiques peut être considérée comme une exigence légitime. Concernant le retour à l’instrument ancien, on peut admettre que les œuvres anciennes étaient conçues et écrites pour les instruments spécifiques de l’époque, ainsi que Harnoncourt l’affirme dans Le discours musical, (bien que ce point de vue ne soit pas partagé par tous les musiciens et les musicologues) : « Le compositeur ne pense qu’en fonction des sonorités de son époque et nullement d’une quelconque utopie future. »1 15

Il faut rappeler aussi, c’est la moindre des choses, que le timbre, la sonorité et les capacités expressives des instruments anciens étaient très différents de ce qu’offrent les instruments d’aujourd’hui. À cela sont liées d’autres différences concernant les techniques de jeu, mais aussi l’épineuse question du tempérament : « Les instruments d’aujourd’hui s’inscrivent dans un système de tempérament dit égal. Depuis plus d’un siècle, c’est ce que recherche l’organologie. Les vents et les cuivres, confrontés avec un langage harmonique qui pratique des modulations dans toutes les tonalités, majeurs et mineurs, ont subi au XIXe siècle des modifications de construction qui permettent de les jouer également dans toutes les tonalités. C’est très différent de la facture ancienne où certaines tonalités étaient privilégiées, les rapports de hauteur des tons et des demi-tons n’étaient pas tous égaux, certains de ces rapports apparaissent forcément comme différents entre des notes voisines. »1 16

Les pratiques d’interprétations sont autres, les conditions du concert ne sont plus les mêmes. Il est donc judicieux de s’interroger sur le sujet. Comment l’œuvre ancienne était-elle jouée ? Comment cela sonnait-il ? Quelle était la place de chaque instrument dans un ensemble ? À ces questions importantes, le mouvement de retour à la musique ancienne a essayé de répondre. Mais, leurs essais, qui, plus tard, se sont imposés comme une « manière de penser » le rapport à l’histoire musicale, ont-ils véritablement donné des réponses définitives ?

On peut se demander si l’emploi systématique d’un instrument ancien suffit à l’« authenticité » recherchée, alors même que : « Nous ne sommes plus sûrs que Scarlatti ait écrit ses cinq cents et quelques sonates pour le clavecin et non pour le piano »1 17, et que Eva Badura-Skoda, a découvert que dès 1733, il arrivait à Bach de jouer certains de ses concertos pour clavier (interprétés actuellement exclusivement sur le clavecin), sur le pianoforte du Collegium Musicum de Leipzig.

Si nous acceptons l’idée de Howard Mayer Brown, qui fait distinction entre certaines musiques qui exigent une restitution originale et d’autres qui se prêtent à des réinterprétations dans des styles différents ou avec d’autres instruments, mettons-nous l’authenticité en péril ? : « La vérité, bien qu’il puisse sembler discutable de le dire maintenant, est qu’il est plus acceptable de jouer Bach sur des instruments modernes que Rameau, car on peut soutenir que les sonorités authentiques et les techniques instrumentales anciennes sont moins importantes pour le premier que pour le second et que la nature essentielle de la musique de Bach peut donc très bien émerger d’une interprétation qui traduit l’original en termes modernes.» 1 18

Il nous semble qu’il y ait toujours possibilité de traduire le texte original en termes modernes, à partir du moment où la recherche du sens est prioritaire et où nous prenons en considération les infinies possibilités de rendre une œuvre ancienne toujours vivante. L’instrument n’est alors qu’un outil pour faire passer l’idée. Harnoncourt le note, tout d’abord dans Le discours musical, pour le confirmer ensuite dans des déclarations plus récentes qui témoignent d’une grande évolution: « Je crois que ce qui est important, c’est que l’arrière plan spirituel, intellectuel, soit correct. Car des questions comme celles des instruments anciens ou du style, ce ne sont que des questions techniques, des moyens. »1 19

Pour William Christie, le retour à l’instrument d’époque semble d’une grande importance et cela est attaché aux différentes raisons ; la première est traduite par le fait que « Dans tous les domaines instrumentaux, on rencontre une phénomène identique. Tandis que certains interprètes cherchent à exploiter ces instruments nouveaux plus performants, il en est d’autres, dans des contextes différents, qui préfèrent utiliser une forme plus ancienne de l’instrument, car ils se méfient de la forme moderne de celui-ci, qui est destinée à une musique plus tardive que celle qui les intéresse. La barrière est regrettable dans la mesure où elle divise des musiciens. Mais elle est inévitable en cette fin du XXe siècle où le public frileux se tourne vers le passé plus que vers le futur. »1 20et sur la deuxième raison, Christie s’explique ainsi : « L’instrument ancien et la musique ancienne sont liés par une sorte de rapport quasi essentiel. » Cependant, il ajoute : « Mais on ne peut pas nier la légitimité de certaines interprétations de cette musique sur des instruments dits modernes, non baroquisés. Cela ne justifie pas toutes les hérésies musicales. Mais cela rappelle qu’il ne faut pas confondre le toucher et l’instrument. Le clavecin de Wanda Landowska était infâme ; cela n’infirme en rien le génie de Landowska. Si j’entends Horowitz jouer une sonate de Scarlatti au piano, cela me touche profondément … La première valeur, c’est l’engagement. »1 21

Finalement, « il ne peut être question d’exclure les instruments modernes du répertoire baroque sous prétexte que leurs instruments ne sont pas authentiques. La difficulté est pour eux. Un instrument moderne est certainement capable de faire plus de choses et des choses très extraordinaires dans le répertoire moderne… Mais il souffre d’un handicap évident et lourd quand il s’agit d’exécuter une musique ancienne.. Au plan technique, l’instrument est souvent incapable de faire correctement ce que l’interprète devrait exiger de lui. »1 22

Le principe authenticiste pur et dur, lui, prétend que l’idée ne peut plus être perceptible sans l’instrument pour lequel le compositeur a conçu son œuvre. Contrairement à l’idée première d’Harnoncourt  selon laquelle le « compositeur ne pense qu’en fonction de l’instrument de son époque », Rosen écrit : « C’est une erreur courante que de croire qu’un compositeur n’écrit que pour l’instrument dont il dispose et cette erreur a été à la base du dogme pur et dur de la musique ancienne. D’une certaine façon, les compositeurs utilisaient les notes aiguës et graves supplémentaires avant même de les avoir, car leur existence est impliquée par la musique. »1 23

L’exemple qu’il donne est très significatif : « Ainsi, il y a une fausse note irritante ou au contraire excitante dans le premier mouvement du premier concerto pour piano de Beethoven, un fa naturel là où la mélodie demande de toute évidence un fa dièse. Mais ce fa dièse n’existait pas sur les pianos à l’époque où Beethoven a composé ce concerto […] Nous savons que Beethoven lui-même aurait joué un fa dièse, de même qu’il annonça son intention de réviser ses œuvres précédentes afin de tirer parti des possibilités nouvelles qui s’offraient. »1 24

Sur ce point,  l’avis d’Edgar Varèse, rejoint celui de Rosen :

‘« Les compositeurs du passé se servaient des instruments qu’ils avaient à leur disposition, faute de mieux, en parfaite conscience de leurs insuffisances. Si les musiciens du XVIIIe siècle avaient disposé des cors dont nous nous servons aujourd’hui, ils auraient fait des cors un usage tout différent. À son époque Beethoven souffrait encore des carences, des limitations des trompettes qui lui étaient offertes. »1 25

D’un autre côté, beaucoup de compositeurs de l’époque baroque, Bach le premier, Vivaldi également, n’hésitaient pas à faire des transcriptions, nous incitant ainsi à penser que le compositeur ne concevait pas l’œuvre pour une sonorité particulière ou pour un seul et unique instrument. Au contraire, il laissait souvent ouvertes les possibilités de réalisation de l’œuvre sur divers instruments. Charle Rosen confirme que : «  Composition et réalisation étaient deux choses différentes, et que si la composition était plus ou moins fixe, en revanche la réalisation était plus ou moins ouverte. » 1 26

Ainsi, nous ne pouvons pas établir la nécessité de jouer aujourd’hui une œuvre sur un instrument particulier, dans la mesure même où il existait à l’époque d’autres éventualités ou des alternatives pour l’interpréter. Le retour à l’« instrument ancien » écarte toute possibilité de concevoir l’œuvre autrement, avec d’autres outils, ce que l’on peut juger regrettable. « Est-ce qu’un chef d’œuvre intemporel doit être enchaîné à un médium spécifique d’une époque ? »1 27. Cette question se pose pour tous les musiciens qui n’ont pas eu l’occasion de pratiquer un instrument ancien ; le fait de jouer le répertoire ancien sur leurs instruments modernes annihile-t-il la part d’authenticité que l’œuvre porte naturellement, à travers son sens, son esprit, son idée première ? Or, « Ce n’est pas la statique qui gouverne l’histoire de l’art, mais bien la dynamique. Tout mouvement, toute création provient d’une insatisfaction d’un déséquilibre que l’artiste tente de combler et a fortiori en ce qui concerne les outils (au sens large : instruments, écriture) dont il dispose. » 1 28

Par ailleurs, le recours aux instruments anciens néglige à notre sens, une réalité très importante : en prétendant que l’emploi de l’instrument ancien nous rapproche de la vérité de l’œuvre, puisque c’est l’outil de l’époque, nous oublions tout simplement que notre faculté de réception, notre écoute, nos oreilles, notre rapport avec la sonorité ont complètement changé depuis trois siècles. C’est une évidence à laquelle personne ne peut échapper. Et nous voyons là une autre raison pour discuter le recours systématique à l’instrument ancien.

‘« Le musicien d’aujourd’hui ne peut qu’en de rares cas s’identifier totalement avec la sonorité de ces instruments. Parfois, un musicien peut réaliser les possibilités techniques et sonores historiques avec son instrument moderne mieux qu’avec un instrument ancien authentique, avec lequel il n’a pas grandi musicalement. » 1 29

On peut donc trouver, dans l’emploi des instruments du passé, une façon de se rapprocher le plus possible de la sonorité de l’époque, du son d’origine, mais on peut aussi voir là une absurdité : comment serait-il possible de retrouver un son ayant appartenu à un moment donné de l’histoire ? Comment recréer une matière sonore éphémère par nature, produite, il y a trois siècles, dans un contexte complètement différent du nôtre? Un retour à l’instrument ancien, restitué après des siècles de silence, ou reconstruit selon les règles de l’époque, peut-il nous le garantir. Comment donc pourrait-on reconstituer un son lié à des conditions de production et d’écoute disparues ?

Les œuvres de l’époque baroque avaient une essence et une fonction, qui ne peuvent plus être retrouvées aujourd’hui, pour un ensemble de raisons spirituelles, acoustiques et pratiques. La recherche du son original se montre inconcevable dans un contexte culturel et spirituel totalement différent. « Il ne fait aucun doute que, selon moi, la philosophie fondamentale du mouvement de promotion de la musique ancienne est indéfendable, surtout par sa volonté d’abstraire le son original de tout ce qui lui donnait une signification.

Le son authentique n’est pas seulement insuffisant, comme la plupart des gens l’admettraient, et ce n’est pas non plus une notion fréquemment illusoire, comme beaucoup de gens s’en rendent désormais compte, c’est parfois un désastre total. Car le son est lié à la fonction : ainsi, le concerto pour clavecin de Bach est devenu un concerto pour orgue, chœur et orchestre quand il a été joué pendant un service religieux. »1 30

Beaucoup de partisans du mouvement de retour à la musique ancienne ont essayé de restituer les conditions dans lesquelles on peut imaginer le déroulement d’un concert à l’époque baroque, mais à quoi cela sert-il ? Cela ne fait-il pas que créer une illusion qui coupe l’auditeur de son présent, comme de la réalité de l’œuvre et de son sens profond. « Ritualiser l’exécution musicale scénique par des conventions historiques, donc figées, éloigne l’auditeur, le spectateur moderne, de la pensée de créateurs de l’époque, qui n’avaient aucune barrière entre leur public et eux. Bien que l’équilibre fût instable, le compositeur, l’instrument et l’auditeur étaient en relation d’immédiateté, de contemporanéité les uns par rapport aux autres. »1 31

Edgar Varèse, quant à lui, écrit :

‘« …. Quel intérêt cela peut avoir pour nous ?..Pourquoi donc y revenir dans un souci « d’exactitude historique » ? […] ou alors créer des « sociétés d’instruments anciens pour auditeurs doués d’oreilles anciennes », ce qui serait assez difficile à trouver. "Mais le charme désuet…" me dira-t-on. Je n’ai que faire d’un charme désuet. Je préfère  "le vierge, le vivace et le bel d’aujourd’hui " de Mallarmé. »1 32

Pour conclure, précisons notre pensée : l’instrument n’est qu’un outil. Il a pour rôle de faire passer un message, d’éclaircir le sens, de le dévoiler et de le transmettre. Peu importe l’instrument, l’essentiel est que l’objectif de l’interprétation ne soit pas soumis à des considérations extramusicales. Jouer sur un instrument ancien est une possibilité. Jouer sur un instrument actuel en est une autre, et le son d’origine est inaccessible, avec le premier comme avec le deuxième.

Devant l’insistance des adeptes du mouvement à jouer le répertoire ancien sur les instruments de l’époque, en dépit de tout constat relatif à l’impossibilité de reproduire le son original, nous sommes conduits à nous poser la question : le sens, pour ces adeptes ne se réduit-il pas à ce que produit l’outil ? Avoir recours à ces instruments n’est-il pas un moyen d’éviter, en quelque sorte, cette difficile question du sens, en la réduisant à des principes purement historiques, archéologiques même?

Notes
1.

15 HARNONCOURT, Nikolaus, op. cit., p. 129.

1.

16 LABIE, Jean-François, William Christie  : Sonate baroque, op. cit., p. 61.

1.

17 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 106.

1.

18 Ibid., p. 109.

1.

19 SAVALL, Jordi, « Entretien avec Harnoncourt », Classica, n°28, decembre, 2000/janvier, 2001, p. 19.

1.

20 LABIE, Jean-François, William Christie  : Sonate baroque, op. cit., p. 48.

1.

21 Ibid., p. 56.

1.

22 Ibid., p. 449.

1.

23 ROSEN, Charle, « Le choc de l’ancien » , op. cit., p. 113.

1.

24 Ibid., p. 113.

1.

25 VARÈSE, Edgar, Écrits, textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, éd. Christian Bourgois, 1983. p. 65.

1.

26 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p.115 .

1.

27 NEUMAN, Frederick, New essays on Performance Practice , UMI Research Press, 1989, p.170.

1.

28 PENIN, J.P., op. cit., p. 57-58.

1.

29 HARNONCOURT, Nikolaus, op. cit., p. 129-130.

1.

30 ROSEN, charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 125.

1.

31 PENIN, op. cit., P. 62.

1.

32 VARÈSE, Écrits, op. cit., p. 65.