6.4.2 Restituer les intentions du compositeur.

Le retour aux intentions du compositeur, est l’autre principe fondateur de l’idéologie baroque. L’interprétation authentique est celle qui semble la plus fidèle et la plus proche de la volonté, de l’idée première du compositeur. Nous avons déjà mentionné ce que Harnoncourt pense à ce propos : « La volonté du compositeur est pour nous l’autorité suprême »1 33. Cependant, il constate qu’il n’est pas vraiment possible de cerner les intentions d’un compositeur, que l’on peut s’approcher de sa conception première mais jamais de ses véritables intentions : « Mais une restitution est fidèle à partir du moment où elle s’approche de la conception qu’avait le compositeur au moment de la composition. On voit que ce n’est réalisable que jusqu’à certain point : l’idée première d’une œuvre nese laisse que deviner, en particulier lorsqu’il s’agit de musique d’époque très reculée. »1 34

Wanda Landowska pense également que : « Il faut chercher à comprendre, à connaître ses moindres intentions, et répéter souvent jusqu’à cent fois le même passage… »1 35

Mais cette compréhension, cette connaissance des « moindres intentions » connaissent bien des limites. Sommes-nous capables de deviner et de réaliser les intentions exactes du compositeur ? Les traités de l’époque, les documents, les ouvrages anciens, peuvent-ils nous fournir des idées suffisamment précises sur ce que le compositeur voulait exactement ? Et si nous parvenons grâce à une imagination débordante et à une connaissance musicologique satisfaisante des traités et des ouvrages de l’époque, à une restitution prétendument « exacte » des intentions du compositeur, qui peut confirmer la validité de notre travail ? Pourquoi ne pas dire, aussi, qu’une fois son œuvre achevée, le compositeur la regarde comme un interprète, voir comme un simple auditeur?

Les intentions qui l’habitaient sont déjà transmises par sa partition, support du sens, de l’idée et du contenu spirituel. Chercher à deviner des intentions au-delà de cette partition semble mission impossible. Découvrir les intentions exactes d’un compositeur de l’époque baroque, classique ou même romantique est à peu près impossible, car les conditions dans lesquelles il composait, nous sont, complètement ou partiellement, étrangères. Notre rapport avec la musique, avec sa lecture, est modifié, tout comme notre compréhension du texte musical.

Taruskin explique que : « Pour beaucoup de raisons, nous ne pouvons plus connaître les intentions ou plutôt nous ne pouvons pas être sûrs de les connaître. Les compositeurs ne les expriment pas toujours. S’ils le font, cela peut être d’une manière très détournée. Ou bien ils peuvent être très honnêtement mal compris, à cause du temps qui passe, ou d’un changement du goût vécu non consciemment. »1 36 

Par ailleurs, la volonté de retrouver l’intention du compositeur dans sa littéralité néglige un rôle primordial de l’interprète, qui consiste à transcender l’œuvre et à la réaliser à travers sa propre conception. Aucun musicien actuel, ne peut cerner vraiment l’esprit d’une époque révolue, son fonctionnement culturel et spirituel, pour accéder à l’état d’esprit exact d’un compositeur. Et si Landowska écrit :

‘« Il nous faut connaître l’esprit, le sentiment, le goût et l’atmosphère de l’époque pour comprendre et pour en donner un reflet plus ou moins exact. »1 37, Tarsukin, lui, pense que : « […] Nous ne saurons jamais vraiment "ce qui était" car nos connaissances historiques ne sont qu’une "projection imaginaire" de nous même sur le passé. »1 38

Toute restitution d’une œuvre ancienne ou non, ne saurait être qu’approximative. La revendication de l’authenticité, prétendument liée au son d’origine ou aux intentions exactes du compositeur, nous semble illusoire, et par ailleurs manquer tant de modestie que de rigueur historique.

La lecture d’une œuvre par son interprète dépend plutôt de sa compréhension et de son rapport personnel avec cette œuvre, et la lecture qu’effectue un musicien moderne nous apparaît surtout conditionnée par tous les acquis qui forgent son expérience musicale. Un homme moderne ne peut entendre une musique qu’avec des oreilles travaillées par un ensemble d’éléments qui agissent sur son inconscient, sur sa sensibilité et sa réception. Le retour à l’état naissant de l’œuvre, s’il passe par le chemin d’un examen historique et par une étude des éléments du passé, peut nous rapprocher d’une forme de vérité, de quelques vérités peut-être, mais en aucune façon de la « Vérité » de l’œuvre. L’œuvre passant par l’intermédiaire de l’interprète, acquiert forcément une autre vérité, une autre vie, qui sont celles de l’interprète. L’œuvre lointaine ne peut jamais être comprise et réalisée que par le truchement du regard et de l’idéal d’un interprète actuel. Pour Nattiez, l’interprétation d’une œuvre est : « Le lieu de rencontre de l’univers d’un créateur et de l’univers d’un traducteur qui a la tache merveilleuse et dangereuse de faire advenir l’œuvre à l’existence sonore. Une interprétation sera toujours le lieu de tension entre un monde sans lequel l’œuvre n’aurait pas existé et celui du re-créateur qui lui donne vie et qui, à ce titre, la voit au travers du prisme de sa personnalité et de son jugement global d’authenticité ou d’inauthenticité, alors même qu’il ne s’est appuyé que sur des traits particuliers de l’univers du créateur et de son époque, de l’œuvre et de l’interprétation. Mais c’est le jugement global d’authenticité, qui, le plus souvent, dans son fonctionnement, s’avère authentique. »1 39

Dans Le discours musical, Harnoncourt parlait encore de la « restitution authentique » comme du but suprême de l’interprétation, mais signalait aussi que Beethoven, Mozart ou Bach n’avaient jamais pensé à rejouer les œuvres antérieures dans la manière et les habitudes d’autrefois : « Si on se représente la manière dont Beethoven, ou Mozart ou même Bach, s’occupaient de la musique de leurs prédécesseurs, on remarque qu’ils étudiaient certes leur technique de composition dans les bibliothèques, mais il ne leur serait jamais venu à l’idée d’exécuter une de ces œuvres dans le sens voulu par le compositeur. Si pour une raison quelconque on désirait expressément une exécution, il allait de soi que l’on modernisait alors radicalement l’œuvre. »1 40

La recherche de l’authenticité passant par tout type de « retour », par la volonté irréaliste de toucher à l’intouchable, donne-t-elle des résultats musicaux convaincants ? Dans cette recherche, où donc se trouve le rôle de l’interprète, où se situe le champ de l’interaction entre cet interprète et l’œuvre musicale, s’il est constamment bridé par une théorie de directives historiques improbables ? Landowska elle-même, contrairement à ce qu’elle affirmait à plusieurs reprises dans Musique Ancienne à propos du respect total des intentions du compositeur, nous surprend avec cette déclaration, que nous tenons à citer : « Si Rameau lui-même sortait de sa tombe pour me demander quelques changements dans mon interprétation de sa Dauphine, je lui répondrais : « vous l’avez fait naître, elle est merveilleuse. Mais a présent, laissez-moi seule avec elle. Vous n’avez rien de plus à dire, partez ! »1 41

Et Harnoncourt résume ainsi, récemment, l’essentiel de sa pensée concernant la recherche d’une interprétation authentique : « Deux choses sont indispensables. D’abord la connaissance, savoir tout ce qu’il est possible de savoir. Mais si vous utilisez seulement cette connaissance, la musique est asséchée, elle n’intéresse personne. L’autre chose, c’est la fantaisie, l’intuition, on pourrait parler aussi d’un certain romantisme. » 1 42

Notes
1.

33 HARNONCOURT, op .cit., p.16.

1.

34 Ibid., p.16-17.

1.

35 LANDOWSKA, Wanda, op. cit., p. 131.

1.

36 TARUSKIN, Richard, « L’ancienneté du présent et la présence du passé », op. cit., p. 75.

1.

37 LANDOWSKA, Wanda, op. cit.,p. 113.

1.

38Cité dans l’article de Nattiez, « Interprétation et authenticité », op. cit., p. 1140.

1.

39 NATTIEZ, op. cit., p. 1146.

1.

40 HARNONCOURT, op. cit., p. 170.

1.

41 Cité par TARUSKIN , op. cit., p. 75.

1.

42 Entretien avec Harnoncourt, Diapason, n° 535, avril, 2006, p.36.