7. Conclusion.

Il nous semble finalement que tous ces paradoxes, tous ces doutes inhérents au fondement même de l’idéologie du retour à la musique ancienne, montrent que l’authenticité revendiquée n’est qu’une illusion et que la recherche de ce mouvement est apparue, avec le temps, comme une recherche tendant à imposer une mode d’interprétation, une façon de penser la musique et dont le but est surtout de légitimer une démarche. Il nous semble que cette nouvelle manière d’interpréter, ne pourra pas continuer à être nouvelle, si elle se répète, si elle devient à son tour une tradition figée, car l’évolution de la pensée et de la pratique musicales, est une nécessité.

Écoutons encore W. Landowska critiquant certains musiciens, ce qui semble décrire l’état actuel du mouvement de retour aux sources : « ….C’est qu’ils suivent, eux aussi, la tradition comme nous autres, qui avons recours aux musicographes et aux vieux livres théoriques, seulement ils suivent la trrraadition ! la seule, l’unique pour toutes les musiques, pour toutes les époques, celle que les professeurs peu avisés leur ont greffée dans les pépinières de l’art et qu’ils conservent sans effort. »1 43

Le retour aux traités de l’époque, aux instruments d’origine, le retour méticuleux aux intentions du compositeur, pourraient vite devenir des principes absurdes s’ils ne subissaient pas constamment une remise en cause. Adopter une conception unique de l’authenticité sans prendre en considération l’exigence vitale de la réviser en acceptant l’existence de plus de variables que de points fixes, pourrait condamner cette idéologie à se transformer en instrument de censure mettant en péril la liberté de penser la musique ancienne, c’est à dire le droit et le devoir de chaque interprète, quels que soient son instrument et son appartenance idéologique.

‘«  De l’idée d’étudier les techniques d’interprétation d’une période de l’histoire de lamusique, travail d’historien, on arrive à celle de virginitémusicaleretrouvée : travail de censeur. Amplification, généralisation infiniment redoutable, en ce qu’elles condamnent par avance toute contradiction. Elles mettent en effet le concept à l’abri de la réfutation, car il se prévaut d’une autorité indiscutable : la volonté supposée du compositeur disparu. l’autorité exercée envers les artistes n’est pas seulement théorique, musicologique, elle se fait coercition symbolique, car morale. » 1 44

La séparation entre le public et la nouvelle musique, associée à la perpétuation de l’idée de l’authenticité, pourrait mettre les œuvres anciennes en réel danger, parce qu’elles se trouvent coupées d’une réalité musicale, acoustique et intellectuelle actuelle et originale. Le fait d’enraciner cet esprit de schisme condamne l’interprétation de l’œuvre ancienne, en l’enfermant dans une perspective très étroite qui empêche sa transcendance et coupe le chemin de la continuité historique à travers les époques. « Les révolutions successives du style qu’a imposé le modernisme au cours du XXe siècle, de Schönberg et Stravinski à Karlheinz Stockhausen et Pierre Boulez ont donné non seulement au grand public, mais aussi à de nombreux musiciens professionnels, l’impression que le fil apparemment continu de la tradition qui va de Bach au présent est désormais rompu. Même les succès les plus indiscutés du modernisme ne sont pas encore profondément enracinés dans notre conscience musicale. »1 45. Ainsi : « Les œuvres des XVIIIe et XIXe siècles sont devenues des pièces de musée que nous continuons d’aimer mais qui, pour nous, ne jouent plus un rôle actif dans la création de musique nouvelle. Comme l’observe Morgan : " Tout ceci nous laisse penser que le passé s’éloigne doucement de nous. Il ne nous appartient plus de l’interpréter comme nous le désirons, mais seulement de le reconstruire aussi fidèlement que possible." »1 46

Finalement, cette étude éclaire pour nous la réalité des modes actuelles, concernant le rapport avec la musique du passé. Nous pouvons être d’accord ou non avec le point de vue des uns ou des autres, ce qui nous intéresse surtout, dans ce conflit, n’est pas de défendre ou d’accuser, mais plutôt d’essayer de poser un regard objectif sur la question, afin de pouvoir faire des choix réalistes et honnêtes pour l’interprétation de la musique ancienne.

En tant que musiciens modernes, du XXIe siècle, notre préoccupation première est d’être en osmose et en interaction avec la modernité, puisque nous en faisons partie. L’étude du rapport entre cette modernité et la musique ancienne se présente comme une nécessité, d’une part parce que le répertoire ancien reste, et restera toujours, une source inépuisable aux plans spirituel, intellectuel et technique et, d’autre part, parce que nous ressentons le besoin irrésistible d’éprouver notre capacité à réaliser des œuvres qui n’appartiennent plus à l’époque présente, avec le regard de notre présent. La tâche est complexe et difficile, car plus nous remontons dans le temps, plus nous nous trouvons éloignés de certaines vérités historiques. Cette tâche peut sembler moins ardue, de prime d’abord, si l’on tente de restituer le patrimoine en s’appuyant sur les données historiques disponibles et les écrits décrivant tel ou tel aspect de l’interprétation. Mais cela nous fait courir le risque de produire continuellement des versions semblables et standardisées. La véritable exigence, c’est de chercher entre les lignes, au-delà des lignes, afin de recréer l’œuvre dans le mouvement d’une recherche personnelle, nourrie des données modernes et actuelles.

La musique ancienne a été exécutée, interprétée, pensée d’une façon qui semblait correspondre au mieux aux conditions de sa création. Aujourd’hui, nous nous trouvons, c’est un fait, dans un contexte très différent, et cela nous pousse à penser cette musique autrement, en lui rendant toujours justice et respect.

Il n’est pas contestable que le mouvement de retour à la musique ancienne a joué un rôle important pour nous pousser à repenser la musique du passé, mais il semble aujourd’hui que nous puissions le faire autrement qu’en adhérant au dogme baroquiste. La doctrine a pu nous paraître improbable ou contradictoire sur certains points ; soulignons cependant que l’étude du mouvement, de ses principes fondateurs, des différents points de vue concernant la question de l’authenticité et du retour aux sources, nous aide à cerner une réalité qui est le fondement même de notre recherche : il existe plusieurs chemins pour accéder à une interprétation authentique, dans la mesure où l’on tient compte de l’œuvre, de la volonté du compositeur, de la volonté de l’interprète, mais aussi, de la réalité du moment présent et de la notion de la continuité historique. C’est grâce aux réflexions que nous pouvons tirer d’une recherche sérieuse, personnelle, comparative, que l’œuvre du passé continue à exister, à rayonner, à participer à la vie artistique contemporaine, en tant qu’œuvre en perpétuelle évolution et non pas en tant que pièce archéologique.

Le mouvement de retour à la musique ancienne a choisi un chemin et des possibilités qui semblaient être, un temps, les plus pertinentes et nécessaires. Jouer sur l’instrument ancien, s'attacher à l’aspect historique, aux conditions de jeu et d’exécution anciennes est devenue chose normale, privilégiée même, et applaudie par le grand public. N’oublions pas que nombre de musiciens cherchent à rendre cette musique différente, grâce aux instruments actuels, dans un esprit complètement novateur. Ces interprètes sont applaudis, eux aussi, ils sont indispensables tant à la musique ancienne qu’à la scène musicale contemporaine. Le mouvement de retour à la musique ancienne, a exercé certes, une influence importante sur l’interprétation, mais les interprètes actuels poursuivent aussi leurs propres recherches sur la même question, en ayant recours à leurs instruments et à leur propre conception de l’interprétation. Si le mouvement a pu mobiliser beaucoup de jeunes musiciens dans sa démarche, beaucoup en adoptent une autre, et font confiance à leurs outils et leurs conceptions propres.

Dans nos prochains chapitres, nous proposons de quitter la sphère du mouvement baroquiste, pour pénétrer l’univers des interprètes qui ont marqué avec force et conviction l’histoire de l’interprétation de la musique ancienne, sur l’instrument actuel, dans la deuxième moitié du XXe siècle et le début du XXIesiècle.

Il nous semble possible de qualifier d’authentiques ces interprétations, car elles ont donné, à leur tour, un éclat, une nouveauté, et une vie au répertoire ancien, dans une démarche qui cherche à établir d’abord un rapport équilibré entre le passé et le présent. Des œuvres de Bach, de Scarlatti et de Rameau seront au centre de notre étude, le piano étant l’instrument choisi pour la réalisation. Pour cela, il nous faut passer par une étude concernant cet instrument, ses capacités, et le rôle qui lui fut attribué pour l’exécution des œuvres du passé. Nous poursuivrons avec l’étude plus approfondie des interprétations pianistiques de ce répertoire baroque.

Notes
1.

43 LANDOWSKA, op.cit, p.122.

1.

44 PENIN, J.P., op. cit., p. 26.

1.

45 ROSEN, Charle, « Le choc de l’ancien », op .cit., p. 108.

1.

46 Ibid., p. 108-109.