Deuxième partie
Approche d’un corpus, etude d’exemples discographiques

Chapitre IV
Le piano et la musique ancienne

1. Introduction : Rôle du piano dans la diffusion du répertoire baroque.

En dépit de toutes les argumentations contraires, le piano continue, incontestablement, à faire rayonner le répertoire baroque. Depuis la naissance du piano, jusqu’à nos jours, les pianistes n’ont pas cessé de se lancer dans l’« aventure » de l’interprétation des œuvres de Bach, de Rameau, de Scarlatti, de Soler, avec conviction. Que ce soit au concert ou à travers les enregistrements, l’activité importante des pianistes dans ce domaine est un témoignage manifeste de la haute place qu’occupe ce répertoire dans la littérature pianistique. Mais elle est aussi le reflet d’une posture pianistique qui confirme la continuité de l’attachement et de l’engouement pour les œuvres du passé.

Il nous ne semble pas déplacé de dire que, grâce au piano, une large partie des œuvres pour clavier de l’époque baroque ont été connues, découvertes et appréciées par le public du XIXe et du XXe siècle. Ce répertoire difficile et délicat continue toujours à susciter la démarche artistique, musicale, pédagogique de nombreux pianistes, transcendant et accomplissant ainsi leur expérience pianistique et spirituelle.

Le retour aux instruments anciens, appuyé sur « l’idéologie baroque» dans la deuxième partie du XXe siècle, pose un réel problème au pianiste moderne : opter pour l’instrument ancien signifierait renoncer à son instrument, renoncer à l’exécution de la musique baroque. Mais ce qui est encore plus ennuyeux encore serait de se dire : laissons ce répertoire à ses spécialistes, nous ne sommes pas, ou plus, concernés. Or, faire le choix de « laisser tomber » ce répertoire pour des raisons d’exactitude historique, semble être une décision qui n’effleure jamais l’esprit d’un pianiste engagé, non seulement parce qu’il considère l’étonnante vitalité de ce répertoire, mais encore parce qu’il est, probablement, persuadé de la responsabilité qui lui incombe : faire parler son instrument au nom de ce répertoire.

Cependant, aucun pianiste ne semble rejeter l’idée de jouer Rameau sur le clavecin ou bien Scarlatti sur un pianoforte, surtout au moment où les instruments d’époque reviennent à la mode  et occupent une place importante sur la scène musicale. Presque tous conviennent du fait que ce répertoire reste extrêmement touchant joué sur l’instrument ancien, avec la sonorité presque  originale. Mais la réalité s’impose : en effet, les pianistes modernes n’ont qu’un seul outil à portée de la main pour exécuter ces œuvres. De plus, ils ont, semble-t-il, conscience des très grandes capacités de cet outil, notamment des possibilités infinies qu’il offre pour interpréter le répertoire ancien. Sans doute, leur raisonnement va encore plus loin : ils savent que la technique pianistique est, en grande partie, issue de celle des instruments anciens : cette technique n’a cessé de se transformer au cours des siècles, en réponse aux modifications apportées à l’ensemble des instruments à clavier. Cela signifie qu’un pianiste (malgré la grande différence existant entre son instrument et un clavecin, un clavicorde ou un pianoforte) doit être capable d’imaginer, de recréer une technique, une conception suffisamment adéquates à une œuvre écrite, ou supposée avoir été écrite, pour l’un de ces instruments anciens.

En tout cas, la posture pianistique, dans ce domaine, a été nourrie de la démarche de chacun des pianistes désireux d’interpréter le répertoire ancien (baroque), surtout après la vague du retour aux sources. Cette démarche consiste, par étapes, à acquérir une connaissance suffisante du contexte de l’œuvre, de sa fonction, de son sens, de ses détails, ainsi que du fonctionnement de l’instrument ancien : à partir de cette base de données à la fois historiques, esthétiques et techniques, le pianiste peut se poser les différentes questions inhérentes à l’interprétation de l’œuvre ancienne, et c’est dans cet espace là qu’il peut exercer son pouvoir, sa volonté éventuelle de ramener l’œuvre dans son champ propre, dans son univers, par l’intermédiaire de son instrument.

La mission d’un pianiste face au répertoire ancien se montre donc délicate : il doit réussir à transmettre une œuvre écrite au XVIIIe siècle avec tout ce qu’elle contient de spécificités stylistiques et techniques, sur un instrument actuel, sans la trahir, sans la déformer, en la projetant constamment dans le présent ou même dans l’avenir. Ainsi, son travail pianistique apparaît comme un défi, comme une aventure, mais surtout comme une véritable recherche.

Si les grands pianistes du XXe et du XXIe siècle n’ont pas adhéré à tous les propos anciennistes, ils en ont certainement bénéficié pour affiner leur connaissance du répertoire : les recherches musicologiques poussées dans ce domaine et le recul pris par rapport à la montée du mouvement de retour à la musique ancienne semblent avoir offert aux pianistes des voix nouvelles pour une nouvelle conscience de leurs objectifs. Ils se sont sans doute rendus compte, après une période de « romantisation » du répertoire, de la nécessité de le revisiter d’une façon plus objective et mieux fondée aux plans stylistique et esthétique. Par ailleurs, il nous faut prendre en considération la démarche sérieuse et captivante que certains pianistes ont menée antérieurement à l’effervescence du mouvement de retour à la musique ancienne ; cette démarche, peut-être moins théorisée, reste très intéressante, fondée sur une réflexion profonde quant à la nature et la spécificité de certaines pièces du répertoire. Souvenons-nous à ce sujet des essais de Marcelle Meyer ou d’Edwin Ficher.

L’expérience pianistique, dans le domaine ancien a ainsi traversé différentes périodes avec une vitalité étonnante : elle a commencé évidemment bien avant l’ascension du mouvement de retour à la musique ancienne, elle a été contemporaine du développement singulier des recherches musicologiques et elle a évolué dans le sens de ce développement, à la lumière des idées nouvelles concernant l’interprétation du répertoire baroque. La preuve en est palpable, si l’on compare les changements de la pratique instrumentale pianistique pendant le XXe siècle et les débuts du XXIe. Les nouvelles interprétations, qui datent des années quatre-vingt, quatre-vingt dix et des premières années de notre siècle, nous reflètent fidèlement une modification de la conception et de la pratique des œuvres baroques. Ce dynamisme montre à bien des égards que les pianistes, malgré toutes les querelles concernant la légitimité de l’interprétation des œuvres baroques au piano, n’ont pas renoncé à leur conviction, à la nécessité pour eux de transmettre ces œuvres au piano.

Certains grands pianistes du XXe siècle, penchés sur le répertoire ancien (ils sont nombreux), ont su en exprimer leur propre conception et, grâce à un travail considérable sur ses spécificités, lui donner un éclat d’authenticité de nature complètement différente : les Variations Goldberg de J.S. Bach jouées par Glenn Gould, nous en donnent l’exemple, ainsi que les Préludes et Fugues par Edwin Fischer, les Sonates de Scarlatti par Marcelle Meyer, Horowitz ou Zacharias, les Suites de Rameau par Alexandre Tharaud : ces interprétations représentent, sans aucun doute, des versions référentielles et chacune porte un regard particulier sur l’instrument joué, sur l’instrument de l’époque et sur l’œuvre elle-même. Toutes ces interprétations semblent avoir un suprême objectif : immortaliser les grands chef-d’œuvres du passé sur l’instrument de notre époque, le piano.

Ne serait-ce pas une erreur que d’accuser ces interprètes et leurs interprétations de manquer d’authenticité ? Finalement, quel est le but d’une interprétation ? Voilà la grande question. À une exécution historiquement correcte, conditionnée par des considérations « scientifiques », mais, éventuellement, sans une marge de réflexion personnelle, sans vibration, ne pouvons-nous en préférer une autre, peut-être moins authentique au sens « baroquiste » du terme, mais nouvelle, émouvante et pleine d’esprit ?

Nous nous rappelons une phrase de Hermann Keller, grand spécialiste de Bach, qui disait en commentant une interprétation de Wilhelm Furtwängler : « Je sais qu’historiquement tout cela ou presque est faux, mais pourtant cela m’émeut profondément. ». Ce commentaire nous renvoie directement à la question épineuse de la fidélité « littérale » au texte musical et de la lecture absolutiste de ce texte. À ce propos, Edwin Fischer s’est exprimé : « Il ne suffit pas d’être fidèle au texte, il n’est pas possible de tout inscrire sur une partition à moins de diluer en paroles les plus beaux sentiments, il ne faut pas dire pour autant : " Le sentiment est tout, la forme n’est que son et fumée " mais il reste et perdure une force, le cœur humain. »1

Notre propos ne sera certainement pas de défendre une approche historiquement incorrecte : cela n’est plus possible et serait en quelque sorte inadmissible et paradoxale. Mais nous aimerions souligner, et pourquoi pas défendre, l’existence, et la pertinence de nombreuses interprétations qui ne dépendent pas forcement des idées baroquistes, et représentent à leur tour des versions fiables et authentiques. Nous nous proposons de sortir de la sphère baroquiste, de nous écarter des conflits et des contradictions dont souffre l’idéologie baroquiste aujourd’hui. Nous souhaitons trouver un espace sans tension où cerner la réalité pianistique dans la pratique des œuvres baroques et nous interroger sur les raisons qui font, qui ont fait du piano et des pianistes, un véhicule majeur de l’œuvre du XVIIIe siècle au XXe, et au XXIe.

Pour éliminer toute tension, il n’y a pas plus convaincant que ces propos de Badura-Skoda, répondant à la question : existe-t-il une querelle entre pianofortistes et pianistes ?

‘« Si elle devait exister, ce ne serait pas entre les instrumentistes, mais plutôt entre mélomanes. Les interprètes, eux, sont parfaitement d’accord avec l’idée que : "C’est la lettre qui tue et l’esprit qui donne la vie". » 2

Le piano a joué et joue toujours un rôle très important dans le processus de revitalisation du répertoire baroque. S’il continue à jouer ce rôle d’une façon constante et décisive, c’est parce qu’il existe une multitude d’éléments qui montrent que ce répertoire est tout à fait réalisable au piano, et que ce dernier est, probablement, capable de le transmettre sans nuire à son esprit ni à son identité. Commençons par une raison simple, voire évidente : l’instrument de notre époque est, sans aucun doute, plus accessible à l’écoute, plus familier, plus compatible avec la réception et la sensibilité actuelles que l’instrument ancien. À nouveau, Badura-Skoda fournit l’explication : « Le problème est aussi une question de psychologie de l’écoute. Pour ceux qui aiment la musique ancienne, les instruments d’époque représentent la sonorité authentique, celle qui fut perçue et écoutée par l’auteur […] Mais pour ceux qui vivent aujourd’hui, le son « normal » est celui qu’ils entendent depuis l’enfance, celui du piano moderne. La sonorité ancienne peut leur sembler "étrange", voire exotique au début. »3

Faire ce constat ne met pas en cause, encore une fois, la pratique des instruments anciens, qui est également nécessaire et courante. Ce n’est certes pas un appel à une forme d’acceptation du présent sans curiosité, sans effort pour connaître ou reconnaître les autres instruments d’époque. Cependant, il faut se rappeler que la tendance du retour aux instruments anciens est relativement récente. Elle a commencé à être médiatisée et démocratisée seulement à partir des années mille neuf cent quatre-vingt, et pendant toute la période précédente, ce sont surtout les pianistes qui se sont investis afin d’immortaliser les œuvres pour clavier.

Essayant d’élaborer une discographie des œuvres de Bach, Scarlatti et Rameau, jouées au piano, nous avons été étonnée de constater que, jusqu’à nos jours et malgré tous les problèmes débattus autour de cette question, le piano occupe tout de même la plus grande place dans la production de disques de musique baroque pour clavier, comparativement à celle des enregistrements faits sur les instruments d’époque.

Si l’on met à part le cas des pianistes spécialisés, qui consacrent plus d’un disque à tel ou tel compositeur baroque, nous constatons que dans les programmes « mixtes », les œuvres baroques sont présentes de façon presque systématique. La présence du répertoire baroque peut s’expliquer soit par un souci de chronologie, soit par une préoccupation thématique, soit encore par le désir d’éclairer certaines correspondances entre des œuvres d’époques différentes. L’œuvre ancienne apparaît alors comme un élément fort aux plans spirituel, musical et technique. En insérant une œuvre baroque dans son programme, l’interprète semble vouloir prouver quelque chose : jouer une œuvre de Bach ou de Scarlatti, par exemple, dans un programme classique ou romantique, peut souligner les liens de parenté qui subsistent entre des langages musicaux différents, perpétués par le piano. Dans un programme moderne ou contemporain, intégrer la musique baroque peut symboliser une démarche, inscrite dans une sorte de continuité historique qui, à partir de l’esprit baroque, rejoint les germes d’une nouvelle pensée.

D’un autre côté l’œuvre ancienne, donne du recul, elle dégage un espace permettant à chaque artiste moderne d’observer, de comparer et de tenir compte des diverses modifications intervenues dans le discours musical à travers l’histoire, au long d’une quête visant à transporter l’œuvre dans le moment présent. L’œuvre baroque, dans le répertoire et la pratique pianistiques, apparaît ainsi comme une nécessité, une preuve et un lien, mais encore : l’œuvre baroque acquiert une dimension pédagogique, didactique ; elle enseigne au pianiste la clarté et la subtilité du jeu polyphonique : aucun pianiste ne semble capable de renoncer à cela. Dans l’ouvrage Musique, côté cour, côté jardin, dans un chapitre intitulé Le pianiste et Bach, Alfred Brendel s’exprime sur ce point  : « Si on réclame, pour l’interprétation des œuvres de Bach, exclusivement des instruments de l’époque baroque, il faudrait également les écouter dans les salles baroques, construites en marbre, ou les écouter sur disque, chez soi. Mais la musique de Bach doit continuer de figurer dans les répertoires vivants. La critique professionnelle a réussi à écarter presque complètement les œuvres de Bach des programmes de récitals, et les pianistes risquent de perdre progressivement l’art du jeu polyphonique, susceptible de donner une vie individuelle à chaque voix d’un tissu musical.»4

Heinrich Neuhaus explique : «  Le meilleur modèle de l’enseignement que je préconise, qui accorde l’éducation musicale et instrumentale avec avantage au profit de la première, je ne puis m’empêcher de penser au grand maître, à Bach. Les cahiers d’Anna Magdalena, les Préludes et Fugues, le Clavier bien tempéré lui-même, l’Art de la Fugue étaient destinés à l’apprentissage du piano et de la musique en même temps qu’à la connaissance de l’univers sonore….La méthode de Bach, consistait à concilier l’utile du point de vue technique avec la perfection musicale, à réduire à néant l’antagonisme qui existe entre l’exercice sec et l’œuvre musicale. »5

De fait, la réponse à la question : « pourquoi le piano occupe-t-il une telle importance dans l’interprétation des œuvres anciennes ? » nous est fournie prioritairement par les pianistes eux-mêmes. Par conviction, ou à la recherche de la légitimité de leur instrument et de leurs idées, de nombreux pianistes se sont engagés dans le domaine de la musique baroque. Ils se sont exprimés, soit dans leurs interprétations, soit à travers des écrits expliquant, aux autres pianistes et au public, certains aspects de l’interprétation de cette musique, les choix adoptés par eux et les raisons de ces choix.

Quelque jugement que l’on porte sur certains points de vue ou certaines interprétations, il est remarquable de constater à quel point les pianistes ont participé, à leur tour, à l’élaboration d’une nouvelle compréhension de l’œuvre baroque, en nous offrant des visions et des éclairages aussi diverses, que marquants. La multitude d’interprétations données par les grands pianistes de notre époque est l’indice d’une véritable quête historique et esthétique, guidée avant toute chose par une exigence musicale révélant la spécificité et la force de ce répertoire.

Même si pour certains pianistes, la question du retour à l’instrument ancien a pris des proportions démesurées, parfois inhibitrices, d’autres ont su adopter une position équilibrée témoignant d’un grand respect à la fois pour les instruments de l’époque et pour l’instrument actuel. Ceux-ci sont constamment à la recherche des solutions techniques et musicales permettant à l’œuvre ancienne de respirer et de vivre à travers l’instrument actuel, en l’adressant toujours à un public actuel, avec la tentative de trouver cette alliance vitale entre le passé et le moment présent.

Cette idée, que le piano est un instrument capable de transmettre l’œuvre baroque, nous souhaitons nous y attacher plus précisément, en nous intéressant à la réflexion et à l’argumentation de quelques « figures » du piano, qui ont activement contribué à la restitution de l’œuvre baroque sur l’instrument actuel.

Notes
1.

FISCHER, Edwin, Considérations sur la musique, Paris, Editions du Coudrier, 1951, p. 77.

2.

« Entretien avec Paul Badura-Skoda », Propos recueillis par AVRAND-MARGOT, Sylvia, Piano, n°14, 2000-2001, p. 47.

3.

Ibid., p .45.

4.

BRENDEL, Alfred, Musique côté cour, côté jardin, Paris, Buchet/Chastel, 1994 pour la traduction française, p. 248.

5.

NEUHAUS, Heinrich, L’art du piano, Tours, Van de Velde, 1971, p. 95-96.