2. Pianistes de référence.

Les travaux de Wanda Landowska dans le domaine de la musique ancienne ont poussé un grand nombre de pianistes à revisiter le répertoire baroque, dans une lumière nouvelle. Landowska, à qui de nombreux pianistes font référence, a contribué à une nouvelle prise de conscience de l’identité et de la spécificité de l’œuvre baroque ; depuis, la démarche pianistique n’a pas cessé d’évoluer parallèlement à toute forme de nouveauté, et les pianistes ont suivi de toujours plus près l’ensemble des transformations touchant à la fois l’approche et la pratique de l’œuvre baroque au cours des dernières décennies.

Sans adopter de position radicale, sans embrasser une idéologie, les pianistes ont fait leur profit de chaque expérience musicale susceptible de mieux servir leur cause et l’œuvre interprétée : ils ont expérimenté les instruments anciens, ils étudient les traités de l’époque, ils recherchent les éditions les plus fiables et ils font les choix qui leur semblent les plus appropriés. Le piano reste le centre de leur intérêt et, au piano, ils nous ont offerts de remarquables travaux discographiques, parmi lesquels brillent les interprétations de Marcelle Meyer, Edwin Fischer, Vladimir Horowitz, Rosaline Tureck et beaucoup d’autres.

À vrai dire, beaucoup de ces interprétations pianistiques du répertoire ancien figurent comme des « inclassables », dans l’histoire du piano moderne : chacune a une saveur différente, unique, inimitable. Pourtant, ces interprétations sont toutes le fruit d’une profonde méditation sur l’œuvre comme elles font suite, toutes, à une étude approfondie de son contexte historique et stylistique. Ainsi, les pianistes ont contribué, et contribuent activement à instaurer de nouvelles approches musicales de ce répertoire, à travers la diversité même de ces approches. C’est là, à notre sens, que réside leur importance. Contrairement aux partisans du mouvement de retour à la musique ancienne, les pianistes n’ont pas ressenti le besoin d’imposer des règles concernant l’interprétation des œuvres baroques. Ils préfèrent chercher toujours, ils jouent, parfois ils écrivent, ils expérimentent et ils proposent.

Parmi les figures les plus brillantes, les plus remarquables et les plus problématiques, Glenn Gould s’impose comme exemple de l’interprète écrivain, contribuant à une prise de conscience musicale et introduisant une réflexion nouvelle sur les œuvres de Bach en particulier. Gould nous a laissé différents ouvrages, constitués notamment d’entretiens. Son discours embrasse des aspects musicaux divers. Mais le rapport à l’instrument et à la matière sonore semble y occuper la plus grande place, s’agissant d’un pianiste ayant renoncé au concert pour consacrer une grande partie de son activité au travail de studio. Il s’agit sans doute d’un musicien qui ne chercha jamais à plaire, ni à se conformer à une tradition d’interprétation. « Il considère tout d’abord que si l’interprète n’a pas de l’œuvre une vision radicalement différente – et bien entendu cohérente – de tout ce qui a pu être dit antérieurement par les autres ou par lui-même à son sujet, il est inutile qu’il la joue. » 6

En revanche, Gould donne la preuve de la possibilité infinie de fournir une multitude d’interprétations à partir d’un texte auquel il accorde une grande importance intellectuelle et spirituelle, comme les œuvres de Bach : il n’a cessé d’explorer les possibilités de son instrument, du texte choisi et de ce qu’il offre aux plans technique et expressif, jusqu’à donner l’impression que son acte interprétatif est un acte de création proprement dit : « C’est affirmer l’autonomie de l’interprète par rapport à la partition. »7

La réflexion porte sur différentes questions, mais en ce qui concerne la musique de Bach, ses particularités, sa spiritualité, sa diversité, son adaptabilité à un intermédiaire sonore, le discours de Gould va à l’essentiel et met en relief le rôle de l’interprète, en tant que révélateur de la force et la puissance de la pensée musicale. Gould n’était pas un historien de la musique, mais il était un véritable spécialiste de la musique de Bach, en ce sens qu’il était à la recherche du sens profonde de son œuvre et, au-delà, de tout phénomène polyphonique, de cette alchimie née de la rencontre des voix et des lignes, dans le moment présent, ce dont témoigne le processus du travail en studio. « Avant même que la déferlante baroqueuse n’imposât son diktat, Glenn Gould se désigna en défenseur du genre, mais pas sur instrument d’époque. Il démontra qu’avec son moderne Steinway CD318, il pouvait recréer l’esprit du clavecin, à défaut d’en rendre les sonorités. Apportant un nouvel éclairage sur la technique et le phrasé dans la musique de Bach, il lui insuffla une seconde vie qui fit longtemps autorité. »8

Déjà, en ayant recours à la technologie récente de l’enregistrement sonore, Gould assure sa modernité. Mais cette modernité se dévoile également à travers une recherche méticuleuse qui adapte la technique pianistique à toutes les exigences stylistiques de la musique de Bach, pour faire du piano l’instrument de la « clarté absolue ».

Les textes de Gould sont déroutants, exprimant parfois des points de vue extrêmes, mais ils dévoilent une démarche intellectuelle et musicale unique dans l’histoire des pianistes modernes. Ce sont des textes d’une grande valeur morale malgré leur extravagance apparente : Gould n’y fait confiance qu’à sa propre réflexion sur l’art, qu’à sa propre conception du rôle de l’interprète face au texte musical, sans référence à quelque idéologie ou système que ce soit. Certes, ces textes éclairent la spécificité de la musique de Bach et son interprétation, mais ils reflètent aussi l’image d’un pianiste qui parle un langage unique, et pourtant universel.

Gould a enregistré au piano, à plusieurs reprises, les grands chefs-d’œuvre pour clavier de Bach. Ses interprétations sont parfois polémiques, mais nous ne pouvons être qu’admiratifs devant la clarté, la cohérence et l’originalité d’un jeu et d’un esprit hors du commun.

Paul Badura-Skoda nous donne l’exemple d’un pianiste-musicologue qui s’est sérieusement consacré à la question de l’interprétation des œuvres anciennes. Elève d’Edwin Fischer, de Wanda Landowska et grand admirateur d’Alfred Cortot, sa démarche nous semble pionnière en ce sens qu’il représente une figure rare de pianiste associant une grande maîtrise instrumentale à une connaissance théorique particulièrement approfondie dans le domaine musicologique.

Contrairement à Gould, Badura-Skoda est un passionné d’histoire, il est en quelque sorte un historien de la musique : il entreprit très tôt l'étude des manuscrits et des éditions originales. Il rechercha les partitions inconnues ou oubliées dans les bibliothèques. Il publia divers articles dans les revues spécialisées, réalisa des éditions Urtext et écrivit des ouvrages d’une grande importance, comme  L’art de jouer Bach au clavier et L’art de jouer Mozart au clavier.

Malgré son goût pour l’histoire et les recherches musicologiques, Badura-Skoda n’a jamais perdu de vue la nécessité de s’appuyer sur le savoir pour servir, en premier lieu, la musique et non pas les considérations purement historiques. Sa recherche poussée concernant les instruments d’époque lui a permis d’aborder le piano, le clavecin et le pianoforte, avec autant de maîtrise et de savoir-faire. Et cela lui a donné une grande liberté pour une approche musicale authentique, variée, mais toujours moderne. La démarche de Badura-Skoda est celle d’un musicien libre et exigeant : dans son ouvrage L’art de jouer Bach au clavier, il étudie minutieusement tous les éléments inhérents à l’interprétation de l’œuvre de Bach ; il aborde les aspects techniques, rythmiques, ornementaux, la question du tempo, l’articulation, la sonorité, la structure interne des œuvres, et essaie de proposer les solutions les plus claires et les plus pertinentes sur le plan musical.

Proche de la conception de Harnoncourt, Badura-Skoda ne prend aucune position radicale en matière de choix de l’instrument. L’essentiel semble pour lui de faire un choix fondé sur une véritable compréhension de l’œuvre. « J’estime qu’à l’interprète de Bach incombe en définitive aujourd’hui une seule tâche : reconnaître le mieux possible les objectifs musicaux et intellectuels poursuivis par Bach, les respecter, et avec les moyens de notre temps – qu’il s’agisse de voix exercées au style ancien ou moderne, d’instruments anciens ou modernes – les rendre accessibles à un public de la fin du XXe siècle de façon à ce qu’il tire une déclaration de l’âme au sens original du terme, à ce que la grandeur de la musique de Bach lui apporte joie et enrichissement spirituel. »9

La réflexion de Badura-Skoda, concernant l’interprétation du répertoire ancien, est une réflexion globale ; elle associe constamment le souci musical à un souci du savoir et de la maîtrise des particularités stylistiques de ce répertoire : « Souvent l’intention spirituelle est plus importante que la connaissance historique du moindre détail, ce qui signifie qu’un chef de chœur amateur mais porté par un véritable enthousiasme peut interpréter Bach plus correctement qu’un ensemble de spécialistes blasés. De même, je suis intimement persuadé que l’interprétation la plus proche des intentions du créateur – qu’il s’agisse de Bach ou d’un autre – est aussi celle qui touchera le plus profondément et le plus durablement même un public d’aujourd’hui. »1 0

Finalement, il nous semble que Paul Badura-Skoda, reste l’un des rares pianistes qui nous ait fourni une étude détaillée, exhaustive et objective sur la question de l’interprétation du répertoire ancien. Il est homme de raison, mais aussi le défenseur d’une approche musicale fraîche et intuitive. Son ouverture d’esprit et la modernité du langage avec lequel il s’adresse à son lecteur, font de son ouvrage sur Bach une référence d’une grande importance, tandis que ses enregistrements sont la preuve de son engagement et de sa recherche approfondie concernant les spécificités caractéristiques du répertoire du XVIIIe siècle.

D’autres pianistes, moins spécialisés dans le domaine de la musique baroque, ont eux aussi sérieusement réfléchi à certains aspects de l’interprétation de ce répertoire au piano. Et s’ils ne nous ont pas laissé d’ouvrage entier sur le sujet, ils lui ont tout de même consacré une part de leurs réflexions écrites.

Bien qu’ayant enregistré certains des grands chefs-d’œuvre de Bach pour clavier, comme le Concerto italien et la Fantaisie et fugue en la mineur BWV 984, Alfred Brendel ne passe pas pour un spécialiste de la musique baroque. Pourtant, dans son ouvrage Musique côté cour, côté jardin, il dédie à ce sujet un chapitre intitulé « Le  pianiste et Bach » : il y répond à certaines questions concernant le retour à l’instrument ancien et aborde certains des problèmes liés à l’exécution des œuvres baroques au piano.

Dans le cadre d’une étude globale sur l’interprétation dans différents styles musicaux, Alfred Cortot consacre un chapitre de ses Cours d’interprétation, intitulé le « prélude et fugue », à l’étude de l’exécution de certianes Préludes et Fugues de Bach, sans faire pour autant référence aux éléments de conflit possible à propos du retour à l’instrument d’époque : cela n’était pas d’actualité en 1934.

Mais si certains pianistes se sentent aussi à l’aise dans l’écriture qu’avec leur instrument, cela n’est pas le cas de tous : d’autres ont manifesté leurs opinions dans des revues, à l’occasion d’entretiens. Ce sont surtout leurs interprétations qui nous semblent révélatrices d’une démarche propre visant à transmettre l’œuvre telle qu’ils la conçoivent à un moment donné de leur histoire personnelle, et dans une période particulière de l’histoire moderne. À travers leurs écrits ou leurs interprétations, les pianistes se montrent engagés, passionnés, respectueux, divers et surtout convaincus de la nécessité de poursuivre le travail sur ce répertoire, avec les outils actuels, avec le regard actuel d’un musicien de notre époque.

Dans notre prochain chapitre, nous aurons recours, d’une part, à ce qui fut écrit sur le sujet et, d’autre part, à l’analyse de quelques interprétations- repères. L’objectif est, si possible, de cerner les liens que les pianistes de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe ont pu tisser avec les œuvres du passé. Nous allons donc nous pencher sur des « expériences » – nous insistons sur ce terme, car chaque interprétation est à notre sens une expérimentation – qui nous semblent emblématiques en ce domaine pour diverses raisons. L’étude des écrits, comme nous l’avons constaté, nous facilite la tâche car elle dévoile de manière directe et pertinente la pensée de l’interprète, sans faire appel à des intermédiaires susceptibles de nous éloigner de l’essentiel. L’étude des interprétations se montre plus problématique : le sens et la pensée sont transmis via un support sonore faisant appel à une sorte d’abstraction pouvant paraître déroutante. Pour simplifier cette étude, nous nous attacherons à des éléments techniques significatifs pour l’interprétation de ce répertoire, de façon à nous faire si possible claire et étayée des intentions de l’interprète.

Pour cette étude, centrée sur les œuvres de Bach, Scarlatti et Rameau jouées au piano, nous choisirons des enregistrements appartenant à des périodes différentes, depuis 1950 jusqu’à nos jours, afin d’observer de près, d’une part, les différents regards portés sur le répertoire et d’essayer, d’autre part, de mettre en relief l’évolution, les changements intervenus dans le domaine de l’interprétation des œuvres baroques au piano, durant plus d’un demi-siècle. Le choix se montre réellement difficile : tous les grands pianistes du siècle précédent et de ce siècle se sont penchés, dans une période de leur vie, sur l’interprétation des œuvres baroques. Certains se sont consacrés entièrement à une recherche avancée et méticuleuse sur le sujet. D’autres ont consacré à ce répertoire une part seulement de leur intérêt, mais une part qui reste très intéressante pour nous, notamment lorsqu’il s’agit de pianistes issus des écoles romantique et post-romantique. Étudier des interprétations venant de différents horizons, nous permettra peut-être d’analyser et de cerner la réalité de la position pianistique face au répertoire baroque, et nous aidera à dessiner l’évolution de leur démarche. À travers cette étude nous souhaitons faire le constat des différences existant entre ces pianistes, et des points communs qui les réunissent autour de l’œuvre et de l’esprit d’un compositeur, ou d’une époque.

Auparavant, il nous faut revenir au piano. Il s’agit de préciser les raisons qui ont fait de lui, pour une période considérable de l’histoire musicale, l’instrument prenant en charge l’exécution des œuvres du passé.

Pourquoi le piano a-t-il perpétué les œuvres anciennes pendant si longtemps ? Et pourquoi continue-t-il à le faire ? Il nous semble que les réponses sont multiples.

Notes
6.

MONSAINGEON, Bruno, Glenn Gould , le dernier puritain, Paris, Fayard, 1983, p. 12-13.

7.

Ibid., p. 13.

8.

VILLEMIN, Stéphane, Les grands pianistes, Georg, Genève, 1999, p.127.

9.

BADURA-SKODA, L’art de jouer Bach au clavier, op. cit., p. 12.

1.

0 Ibid., p. 12.