3. Le piano, héritier privilégié.

3.1 Le changement des conditions de concert.

Au XVIIIe siècle, à l’exception des concerts organisés dans les églises ou les salles d’opéra créées pour accueillir quelques centaines de personnes, la musique fut pratiquée dans des salons privés ou semi-privés. Dans certains tableaux des peintres du XVIIIe siècle, comme Le Concert de Johann Georg Platzer, ou Madame de Pompadour de François Boucher, ou encore Le thé à l’anglaise chez le prince de Conti de Michel-Barthélémy Olivier, figurant le jeune Mozart assis devant un clavecin, dans le salon des quatre glaces au palais du Temple, entouré des quelques personnages, la représentation des individus jouant les instruments, nous donne l’image de l’emploi intimiste et du cadre spécifique dans lequel se déroulaient la pratique musicale. Beaucoup de compositions d’ailleurs, étaient réellement conçues pour être jouées dans ce cadre : certaines œuvres de Bach, comme le Clavier bien tempéré ou les Suites étaientdestinées à être jouées en privé. Ainsi, des Essercizi de Domenico Scarlatti, certaines sonates de Beethoven et même des Lieder de Schubert, par exemple. Il existait, sans doute, une forme de correspondance entre la fonction de l’œuvre, la taille de la salle et les capacités sonores des instruments.

Mais vers le milieu du XIXe siècle, la notion de concert public s’est considérablement affirmée et la taille des salles de concerts a augmenté pour accueillir environ trois fois plus de public qu’auparavant. Désormais, il faut des instruments qui répondent aux exigences de ces salles, et les concerts de virtuosité commencent à faire partie de la tradition musicale. Les interprètes s’y donnent en tant que solistes ou accompagnés par l’orchestre. L’élément acoustique, joue un rôle déterminant dans le choix des instruments et de la taille des ensembles. Dans ce nouveau cadre, le piano se présente, sans doute, comme une réponse à ce changement : « Aucun autre instrument n’a changé aussi radicalement entre 1780 et 1850 et, à partir de 1790, toute une variété d’instruments a fleuri sous le nom de pianoforte, fortepiano, ou Hammerflügel. Ils étaient plus limités dans le registre des graves et avaient un affaiblissement plus rapide que les instruments modernes […]. Du temps de Mozart, Beethoven, Liszt, la facture des pianos n’a cessé d’évoluer, en réaction à leur utilisation dans de plus grandes salles de concert et surtout aux exigences de la musique. »1 1

Cette accélération de la dynamique de modification des instruments à clavier a imposé le piano comme l’instrument le plus compatible avec les nouvelles compositions et le plus convenable aux nouvelles conditions des concerts. Il nous semble tout à fait compréhensible qu’il n’ait pas été question d’un retour à l’instrument ancien, au sein d’une telle effervescence musicale. Czerny et Schindler, les deux célèbres disciples de Beethoven, ont rapporté avec exactitude comment ce dernier jouait Le Clavier bien tempéré, et comment il transmettait ses idées sur l’exécution de ses propres œuvres. Mais aucun des deux n’a signalé le souhait de Beethoven de revenir aux instruments qui existaient avant 1815 pour la réalisation de ces œuvres.

Le piano a pris sa place naturellement, alors que certains aspects de la réalisation des œuvres antérieures changeaient pour s’adapter à l’évolution de l’instrument et pour mieux convenir à la réception du public des grandes salles. Dans le cadre privé où l’on jouait les fugues de Bach, par exemple, l’interprète n’était pas obligé de mettre le thème et ses différentes apparitions en relief. Ces apparitions étaient largement entendues et facilement remarquées par un public peu nombreux, familier à la fois de l’œuvre et de l’instrument. En revanche, sur un piano et dans les grandes salles de concert, l’accentuation de l’entrée du thème devient une nécessité ; il est impératif que le public perçoive les entrées du thème et le développement des voix au cours de la fugue.

Pour les Suites de Rameau, nous sommes confrontés au même problème : dans le cadre des grandes salles de concerts, l’interprète va être plus au moins obligé d’abandonner le jeu intimiste et de rendre le discours plus parlant en augmentant le volume sonore, ce qui préserve la clarté de la ligne mélodique et met en relief les jeux d’imitations. Le fait de vouloir restituer ces œuvres avec l’idéal de leur époque est devenu irréalisable, et même illogique. Du XIXe siècle à nos jours, public et musiciens se sont adaptés à la réalité des grandes salles de concert, le négliger serait une erreur. « Chaque fois que j’ai entendu Le Clavier bien tempéré au clavecin, l’interprète a dû faire une série d’articulations stylistiques pour rendre cette musique véritablement publique : saurait-on si une fugue a jamais été jouée de la sorte au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, ou y a-t-il la moindre raison de le croire ? Mais interpréter cette musique en public comme si elle était encore privée est non seulement suicidaire, mais aussi psychologiquement impossible (la formation actuelle des musiciens professionnels est orientée vers la prestation publique dans les grandes salles). »1 2

Le passage du concept privé du concert au concept public a fait du piano l’instrument le mieux placé pour répondre à un ensemble de modifications visant la réalisation, la réception et aussi l’enracinement de son rôle entant que porteur et transmetteur du répertoire antérieur.

Notes
1.

1 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », in : Inharmonique, Musique et authenticité, n°7, Paris, Librairie Séguier, IRCAM, centre Georges-Pompidou, 1991, p. 112.

1.

2 ROSEN,Charles « Le choc de l’ancien » op. cit., p. 120.