3.2 La force de la tradition pianistique.

Un autre aspect de la question touche à la tradition en quelque sorte ininterrompue, de jeu et d’interprétation des œuvres baroques sur le pianoforte, puis sur le piano, depuis 1760, avec Carl Philipp Emanuel Bach, Mozart, Beethoven, puis les romantiques, les post-romantiques, pour arriver enfin au XXe siècle.

Le piano a éclipsé les autres instruments à clavier, en détrônant le clavecin vers le dernier tiers du XVIIIe siècle. En 1768, Johann Christian Bach donne un premier concert semi-public à Londres sur un pianoforte : le jeu sur cet instrument prédécesseur du piano va ensuite se propager dans presque toutes les capitales européennes, comme Viennes et Paris…Ce nouvel instrument permet de produire des nuances piano et forte, gagne rapidement en étendue et en puissance. Il va être doté d’une pédale droite qui accroît la résonance, et, vers 1790, il est muni d’une pédale gauche, qui permet de renforcer la nuance piano. Les grands compositeurs de la fin du XVIIIe siècle comme Haydn, Mozart, Clementi, ont accueilli cet instrument avec beaucoup d’enthousiasme et ils l’ont adopté très rapidement, prenant conscience de ses grandes capacités. À partir de 1780, ils ont écrit pour clavecin ou pianoforte,pratique qui disparut quelques années plus tard pour laisser place à des compositions écrites exclusivement pour le second. L’évolution de l’instrument continue ensuite, sa pratique se démocratise et sa fabrication prend des proportions importantes. Toute œuvre pour clavier, qu’elle soit nouvelle ou ancienne, est désormais interprétée sur le pianoforte. Beethoven suit de près les progrès de la facture et va pousser la technique de l’instrument jusqu’à un point de perfection tel qu’il devait devenir plus tard l’instrument romantique par excellence. Au début du XIXe siècle, l’instrument gagne encore en puissance, en étendue et en volume. Schumann, Brahms, Chopin et Liszt vont cultiver une littérature destinée exclusivement à l’instrument devenu ensuite « le Piano », avec des œuvres exploitant toutes ses possibilités techniques, sonores et expressives.

La filiation pianistique de la fin de l’ère classique a été donc consolidée, transmise et poursuivie. Nous ne pouvons savoir exactement quels aspects caractéristiques du jeu de cette période ont été transmis, mais il est bien certain que l’enseignement de l’interprétation des œuvres, anciennes ou autres, prenait la forme d’une tradition, transmise au piano d’une génération à une autre. Cette tradition prend ses racines chez Beethoven (1770-1827), et passe notamment par Liszt (1811-1886), Clara Schumann (1819-1896), Anton Rubinstein (1829-1894), Camille Saint-Saëns (1835-1921), Marcelle Meyer (1897-1958), pour arriver à Alfred Cortot (1887-1962), Dinu Lipatti (1917-1950), ou Claudio Arrau (1903-1991). La vitalité de cette filiation et son déploiement, ne laissait aucune chance à un retour à la pratique d’instruments désormais inadaptés. Après Schubert, aucun compositeur n’a plus écrit pour un pianoforte ou un clavecin. Aucun instrumentiste ne pratiquait le clavecin ou le pianoforte. Historiquement, esthétiquement, spirituellement, cela n’était plus possible ni même pensable. Cette filiation de pianistes n’a pourtant pas cessé de perpétuer les œuvres anciennes, surtout les œuvres de Bach, à travers les programmes de concerts ou dans le cadre de l’enseignement. Après la redécouverte de Bach par Félix Mendelssohn (1809-1896), l’engouement pour ce compositeur n’a cessé de grandir. Dans les programmes des grands virtuoses du XIXe siècle, les œuvres du Cantor occupaient une place considérable. Mendelssohn et Clara Schumann furent les premiers à les intégrer dans leurs programmes de concerts. Franz Liszt interprétait et transcrivit différentes œuvres du Cantor. Plus tard, Camille Saint-Saëns, un des premiers précurseurs du retour à la musique ancienne, jouait systématiquement du Bach dans ses concerts. Avec Edouard Risler (1873-1929), disciple de Louis Diémer (1843-1919), on peut entendre l’intégrale du Clavier bien tempéré en concert. La tradition d’interprétation de la musique de Bach au piano traverse tout le XIXe siècle, ainsi que le XXe, avec des approches différentes, tantôt influencées par l’esthétique romantique, tantôt objectives et tantôt très personnelles.

Le répertoire ancien apprécié par les pianistes va s’étendre progressivement pour embrasser les œuvres de Rameau, de Couperin et de Scarlatti. En France, Marcelle Meyer fut l’une des premières à donner des enregistrements de nombreuses œuvres de Bach, de Couperin, de Rameau, est un grand nombre de sonates de Scarlatti, dans une conception très personnelle. La tradition fut poursuivie avec l’inspiration romantique de l’allemand Wilhlem Kempff (1895-1991), avec la grandeur du français d’origine catalane Robert Casadesus (1899-1972), l’objectivité de l’argentin Claudio Arrau (1903-1991), la fantaisie du russe Vladimir Horowitz (1904-1989) , le réalisme de Sviatoslav Richter (1915-1997) et l’extravagance inégalée du canadien Glenn Gould (1932-1982).