3.4 Rapports entre écriture et technique : l’œuvre ancienne et la nouvelle technique.

Cet aspect paraît être également d’une grande importance et il est à notre sens fortement lié au précédent. Nous avons pu constater la parenté existant entre les techniques anciennes et celles du piano, en évoquant une longue suite de modifications de l’instrument, liées à l’évolution des conceptions musicales. Cela implique, en quelque sorte, des similitudes dans l’écriture pour les instruments à clavier à travers les époques, malgré les différences mécaniques entre cordes pincées et cordes martelées. Les œuvres baroques pour clavier se montrent tout à fait jouables sur le piano pour différentes raisons, au premier rang desquelles son étendue de sept octaves et demie qui permet de tout jouer sans problème sur ce plan. Les aspects divers et suffisamment différenciés de la technique pianistique, offrent la possibilité de réaliser avec commodité de nombreux traits caractéristiques des œuvres du XVIIIe siècle. Certaines œuvres baroques étaient, certes, destinées à être jouées sur un clavecin à deux ou trois claviers, mais il semble que cet aspect ne représente pas un handicap pour qui veut les jouer sur un seul. Donnons l’exemple du Clavier bien tempéré de Bach, jouable à son époque, à la fois au clavecin d’une seul ou deux claviers et au clavicorde, ce que confirme Kirkpatrik dans son étude sur les sonates de Scarlatti. Concernant ces sonates, il constate que : « Les changements de couleur et de registre sont souvent intégrés à l’écriture même de la pièce, de manière qu’un second clavier ne soit pas indispensable […] C’est seulement lorsque l’harmonisation du clavecin permet d’obtenir une sonorité satisfaisante qu’il faut prendre à la lettre des notations comme celle de la sonate 1. Sinon, Scarlatti était sans doute le premier à jouer sur un seul clavier. » 4 3

Il ajoute : « Il y a très peu de répertoires de clavecin, à l’exception de quelques « pièces croisées » de Couperin et de J.S. Bach, qui nécessitent absolument un second clavier. La présence dans la notation de la musique d’unissons ou de voix qui se croisent n’indique pas forcément qu’il faille un instrument à deux claviers. En outre, bien des pièces qui sont plus commodes à jouer sur deux claviers sont notées de façon à pouvoir se jouer néanmoins sur un seul. »4 4

Par ailleurs, beaucoup d’œuvres baroques, comme les Sonates de Scarlatti ou les Toccatas et les Variations Goldberg de Bach, non seulement se montrent compatibles avec le piano, mais encore amorceraient à leur époque les chemins de la technique future.

Si nous revenons aux éléments historiques, nous pouvons souligner la multiplicité des instruments à clavier pratiqués à l’époque mais aussi les grandes différences qui existaient entre eux : un clavecin allemand est aussi différent d’un autre d’origine française qu’un piano moderne peut-être d’un clavicorde. Cette variété, nous donne une idée claire non seulement de l’exigence avec laquelle le musicien du XVIIIe siècle abordait la musique, mais aussi de sa volonté d’expérimenter différentes techniques, différentes mécaniques, à la recherche de meilleurs résultats musicaux.

Bach, par exemple, pratiquait, outre l’orgue bien entendu, plusieurs types d’instruments à clavier : le clavecin, le clavicorde, le Hammerwerke ou le pantaléon, le cembal d’amour (instrument proche du clavicorde) et le pianoforte. Mais ce n’est pas tout, il inventa aussi un instrument ; le clavcein-luth qui était, selon Badura-Skoda « sans doute plus doux et moins bruyant qu’un clavecin normal. »4 5

À travers cette pratique variée et multiple, Bach, était, nous semble-t-il, à la recherche d’une plus large palette de capacités techniques et expressives, mieux adaptée à son idéal musical.

À la cour de la reine Maria Barbara, Scarlatti, à son tour, pratiquait différentes sortes d’instruments à clavier avec des origines, des spécificités, des mécaniques et des étendues différentes. Cela semble très significatif : nous pouvons envisager l’hypothèse de la coexistence de plusieurs façons d’aborder l’instrument, et cela implique des rapports extrêmement variés à la sonorité, ou aux sonorités de ces différents instruments. Il semble qu’il n’y avait pas à l’époque de sonorité « standard ». Si les compositeurs jouaient en permanence avec différents instruments, dans la pratique que dans la composition, cela reflète un rapport ouvert et libre à la sonorité dans son rapport à l’expression, et cela peut laisser penser que leur ambition allait, peut-être, au-delà des instruments présents, même s’ils écrivaient pour eux.

Le pianoforte semble avoir été, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’instrument qui bénéficia du plus grand nombre d’améliorations au plan de la facture et du mécanisme, à un moment où le clavecin avait cessé de changer. Ces nombreuses modifications semblent bien désigner une modification parallèle du goût musical et de l’écriture qui tendent vers un instrument nouveau. J.S. Bach ou Scarlatti connaissaient déjà le pianoforte : ces deux génies ont certainement pris en compte les transformations qu’implique l’apparition et la pratique d’un tel instrument. Ils l’ont expérimenté et lui ont probablement déstiné certaines œuvres. On comprend que la conception générale de l’œuvre écrite pour clavier a été certainement imprégnée par un idéal qui ne concerne pas un seul instrument, mais l’ensemble des instruments qui se côtoyaient et qui faisaient partie intégrante de la vie musicale de l’époque. Et si Bach ne fut pas tout d’abord enchanté de cet instrument par comparaison avec le clavecin et le clavicorde, plus tard, avec les améliorations dont bénéficia l’instrument, il semble avoir été satisfait de ses capacités sonores et expressives. Il a même probablement contribué à son développement, si l’on se fie à son rapport amical avec Silbermann, et au fait qu’ils échangèrent une abondante correspondance concernant la musique et les instruments.

Après avoir examiné le pianoforte de Silbermann datant de 1732, Badura-Skoda constate que cet instrument est beaucoup plus intéressant et perfectionné que ce qu’on pouvait imaginer. Il explique : « Bach aurait été un mauvais musicien s’il n’avait pas su apprécier les qualités et les magnifiques sonorités de ce nouveau pianoforte. Il est difficile d’imaginer un compositeur qui comme lui suivit avec attention la nouvelle facture d’instruments ne tenant aucun compte d’une nouveauté aussi importante que le pianoforte. »4 7

Vers 1770, le pianoforte surclasse le clavecin sur le plan expressif : beaucoup d’œuvres antérieures ou contemporaines de cette période témoignent de ce besoin d’un jeu chantant, faisant référence à la voix, que seul le pianoforte ou, peut-être, certaines versions améliorées de clavicorde, étaient capables d’exécuter. Cela semble clair si l’on analyse certains traits dynamiques et expressifs des Inventions ou des Partitas de Bach,dont certaines idées semblent épuisées sur un clavecin, tandis que sur un pianoforte elles se traduisent de façon plus naturelle : «  L’exécution cantabile, sans cesse réclamée par Bach (par exemple dans sa préface des Inventions), signifie en dernière analyse que chaque ligne mélodique doit contenir des notes fortes et faibles, intenses et détendues. Ces accents ou non-accents ne peuvent être rendus qu’imparfaitement au clavecin, étant donné son mécanisme plutôt rigide. Pour compenser cette absence de véritables gradations dynamiques, il faut utiliser d’autres moyens (prolongation ou abréviation des notes, ornementation ou encore augmentation du nombre de voix), alors que le clavicorde et le pianoforte permettent à l’interprète de jouer de façon directe et naturelle. Tout comme nous, Bach remarqua sûrement cet avantage. »4 8

Si le pianoforte était rarement mentionné dans les écrits du XVIIIe siècle ou sur les partitions de l’époque, c’est pour la simple raison qu’il était considéré comme un « clavecin amélioré », et il fallut attendre 1745 pour que la dénomination pianoforte commence à être réellement utilisée. Selon Kirkpatrik, les premières pièces écrites pour pianoforte sont représentées par le recueil des sonates de Giustini Di Pistoia, publié en 1732. Ce recueil fut écrit dans la période où Domenico Scarlatti vivait en Espagne, à la cour de la reine Maria Barbara, qui possédait à son tour plus que douze instruments à clavier, clavecins et fort probablement certains pianofortes. Beaucoup des sonates de Scarlatti écrites dans cette période, nous font songer à un instrument ayant des capacités différentes de celles d’un clavecin. «  Il y a peu de raisons de penser que Scarlatti ait aucunement été tenté de renoncer au clavecin au profit du pianoforte. La plupart de ses dernières sonates avaient une étendue qui outrepassait celle des pianofortes de la reine. » 4 9

‘« […] Dans les deux premiers volumes des manuscrits de la reine, on trouve un certain nombre de pièces, en particulier les huit premières sonates de Venise, qui sont très différentes de caractère de ce que Scarlatti a coutume d’écrire pour clavecin. Les basses n’ont pas cette vivacité et cette couleur auxquelles il nous a habitués. Au clavecin, elles paraissaient inertes et dépourvues d’harmoniques, comme un continuo sans réalisation. J’ai songé que ces sonates pouvaient constituer des tentatives d’écriture pour le piano. »5 0

Certaines sonates de Scarlatti reflètent son souci de tendre vers une nouvelle conception de la forme et de la technique. L’analyse de certains traits caractéristiques de son écriture nous démontre que le compositeur était à la recherche d’un élargissement du langage et des formes d’expression. L’œuvre de Scarlatti suggère une nouvelle technique, mais aussi un autre état d’esprit, à une époque transitoire dans l’histoire des instruments à clavier. Personne n’a la certitude absolue de savoir si Scarlatti a écrit exclusivement pour clavecin ou pour le pianoforte ou bien pour les deux. Mais, là encore, en nous appuyant sur l’étude analytique de son œuvre, nous nous rendons compte des nombreuses innovations introduites dans ses sonates : une nouvelle forme et un traitement modulatoire extrêmement original vont imposer à l’interprète un nouveau rapport à la sonorité, aux dynamiques et aux changements de couleurs, rapport dont le piano peut rendre compte avec une grande efficacité :

« Les sonates de Scarlatti ne paraissaient pas exiger un clavecin avec une grande diversité de jeux ; l’écriture elle-même en est trop colorée. Il semble plutôt qu’il faille un instrument relativement simple, mais qui donne pourtant l’impression d’une grande variété sonore. […] J’ai toujours eu l’impression que les sonates de Scarlatti demandaient un clavecin à l’aigu plein et puissant, aux basses sonores, mais qui reste capable d’une grande délicatesse. »5 1 Ainsi, nous pouvons nous demander si le piano ne ressemble pas à cet instrument à l’aigu plein et aux basses sonores, capable d’une grande délicatesse ! Pour revenir à la question des liens entre écriture et technique, il semble que certaines œuvres baroques aient déjà proposé une technique qui dépasse la technique habituelle de clavecin, pour en promouvoir une autre, qui paraît beaucoup moins conventionnelle. Les diverses implications de l’écriture montrent à quel point les sonates de Scarlatti sont en avance par rapport à ce qui était normalement conçu à l’époque pour les instruments à clavier : les notes répétées, les octaves brisées ou successives, les mouvements contraires, les grands traits arpégés, les grands déplacements, la succession de tierces et de sixtes, l’emploi fréquent des accords, le croisement des mains, etc.

Exemple n°5 : Scralatti, Sonate K.519
Exemple n°5 : Scralatti, Sonate K.519 2 SCARLATTI, Domenico, Soixante sonates, Vol. 2, op. cit., p. 106-109. 2 : Octaves successives.
Exemple n°6 : Scarlatti, Sonate K.492
Exemple n°6 : Scarlatti, Sonate K.492 3 SCARLATTI, Domenico, Soixante sonates, Vol. 2, op. cit., p.78-81. 3 : Grands déplacements.
Exemple n°7 : Scarlatti, Sonate K. 461
Exemple n°7 : Scarlatti, Sonate K. 461 4 Ibid., p.60-63. 4 : Les mouvements contraires

Dans les sonates de Scarlatti, certains traits semblent ainsi à l’évidence appeler l’instrument moderne. Dans le cas de Rameau, certains éléments d’écriture peuvent nous réserver, moins directement peut-être, certaines surprises : les Suites, conçues exclusivement pour le clavecin, nous font parfois songer à la sonorité douce et ronde d’un pianoforte, par exemple la Suite en (1724).

Dans le cas de Bach, dont l’écriture et le traitement de la forme semblent extrêmement conventionnels, contrairement à ceux de Scarlatti, nous nous trouvons face à un potentiel expressif tel qu’il nous transporte, en matière d’interprétation, dans une dimension presque intemporelle, qui dépasse les limites traditionnelles de l’époque.

Badura-Skoda, en s’appuyant sur une étude de la structure interne des œuvres de Bach, trouve que certains aspects de son écriture sont mieux révélés sur le piano moderne que sur un clavecin ou un clavicorde : «  […] Sa musique contient souvent des accents impliqués par la structure interne mais que le clavecin ne peut que « suggérer », non jouer. Au piano moderne, on peut les faire ressortir encore mieux qu’au pianoforte ou au clavicorde. Un exemple typique de cette accentuation intrinsèque est le sujet de la fugue en la majeur du Clavier bien tempéré I. La première note, suivie d’un silence, est, en termes purement structurels, une sorte d’explosion. Elle doit projeter son énergie à travers le silence jusqu’au triolet qui lui succède. Tout instrumentiste à cordes jouerait cette première note marcato. »5 5

Exemple n°8 : J.S.Bach, Fugue XIX en
Exemple n°8 : J.S.Bach, Fugue XIX en la majeur, Livre I 6 BACH, J.S., Le Clavier bien temperé BWV 846-869, premier livre, p.90-93. 6 :

Certaines œuvres baroques offrent donc des pistes conduisant, dans l’interprétation, à un instrument d’une capacité technique, expressive et sonore autre. L’œuvre présente parfois des caractéristiques qui ne se bornent pas à un seul instrument ou à une seule conception technique. À travers la lecture de l’œuvre, nous constatons que certains éléments de l’écriture relèvent de procédés dépassant parfois le strict cadre de l’instrument du XVIIIe siècle. Dans le dernier exemple choisi par Badura-Skoda, le piano semble pouvoir conserver le potentiel énergique de la première note car il est capable de lui donner son intensité sonore avec un enfoncement maîtrisé de la touche sans l’attaquer, ce qu’un clavecin ancien ne peut pas réaliser.

Par ailleurs, Badura-Skoda souligne un autre avantage du piano dans l’exécution des œuvres baroques : « D’un certain point de vue, on peut même considérer comme un avantage du piano moderne son manque relatif d’harmoniques joint à sa capacité de différenciation dynamique. Dans certaines pièces polyphoniques, une exécution plastique faisant bien ressortir entrées fuguées, imitations et strettes sera plus aisée à obtenir au piano moderne qu’au clavecin. La possibilité de différencier l’intensité de plusieurs voix jouées simultanément permet de légères différences de timbre (plus fort = plus clair, plus doux = plus sombre), impossibles à atteindre sur d’autres instruments à clavier, sauf peut être à l’orgue. » 5 7

Souvent, les pianistes essayent d’adapter le piano aux exigences de l’œuvre baroque alors que, dans certains cas, l’œuvre elle-même semble correspondre aux spécificités du piano, sur le plan technique et expressif. À ce propos Glenn Gould constate que :

‘« […] On peut porter au crédit de l’instrument à clavier moderne le fait que son potentiel sonore – sa faculté de produire un legato soyeux et flatteur –puisse être aussi bien réduit qu’exploité, qu’on puisse en user comme en abuser. »5 8

La question du choix de l’instrument, semble ainsi céder la place à une étude approfondie des caractères expressifs de l’œuvre et des choix qu’elle peut offrir indépendamment des critères purement historiques.

Si l’œuvre ancienne survit toujours avec un tel rayonnement c’est parce que ses éléments fondateurs portaient en eux les germes d’une nouveauté dépassant une époque déterminée. Le piano semble, en quelque sorte, concrétiser cette nouveauté en répondant aux exigences techniques, stylistiques et sonores de nombreuses œuvres baroques, dans le cadre de l’actualité musicale.

Les études consacrées aux œuvres baroques, nous ont proposé non seulement des idées sur la forme, l’esthétique, l’historique et les caractéristiques de ces œuvres à leur époque, mais elles nous ont également éclairé sur la modernité de ces œuvres et sur leur ouverture à différentes possibilités d’interprétation et de conception.

Finalement, il nous semble que les œuvres baroques ont participé au développement de la technique du clavier et qu’elles ont permis au piano lui-même d’exploiter ses propres possibilités. Il n’existe pas véritablement, à notre sens, de contradiction entre l’écriture baroque et les capacités de l’instrument moderne : c’est une raison de plus pour que le piano continue à exécuter ce répertoire. Chercher la nouveauté et la modernité dans les pages de ce grand répertoire est une démarche nécessaire et vitale pour qu’il demeure toujours vivant et parlant à notre époque.

Notes
4.

3 KIRKPATRIK, Ralph, Domenico Scarlatti, Paris, Jean-Claude Lattès pour la traduction française, 1982, p. 208-209.

4.

4 Ibid.,p. 208.

4.

5 BADURA-SKODA, Paul, op. cit., p.179.

4.

7 BADURA-SKODA, op. cit., p. 200.

4.

8 Ibid., p. 200.

4.

9 KIRKPATRIK, op. cit., p. 210.

5.

0 Ibid., p. 211.

5.

1 KIRKPATRIK, op. cit., p. 204.

5.

2 SCARLATTI, Domenico, Soixante sonates, Vol. 2, op. cit., p. 106-109.

5.

3 SCARLATTI, Domenico, Soixante sonates, Vol. 2, op. cit., p.78-81.

5.

4 Ibid., p.60-63.

5.

5 BADURA-SKODA, op. cit., p. 207.

5.

6 BACH, J.S., Le Clavier bien temperé BWV 846-869, premier livre, p.90-93.

5.

7 BADURA-SKODA, op. cit., p. 206.

5.

8 Cité in : Glenn Gould, Le dernier puritain, Écrits réunis, traduits et présentés par MONSAINGEON, Bruno, Paris, Fayard , 1983, p. 134.