3.5 Processus d’abstraction.

« La langue musicale, à mesure qu’elle élève le ton, devient plus hermétique, sans doute, mais elle garde pour les initiés toute sa clarté émotive. » 5 9

Pour interpréter les œuvres anciennes, certains pianistes ont adopté une démarche qui consiste à abstraire l’œuvre de sa condition sonore. Cela suppose de considérer l’œuvre en tant qu’entité indépendante d’un intermédiaire instrumental précis. Cette démarche a donné, d’une part, au piano un rôle naturel pour l’interprétation de ces oeuvres et, d’autre part, elle a permis à beaucoup de pianistes de se libérer d’un poids « historique », pour donner à l’idée propre de l’œuvre l’importance capitale. Cette approche fait de la musique un objet intellectuel et esthétique séparé de l’instrument. Ce dernier reste alors un intermédiaire secondaire dans le processus de la transmission de l’idée musicale. L’œuvre peut être interprétée, sur un clavecin, un clavicorde, un pianoforte ou un piano sans que cela modifie son sens, et le choix d’un instrument s’effectue parmi beaucoup d’autres possibilités. L’essentiel de cette démarche, consiste donc à cerner en premier lieu le discours musical du compositeur et à vouloir pénétrer l’essence de sa pensée. Mais au-delà, il s’agit de rechercher une sorte de fusion avec cette pensée, en créant en quelque sorte une matière sonore appropriée à cette fusion : cette matière sonore est plus le résultat d’une compréhension personnelle que le résultat d’un conditionnement par le mécanisme d’un instrument. Cela confère au travail technique effectué sur la réalisation sonore et expressive de l’œuvre une dimension qui dépasse la simple restitution littérale.

La musique n’est pas seulement un art immatériel ; elle est aussi un langage qui se suffit à soi-même. Le fait de séparer l’idée musicale de sa substance sonore peut, dans le cas d’œuvres purement instrumentales, apporter un éclairage nouveau sur cette idée. Sans nous détourner du réel, l’abstraction peut rendre possible une traduction inédite, dense et libre de l’œuvre. Cette liberté, cependant, reste le fruit d’une assimilation profonde des éléments essentiels constituant l’œuvre.

Pour certains pianistes, ce type d’abstraction, surtout dans le répertoire ancien, semble nécessaire, voire vitale : plus l’œuvre est lointaine, plus le fossé qui nous sépare d’une musique ressortissant à un contexte spirituel, historique et sonore différent est grande et plus la concrétisation de certains de ses aspects semble difficile. Dans ce cas là, l’abstraction s’impose à nous qui cherchons à imaginer et cultiver une vision musicale qui soit le résultat de l’interaction entre le réel (le texte) et l’hypothèse (la réalisation), à travers une démarche intellectuelle complexe : cette démarche cherche à rendre l’œuvre dans sa vérité, non pas historique, mais intemporelle.

Ici, la question de l’authenticité, va se poser autrement. L’authenticité n’est plus seulement la conséquence de la recherche de conditions historiques ou d’éléments appartenant au passé, pour essayer de les restituer le mieux possible sur un instrument actuel. Elle résulte, plutôt, d’une méditation sur ce rapport non-conventionnel entre une idée musicale appartenant à une époque et son existence dans un univers détaché de cette appartenance. Cette authenticité semble être la plus représentative d’une alliance du savoir avec la contemplation personnelle du sens de l’œuvre. Nous pouvons le constater chez les pianistes les plus concernés par cette démarche : ils sont armés sur le plan historique, mais il semble que cette connaissance approfondie du répertoire baroque ait poussé certains d’entre eux à aller au-delà du concret : l’œuvre n’est pas considérée comme venant de nulle part, mais plutôt interprétée comme si elle existait pour la première fois dans le présent.

Ceci nous renvoie à la redoutable question du subjectivisme dans l’art : l’abstraction est une forme de subjectivité, car il s’agit de sortir l’idée de son contexte historique pour l’implanter ailleurs, dans le terrain propre de l’interprète, qui la nourrit de ses propres conclusions sur l’identité, la représentation et la réalité de l’œuvre.

Cela constitue-t-il une dérive ? Cela signifie-t-il que l’on détourne la réalité au profit d’une volonté personnelle ? Cette démarche d’abstraction est-elle un acte de trahison ? Certains peuvent le penser. Mais le retour à l’Original est-il suffisant, ou même possible, quand la réflexion humaine, aux plans musical, psychologique, analytique, est parvenue à un tel point de complexité ? Ne sommes-nous pas constamment affrontés à ce subjectivisme fatal, conditionnés par tout ce que l’expérience humaine, à travers les siècles, a introduit à la fois dans notre conscience et notre inconscient ? Ne nous faut-il pas accepter que notre vision de l’histoire soit modifiée à travers cette démarche, en ce sens que chaque interprète peut créer sa propre histoire ? Cela est-il inauthentique ? La question est celle de la réalité de l’œuvre, recherchée par un interprète…

‘«  Dira-t-on, se référant à la pensée originale de l’auteur, que la réalité musicale réside dans le corps sonore de l’œuvre tel que Bach l’a entendu résonner en lui lorsqu’il traçait des notes sur le papier ? Mais Bach n’est plus, il faudrait donc admettre que cette réalité tant recherchée a disparu avec lui et que le Prélude en ut n’existe pas en dépit des apparences […]. Reste encore une solution pourtant ; l’œuvre est en nous, elle est constituée par les sons que nous percevons au moment de l’exécution.
Le principe de l’identité perd ses droits dans le domaine de la musique, l’œuvre n’ayant aucune réalité objective ; elle n’existe pas en dehors de son exécution et son texte n’est qu’une virtualité. »6 0

Dans sa recherche de la réalité de l’œuvre – réalité toujours relative malgré tout – l’interprète passe par deux étapes. Une étape objective, au cours de laquelle il est affronté à un texte lui fournissant des informations sur l’œuvre : écriture, structure, forme etc. Dans cette étape intervient le savoir direct : habileté technique, habileté analytique, au service d’une étude anatomique de tous les détails internes au texte, ou bien externes, éclairant sa fonction, son contexte et sa spécificité. En passant par cette étape, l’interprétation se montre soucieuse des différentes données que l’œuvre peut fournir à l’interprète. Cela permet l’exactitude et la clarté avec lesquelles l’œuvre doit être transmise au regard de sa structure, de son style, de son identité matérielle. Mais pour aller au-delà de l’aspect anatomique, il faut chercher entre les lignes ou chercher ce qui habite ces lignes : chaque interprète voit cet espace d’entre les lignes d’une manière différente, unique même. Sorti du domaine de la matière, il va aller vers quelque chose de moins palpable, qui émane du texte mais lui donne sa dimension éthérée, sublime. Ici, l’abstraction joue son rôle. Ici, la subjectivité intervient pour donner à l’interprète sans qui, l’œuvre n’existe pas, le rôle primordial en tant que ré-créateur de l’œuvre, dans une démarche de sublimation de la matière première, pour la rendre à l’image d’un traitement propre à son imagination, à son vécu et à son raisonnement. Mais cette deuxième étape ne peut pas, ne doit pas exister sans la première, car l’on risquerait alors de tomber dans une sorte de banalisation qui nous éloignerait de la réalité recherchée. Le travail d’un interprète semble s’articuler autour de cette dualité, le concret et l’inconcret, la matérialité et l’esprit, la conscience et l’inconscient. Faute de cette approche duelle, l’œuvre ne peut pas être révélée.

Citons à nouveau Boris De Schloezer, au sujet du langage : « Il y a lieu évidemment de distinguer entre la parole qui n’a d’autre fonction que de renseigner, d’expliquer, celle que Mallarmé appelait « reportage », et le langage auquel nous reconnaissons une certaine valeur propre, une valeur dite esthétique. »6 1

Puis, concernant la musique : « La musique se fait transparente, elle est à la fois matière et esprit pour celui qui la comprend. Mais qu’est ce que « comprendre » la musique ? Comme il ne s’agit pas de saisir à travers tel système de sons quelque chose qui serait autre chose que les sons, comprendre une œuvre musicale consiste en une certaine façon de l’appréhender en elle-même. »6 2

Pour revenir à des expériences musicales concrètes nous nous demandons : y a-t-il de plus significatif de cette démarche que l’interprétation du Clavier bien tempéré par Fischer qui pensait que « l’art est un reflet dématérialisé de la vie »6 3  ?

Qu’ y a-t-il de plus abstrait que Les Variations Goldberg ou L’Art de la Fugue jouées par Glenn Gould ? Ou même qu’y a-t-il de plus abstrait que L’Art de la Fugue ?

Glenn Gould fut l’un des rares pianistes à adopter cette approche librement et sans scrupules : le piano pour Glenn Gould n’était en réalité que le simple intermédiaire d’une pensée musicale extrêmement abstraite.

« Le piano n’est pas un instrument que j’affectionne particulièrement en tant que tel. J’en ai toujours joué et il me fournit le meilleur véhicule pour exprimer mes idées parce qu’il est extrêmement commode. C’est le seul instrument, à part l’orgue, qui permette de simuler plus ou moins des effets orchestraux. »6 4

Ou encore : « Lorsque je veux faire ressortir un dessin structurel qui est bien ancré dans mon esprit, je fais tout pour que rien de spécifiquement pianistique ne vienne s’y insérer […]. J’ai toujours essayé, en tout cas dès que je suis sorti de ma période d’adolescence, d’écarter l’idée que la musique que je jouais était une musique faite en soi pour le clavier, et de lui donner plutôt une sonorité de type orchestral ou de quatuor. Cette manière de procéder suppose en général l’élaboration et l’application d’un système de phrasé qui pourrait convenir au violon ou au violoncelle. »6 5

En le libérant de l’intermédiaire sonore, le travail d’abstraction que Gould a effectué sur les lignes musicales et le traitement des voix fait penser aux travaux de Paul Klee sur la ligne plastique et son identité. Le nouveau traitement de la ligne (élément de base) est devenu, dans le processus d’abstraction, source de nouveauté, agent d’une exploration poussée de la technique pianistique. Gould met à jour, à partir de la ligne, une multitude de possibilités techniques et expressives :

‘« Pour Glenn Gould, il existe une multiplicité de versions possibles et également sublimes de la même œuvre. On ne peut donc juger ni élaborer une interprétation d’après les canons d’une tradition ou de l’esprit d’une époque donnée ─ qui aboutiraient à un conformisme total ─ mais d’après sa seule cohérence interne. La distinction entre création et interprétation tend à disparaître lorsqu’on entend Gould, car il invente quelque chose qui n’avait même pas touché notre imagination. En ce sens, Glenn Gould est le premier interprète non figuratif : une fois qu’il a saisi l’œuvre dans sa structure, il peut se permettre de la traiter à la manière du cinéaste, adaptant un livre pour le cinéma, ou du peintre, transposant la réalité de son modèle sur cette autre réalité qu’est sa toile ; l’œuvre pose pour lui. »6 6

Dans le cas de Gould, l’authenticité se définit autrement : authenticité est originalité, tentative de recréer l’œuvre comme si l’interprète venait de la composer : « Qu’est ce que l’œuvre en dehors de l’exécution ? Consacrée par le succès, cette nouvelle interprétation aura certainement des imitateurs, elle instaura une nouvelle tradition et sera dite « authentique » jusqu’à ce qu’un plus audacieux en établisse une autre. »6 7

Finalement, une telle démarche se montre non seulement représentative d’une profonde compréhension de l’œuvre mais aussi profondément authentique : authentique parce qu’elle est moderne, parce qu’elle fait vivre l’œuvre dans la splendeur qui lui confèrent compositeur et interprète, parce qu’elle témoigne d’un engagement qui va au-delà des ordres établis. Là est l’exigence de chaque œuvre, là est le rôle de chaque interprète : aller au fond, chercher à l’intérieur et faire parler, l’instrument au nom de la musique.

Le piano est capable d’assumer ce rôle de transmission de l’œuvre avec tout son relief. Mais cela dépend de l’interprète, de sa volonté de rendre l’œuvre parlante, expressive. Cela dépend d’une démarche qui vise, à la base, une libération et un prolongement du chemin vers d’autres horizons, vers l’avenir, qui atteigne en permanence à une forme d’authenticité qui ne soit pas figée, mais au contraire, renouvelée, vivante et vraie.

Notes
5.

9 LEIBOWITZ, René, Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1986, p. 14.

6.

0 DE SCHLOEZER, Boris, Introduction à J.S.Bach, Paris, Gallimard, 1947, p. 18-19.

6.

1 DE SCHLOEZER, Boris, Introduction à J.S.Bach, op. cit., p. 24.

6.

2 Ibid., p. 26.

6.

3   FISCHER, Edwin, op.cit., p. 56.

6.

4 Cité in : Piano, n°30, sept/oct, 2002, p. 31-32.

6.

5 Cité in : MONSAINGEON, Bruno, op. cit., p. 101.

6.

6 Cité in : MONSAINGEON, Bruno, op. cit., p. 13.

6.

7 DE SCHLOEZER, Boris, op. cit., p. 20.