4. Le piano, changement de statut.

Nous avons retracé, dans le chapitre précédent, le développement du processus de modernisation de la pensée musicale pendant le début du XXe siècle. Rappelons-le, ce processus n’est pas propre à notre époque : dans chaque période de l’histoire il y a eu des tournants, moments pendant lesquelles la musique se transformait, en réponse à des exigences vitales. Cette modernisation déplace les centres d’intérêt vers certains aspects plus que d’autres. Elle rend obsolètes certains emplois, certains outils et certaines idées en leur substituant de nouveaux éléments caractéristiques de cette transformation. Mais le processus de modernisation est aussi intimement liée au recule que l’on prend par rapport au passé, par rapport à une tradition, qui permet de comprendre et d’assimiler l’origine et la genèse de toute nouveauté. En réalité, c’est seulement à travers le passé que nous pouvons analyser toute pratique et tout phénomène actuels. Ainsi, le mouvement de retour à la musique ancienne, par exemple, n’est qu’une des nombreuses manifestations de la modernité : le retour aux sources était un besoin, à un moment où la recherche de l’originalité, de l’objectivité, de l’exactitude, étaient à l’ordre du jour. Le recul pris par rapport au passé a permis, au début du XXe siècle, de sortir le répertoire baroque de l’oubli, mais également du cadre d’une tradition « démodée ».

Après 1950, on ne peut plus aborder ce répertoire comme dans les années trente : l’approche musicale de l’œuvre et le rapport à l’histoire avaient trop changé pendant une vingtaine d’années. Pour l’interprète, aborder une oeuvre musicale comme à l’époque post-romantique aurait été de même nature que, pour un compositeur, écrire à la façon classique. La modernisation n’est alors plus un choix, mais une obligation. Même si certains de ses éléments nous semblent incompréhensibles, ou parfois inaccessibles, nous ne pouvons ni la négliger, ni nous soustraire à son influence.

Dans le domaine pianistique, c’est le rapport à l’instrument et à son répertoire qui a changé. Tous les grands pianistes, et même les élèves, ont suivi cette dynamique et l’ont intégrée progressivement, sinon toujours par préférence, au moins comme une manifestation d’évidence.

Le pianiste de la fin du XXe siècle a eu la chance de pouvoir accéder beaucoup plus aisément qu’un pianiste du début du siècle, aux instruments à clavier ancien, et à de nombreux enregistrements. Les recherches musicologiques et les expériences pratiques portant sur la structuration d’une nouvelle idée de l’interprétation musicale ont cristallisé les démarches de la génération actuelle en permettant l’émergence de nouvelles formes d’expression, à travers un « autre » rapport avec l’instrument. Cela ne signifie pas que les interprétations actuelles soient meilleures ou, au contraire, que les précédentes soient plus convaincantes : il y a, simplement des manifestations palpables, flagrantes, significatives de ce processus de modernisation, traduisant la naissance d’une nouvelle approche, propre à notre époque.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il était courant et normal de considérer le piano comme un instrument supérieur à tous les instruments à clavier qui l’avaient précédé. On voyait dans le piano un instrument complet, doté d’une grande puissance et de capacités expressives et techniques extraordinaires lui permettant de rendre justice à tous les styles musicaux. Cela n’est sans doute pas faux, sauf si nous nous posons la question épineuse du style qui a pris, une si grande importance.

‘« Le piano est mon instrument préféré, parce qu’il est un tout », écrit le grand pianiste Anton Rubinstein (1829-1894) dans son Recueil de pensées publié en 1896. Il ajoute : «  Les autres instruments – et la voix ne constitue pas une exception – ne représentent musicalement qu’une moitié. »’

Cette réflexion peut choquer aujourd’hui. Pourtant elle nous semble naturelle, venant d’un pianiste qui baignait dans l’univers romantique et dont l’expérience et le vécu découlaient directement de cet univers. L’époque de Rubinstein était celle du piano triomphant avec des œuvres d’une écriture extrêmement élaborée aux plans technique et expressif. Les quatre Ballades de Chopin, la Fantaisie op.17 de Schumann, les deux Concertos de Brahms, les Études d’exécution transcendante, et la Sonate en si de Liszt ont fait du piano l’instrument « fétiche » de l’époque. Cette idée dominante du piano, pendant si longtemps, tenait à plusieurs raisons : d’une part, il était le seul instrument à clavier subsistant, et un large répertoire, une littérature spécifique lui était destinés. D’autre part, les travaux musicologiques, bien qu’initiés au début du XIXe siècle, n’étaient pas encore affirmés comme ce fut le cas dans la deuxième moitié du XXe. La connaissance approfondie des instruments d’époque n’occupait pas les esprits et la question de la « fidélité » au texte et aux intentions du compositeur n’était pas, comme aujourd’hui, au centre des débats.

Vers les années 1950, on constate un changement radical du rapport établi entre le pianiste et texte interprété, le regard porté sur le piano commence à changer. Les instruments anciens revoient le jour grâce à la mobilisation des « pionniers ». Les néo-classiques ont redonné sa gloire au clavecin avec quelques œuvres. La pratique des instruments anciens est sortie du cadre privé et de l’amateurisme pour converger avec les idées de retour aux sources et les efforts des musiciens penchés sur le répertoire ancien. Cette pratique devient alors publique et la connaissance que l’on en a s’élargit. Le jeu sur les instruments anciens commence à gagner le public en favorisant un goût nouveau pour les sonorités anciennes : le piano n’est plus l’unique instrument choisi jouer toute sorte de répertoire. Il n’est plus le seul instrument à clavier existant ; il entre lui-même en rivalité avec les instruments anciens ressuscités ou copiés en nombre. L’idée de considérer le piano comme un « instrument supérieur » n’est plus de mise et elle a été amendée au fil du temps.

Mais vers les années 1970, nous nous trouvons devant un autre positionnement : il s’agit de censurer le jeu au piano pour toute interprétation des œuvres anciennes, considérant l’instrument comme peu fiable pour rendre au répertoire ancien son authenticité. Entre la fin du XIXe et la fin du XXe siècle, l’on est passé d’un extrême à un autre: situation peu confortable pour un musicien. Il fallait imaginer force arguments et alibis pour justifier telle ou telle pratique, sur un tel ou tel instrument. Entre temps, les pianistes n’ont cependant pas cessé de donner ce répertoire en concert ou à l’enregistrement, lui conservant toujours leur attachement.

Durant ce XXe siècle, nous pouvons donc distinguer deux manières pianistiques complètement différentes d’aborder le texte musical, entre autres le texte baroque : une manière romantique ou post-romantique, issue de la tradition du XIXe siècle et perpétuée dans la pratique jusqu’aux années 1950. Elle se caractérise essentiellement par la mise en avant de l’expression personnelle des émotions et des états d’âme. Extrêmement influencée par le subjectivisme et l’esprit des œuvres romantiques, elle privilégie les grandes masses sonores, la puissance du jeu et de nombreux aspects de la virtuosité. La période allant de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années trente fut la continuation de l’âge d’or du piano, quand l’instrument était le roi des scènes, et le pianiste l’incarnation même de la puissance et de la force de son instrument, et de son répertoire. Beaucoup de fameux pianistes de notre époque s’inscrivent dans cette lignée : Arthur Rubinstein, Horowitz, Serkin.

Une deuxième manière de concevoir le rapport avec le texte musical commence à voir le jour dans les années cinquante en mettant l’accent sur le respect du texte et sur la fidélité aux intentions du compositeur. Plus objective, fondée sur une grande économie de l’expression, elle  neutralise en quelque sorte, l’image de l’interprète exalté, pour le considérer comme un intermédiaire entre la volonté du compositeur et le public. Adopter cette approche était, à la fois, l’expression d’une certaine irritation face aux excès sentimentaux des romantiques, et la manifestation d’une modernité perceptible dans la composition et, plus généralement, dans un nouveau comportement musical. Igor Stravinski affirme que la musique est  « Impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique »6 8. Cette réflexion est absolument moderne : elle considère que la raison d’être de la musique ne réside pas dans sa faculté à exprimer une émotion. Cette phrase peut traduire une vision intimement liée à la modification du rapport établi avec la musique, avec l’art en général.

Par ailleurs, l’effervescence des travaux musicologiques et l’intérêt porté à la question du style et du discours musical ont certainement contribué à une prise de recule de la part des pianistes, qui désormais vont regarder l’interprétation comme l’expression d’un esprit collectif, d’une époque, d’un style et non plus seulement comme une expression personnelle. Cette deuxième manière se répandit progressivement et elle fut adoptée par une grande partie des pianistes, sans exclusivité cependant ; les deux manières n’ont pas cessé pas de coexister, même si la première suscitait des réserves étant considérée comme « démodée ». Choisir entre les deux, dépend en premier lieu du répertoire interprété. À la lumière des travaux récents consacrés aux caractéristiques des styles baroque, classique, et moderne, la deuxième manière se prête mieux, semble-t-il, à l’exécution de ce type d’œuvres. Pour le répertoire romantique ou post-romantique, la première manière semble plus efficace, au vu des exigences de ce genre de musique.

Ce qui a changé à notre sens de façon irréversible, c’est que l’approche pianistique est aujourd’hui conditionnée par les acquis musicologiques et par la réflexion sur les aspects historiques, stylistiques et esthétiques de l’œuvre interprétée. Si la modernisation de l’approche pianistique fut une réaction contre la systématisation du goût romantique, elle n’induit cependant pas le reniement de l’expression ou du sentiment. Elle se traduit plutôt par le souci de rendre à chaque œuvre son identité propre, sa spécificité, excluant toute approche trop globale.

Notre distinction nette entre deux manières différentes d’aborder le texte musical ne porte aucun jugement de valeur. Il s’agit tout simplement d’éclairer les modifications intervenues dans le domaine pianistique pendant le XXe siècle. Il serait arbitraire, injustement discriminatoire, de prétendre que les interprétations du début de siècle sont moins fiables stylistiquement ou esthétiquement. Il serait encore plus grave de dire qu’un interprète du XXIe siècle est beaucoup plus conscient des enjeux de son art, sous prétexte qu’il a accès, aux documents, aux traités et aux recherches poussées de ces dernières décennies. L’approche musicale des pianistes issus du romantisme ne consiste pas toujours et uniquement à donner libre cours à ses émotions. Elle peut véhiculer aussi une compréhension personnelle de l’œuvre, une assimilation de ses particularités, tout en s’inscrivant dans une lignée, dans une tradition. Il ne faut pas oublier non plus que les interprètes de la fin XIXe siècle demeurent des références pour chaque pianiste moderne, sources inépuisables d’imagination, de force et de maîtrise. Cortot, Fischer, Rubinstein, furent les premiers à donner des leçons de style et d’interprétation.

Finalement, qu’est-ce que donc une grande interprétation? Indépendamment de toute autre considération, ce serait pour nous, celle qui reconnaît et respecte les objectifs musicaux de l’œuvre, le grand interprète étant celui qui porte un regard novateur sur l’œuvre en rapport avec son époque : en ce sens, l’interprétation que donna Edwin Fischer du Clavier bien tempéré dans les années trente est aussi moderne, que celle du Concerto italien par Alexandre Tharaud en 2005.

Aucun type d’interprétation n’est a priori plus correct ou authentique qu’un autre. Le jugement que nous portons sur une interprétation, en général et dans le cadre de la musique ancienne en particulier, dépend de plusieurs facteurs : la philosophie de l’interprète, ses références pédagogiques et esthétiques, son parcours, son appartenance géographique. Mais il dépend également de la force intellectuelle et émotionnelle que son interprétation dégage pour l’auditeur de son époque. Qu’elle soit historique, moderne, romantique, une grande interprétation a un seul objectif : toucher, convaincre.

Si nous nous sommes intéressée à l’évolution de la démarche pianistique au cours du XXe siècle, c’est pour souligner la vitalité avec laquelle les pianistes ont agi et agissent au moment présent. Cette vitalité a contribué à une mutation qui a engendré le renouvellement de l’interprétation en adéquation à celui de la pensée musicale en général. Dans les répertoires anciens baroque et classique, les pianistes ont fait preuve de ce dynamisme et ont réhabilité le répertoire en libérant le texte ancien de tout empreinte étranger à lui.

En réalité, la volonté un temps exprimée de bannir le piano des exécutions d’œuvres anciennes n’a pas porté ses fruits : le répertoire ancien semble représenter pour tout pianiste actuel un défi et une preuve de modernité. Cela n’a fait qu’augmenter son enthousiasme et sa curiosité. Les pianistes sont de plus en plus convaincus de leur capacité à interpréter ce répertoire passionnant, ils ont de plus en plus la volonté de prouver qu’au piano, une œuvre baroque peut être transmise dans tout son éclat et révéler une large part de sa vérité.

Notes
6.

8 STRAVINSKI, Igor, Chroniques de ma vie, Paris, Denoël-Gonthier, 1962. p.63.