5.2 La sonorité.

Il est vrai que J.S. Bach a écrit son Concerto italien pour le clavecin. Mais pouvons-nous réduire cette œuvre « concertante » seulement à son aspect sonore ? Plus généralement, faut-il systématiquement réduire l’œuvre à un aspect purement sonore ?

Bach fut l’un des plus grands transcripteurs de tous les temps. Il n’a pas cessé, durant toute sa vie, de transcrire et d’arranger des œuvres de Vivaldi, de Telemann, de Marcello, passant d’un instrument à un autre en explorant des aspects sonores très variés de l’œuvre. Il a ainsi transcrit beaucoup d’œuvres pour violon afin qu’elles soient jouées au luth, au clavecin ou à l’orgue. Peut-être, s’il l’avait connu, aurait-il pensé à transcrire aussi de la musique pour piano…

Dans un entretien réalisé par Terry Snow à l’occasion de la parution d’un enregistrement du Concerto italien, (Philips, 475 7760, 1977), Alfred Brendel, déclarait : « [ …] Il existe, parmi les compositions de Bach pour clavier, des morceaux d’ensemble, des œuvres orchestrales, des concertos, des arias, parfaitement typiques, et qui se sont trouvés adaptés au clavier aux dépens d’éléments plus individuels de timbre, de déclamation, de dynamique. » 

Charles Rosen, de son côté, explique que : « Quand Bach a transcrit son Concerto pour clavecin en mineur pour chœur et orgue, il n’a essayé ni de préserver certaines des qualités sonores originales ni de donner à cette œuvre un caractère plus adapté au chœur ou à l’orgue. Il s’est contenté de réécrire un ensemble abstrait de tons et de rythmes en l’adaptant à un son différent. »6 9

Cela signifie que la composition musicale à l’époque, en tout cas pour Bach, était en quelque sorte détachée de la réalisation sonore. Badura-Skoda exprime un point de vue très intéressant sur la question. Il constate que : « Une idée musicale ne peut être réalisée en termes de sonorité que par adaptation ou arrangement. »7 0

Cette adaptation, cet arrangement dont parle Badura-Skoda peut être d’ordre instrumental, mais certainement aussi d’ordre interprétatif et cela vaut, à notre sens, pour toute musique. Prenons au hasard d’autres exemples comme Ma mère l’Oye de Ravel, Les tableaux d’une exposition de Moussorgski, ou les Notations de pierre Boulez : ce sont des œuvres écrites d’abord pour piano, transcrites ensuite pour orchestre. L’exécution par un ensemble d’instruments enlève-t-elle de la valeur de l’idée initiale ? Il est certain que la dimension sonore de l’orchestre change notre perception de l’œuvre, en ce sens qu’elle l’éclaire différemment. Mais, la question de la sonorité est-elle si essentielle à la nature propre de l’œuvre ?

Badura-Skoda explique que : « Pendant des siècles le timbre fut considéré comme d’une importance secondaire, comme un facteur n’ayant que peu de rapports avec la substance de la musique. En ce qui concerne la musique très ancienne, nous ne savons pas si elle était chantée ou jouée sur des instruments, et encore moins, dans ce dernier cas, sur lesquels. »7 1

L’idée de reproduire la sonorité « exacte », la sonorité perdue, semble alors perdre de sa pertinence, car toute œuvre paraît susceptible d’être interprétée sur n’importe quel instrument, à condition que l’on ne trahisse pas l’idée initiale. « Pour interpréter n’importe quelle musique, la musicalité, la compréhension et la mise en forme des structures, un tempo à peu près correcte, une articulation et une ornementation adéquates, ou encore une prise en compte du contenu émotionnel et du symbolisme musical, ont plus d’importance que telle ou telle sonorité. » 7 2

En ce qui concerne le piano, les résultats sonores qu’il peut obtenir dans l’exécution des œuvres de Bach semblent bien répondre en grand partie à un idéal rapprochant ces œuvres de leur fonction d’origine : c’est l’hypothèse que Gould semble soutenir  :

‘« On peut porter au crédit de l’instrument à clavier moderne le fait que son potentiel sonore ─ sa faculté de produire un legato soyeux et flatteur ─ puisse être aussi bien réduit qu’exploité, qu’on puisse en user comme en abuser. À part un souci d’authenticité d’archives, il n’y a en vérité rien qui empêche le piano contemporain de représenter fidèlement les implications architecturales du style baroque en général et de celui de Bach en particulier. »7 3

Dans les œuvres de dimension orchestrale comme le Concerto italien par exemple, le piano montre de grandes dispositions : dans le brillant premier mouvement, la forme du concerto héritée de Vivaldi est clairement identifiable. Dans l’introduction, le piano se prête à rendre avec une grande efficacité le jeu de contrastes voulu par Bach entre l’orchestre supposé et l’instrument solo. Les possibilités sonores du piano soulignent ce contraste, et répondent à une exigence à la fois stylistique et formelle.

En ce qui concerne les œuvres pour clavier solo, comme les Partitas, dontchacune consiste en une suite de danses ou les Variations Goldberg,dontchacune des trente deux pièces possède une identité propre, au-delà de leur parenté avec la basse de l’Aria, les choix sonores sont dictés par l’écriture elle-même, par la signification psychologique et émotionnelle de chacune de ces parties ou de variations. Pour les parties lentes et méditatives, comme l’Aria des Variations, le piano est parfaitement capable de rendre à chaque ornement, à chaque ligne, la plénitude et l’intensité propres à sa sonorité. Dans les parties plus techniques, évoquant la mécanique du clavecin, la sonorité du piano peut être adaptée, grâce à l’adoption d’une technique spécifique, utilisée, par exemple, par Glenn Gould : il s’agit d’une technique purement digitale, contrastant avec la technique qui fait appel aux avant-bras, aux bars et aux épaules. Cette technique permet (comme nous pouvons l’observer dans les enregistrements des œuvres de Bach par Glenn Gould) de réaliser le jeu « détaché », grâce à une indépendance extrême des doigts et à un jeu clair et précis rappelant le jeu sur clavecin. Gould n’utilise que très peu la pédale, ce qui rend le jeu pianistique encore plus clair et plus distinct. La grande palette sonore que le piano peut obtenir grâce à différentes techniques de jeu, lui permet de répondre largement aux différentes virtualités de cette musique.

Dans la musique de Rameau, l’hypothèse d’une idée musicale indépendante de sa réalisation sonore ne nous paraît pas aussi convaincante. Autant, dans la musique de Bach, l’abstraction semble être presque un élément fondateur de l’idée musicale, autant chez Rameau, la concrétisation des aspects techniques et sonores devient une nécessité. Ses œuvres pour clavecin étaient strictement écrites pour cet instrument, et exploitent tout son potentiel sonore et expressif. Rameau n’a certainement pas songé à un autre instrument et son écriture est clairement destinée au clavecin.

Cela écarte-t-il toute possibilité de jouer au piano ces œuvres pour clavecin ?

Nous pensons que toute œuvre pour clavier est réalisable au piano avec des particularités d’ordre sonore. La sonorité si caractéristique du clavecin français du XVIIIe siècle ne peut certainement pas être produite au piano, auquel le mécanisme des marteaux donne rondeur et vibration du son. Mais le jeu pianistique permet, comme nous l’avons signalé plus haut, de maîtriser et de varier le son selon différentes techniques.

Les passages méditatifs que nous pouvons trouver dans la musique de Bach se prêtent assez à un jeu legato rappelant l’influence de l’orgue avec sa sonorité somptueuse, celle du clavicorde avec sa sonorité sobre et expressive ou bien celle du pianoforte : ces instruments ont contribué ensemble à construire sa conception globale de l’œuvre pour clavier. En France, ces influences sont considérablement réduites. Le clavecin était roi et presque le seul instrument à clavier, au côté de l’orgue, à l’époque de Rameau. Pour jouer son œuvre, nous nous retrouvons libres de toute influence autre que celle du clavecin.

Il nous semble que deux éléments sont très importants pour une réalisation sonore adéquate à l’œuvre pour clavecin de Rameau : la durée et la clarté de l’attaque. Maîtrisant ces deux éléments, le piano permet de dessiner une ligne mélodique lumineuse et perlée. Il peut également réaliser les ornements de manière naturelle, pour prolonger la note voulue, avec un usage de la pédale réduit au minimum. La technique « perlée» dont nous parlons est d’ailleurs issue de l’école française du clavecin, et s’est perpétuée dans les œuvres postérieures de l’école française, comme Jeux d’eaux de Ravel, ou Jardins sous la pluie, de Claude Debussy.

Il est bien certain, que nous ne pouvons pas jouer Rameau au clavecin comme au piano, mais il nous semble tout à fait possible de réaliser ses œuvres au piano en préservant l’esprit et les caractéristiques du langage, pour un résultat sonore approchant l’idéal de l’époque. Lorsque Paul Badura-Skoda constate qu’ « une idée musicale ne peut-être réalisée en termes de sonorité que par adaptation ou arrangement », cela signifie que des choix doivent être faites pour adapter le texte aux possibilités du piano ou adapter le piano aux particularités du texte.

Alexandre Tharaud éclaire, dans un entretien réalisé par Christian Girardin, à l’occasion de la parution de son disque Rameau, (Harmonia Mundi, HMC 901754, 2001), certains des choix de son interprétation ; en ce qui concerne l’aspect sonore, il déclare : « Je reste profondément attaché aux instruments d’aujourd’hui : le toucher, le son, les dynamiques du Steinway que j’ai choisi pour l’enregistrement sont, paradoxalement, très appropriés à la musique baroque. »

‘« Les mises en perspective se font par d’autres moyens : les nuances, la différenciation des plans sonores, une palette de couleurs plus large. L’agrément, souvent trop lourd au piano, doit être « sur-allégé », mais doit garder sa cohérence. » ’

Finalement et indépendamment des différences sonores entre les instruments, l’essentiel reste, à notre sens, de garder la conscience du contenu musical qui guide et projette l’interprétation vers une réalisation sonore adéquate.

L’œuvre elle-même, à travers son écriture, son intensité expressive, ses exigences stylistiques, laisse deviner les moyens techniques nécessaires et guide le pianiste dans la recherche d’une matière sonore appropriée au texte. L’aspect sonore, sur quoi se fonde la polémique autour de l’emploi de l’instrument d’époque, peut, en tout état de cause, varier même sur deux clavecins de fabrications différentes : la sonorité d’un clavecin allemand est tout à fait différente de celle d’un clavecin français ou d’un clavecin flamand. Cela vaut également pour le piano. L’aspect sonore semble avoir beaucoup moins d’importance dans l’interprétation à l’un ou l’autre instrument que la compréhension profonde et l’assimilation de l’idée initiale et de l’esprit de l’œuvre, qui fournissent un ensemble de directives techniques et musicales.

Notes
6.

9 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 115.

7.

0 BADURA-SKODA, op.cit., p. 206.

7.

1 BADURA-SKODA, op.cit., 206.

7.

2 Ibid., p. 206.

7.

3 Cité in : MONSAINGEON, Bruno, Glenn Gould . Le dernier puritain, op.cit., p. 134.