5.3 La qualité des instruments.

Au- delà de la question de savoir si « Un chef d’œuvre intemporel doit être enchaîné à un médium spécifique d’une époque ? »7 4, se pose celle de la qualité des instruments.

Paul Badura-Skoda note que : « Les instruments historiques (ou leur copies) possèdent un avantage décisif sur ceux des époques ultérieures, à condition qu’ils soient de haute qualité et en bon état. »7 5. Il s’arrête sur ce point et fait une remarque intéressante : « Il faut répondre à l’affirmation correcte : " Bach possédait certainement de bons clavecins qui le satisfaisaient pleinement ", par la questionsuivante : "en possédons-nous d’aussi bons ?"  La réponse est "certainement pas". »7 6

En effet, les magnifiques instruments anciens qui se trouvent dans les musées ont parfois subi, au fil du temps, d’importants dégâts par rapport à leur état d’origine, de sorte que nous ne pouvons songer à produire sur ces instruments le son qui leur était propre au XVIIe ou au XVIIIe siècle. La plupart de ces instruments ont souffert pendant leur conservation, et leur qualité a considérablement baissé, aux plans sonore et mécanique. Les instruments authentiques en bon état sont relativement rares, et il n’y a que les grands interprètes qui peuvent y avoir accès. Les autres musiciens, ceux qui n’ont pas la chance d’accéder à ces « instruments authentiques », pratiquent la musique ancienne sur des copies. Les copies restent des copies : en aucun cas nous ne pouvons fabriquer au XXIe siècle un clavecin possédant les qualités et la sonorité d’un clavecin du XVIIIe siècle : l’étude méticuleuse des instruments originaux, celle des traités et des explications qu’ils fournissent au sujet de la fabrication, ne sauraient suffire pour cela. Les bonnes copies existent, mais de nombreux instruments ne ressemblent que de très loin aux instruments d’origine : « D’autres clavecins modernes, quand on les compare à des instruments anciens ou à des bonnes copies, font penser à des cages métalliques ou à des poêles à frire. »7 7

Harnoncourt l’explique encore plus précisément : « Dans l’industrie naissante de la facture de clavecin […] on ne s’en tint pas aux instruments anciens encore conservés […] On fabriqua donc des instruments à clavier de toutes dimensions et dans toutes les gammes de prix, qui étaient construits comme des pianos et dont les cordes étaient pincées par des plectres en cuir dur et plus tard en différentes matières synthétiques. Ces instruments, on les baptisa clavecin, alors qu’il y avait entre eux et le clavecin à peu près la même différence de sonorité qu’entre un mauvais violon d’enfant et un Stradivarius. »7 8

Même Wanda Landowska, pionnière du retour au clavecin, a commandé la fabrication d’un clavecin Pleyel qui semble avoir peu de rapport avec l’instrument baroque : « Il fallut des pédales à son clavecin, pour qu’elle puisse aménager en une texture plus fluide, plus continue, moins contrastée, les plans sonores qui caractérisent son instrument, et qui participent de manière si forte à l’essence de l’esthétique baroque… Mais nous comprenons en même temps que les instruments construits pour elle, avec leur son petit et délicat, néoclassique, et leur ample capacité de registrer par paliers insensibles, postromantique, se trouvent par leur conception comme par leur sonorité beaucoup plus les contemporains de Manuel de Falla et de Francis Poulenc et de leurs concertos, également dédiés à la grande Landowska, que des œuvres de Couperin ou de Rameau. » 7 9

Par ailleurs, il faut savoir que les copies, bonnes ou non, et les instruments d’époque restitués, sont en général des instruments fragiles exigeant des soins particuliers. Il leur faut des accordeurs et des techniciens qui contrôlent leur maintien en bon état presque chaque semaine. Il nous faut en effet des instruments solides et stables, qui résistent aux conditions actuelles du concert et de l’enseignement, ce qui n’est pas toujours le cas et qui oblige nombre de musiciens à travailler sur des instruments peu fiables.

L’une des raisons essentielles pour lesquelles nous pratiquons la musique ancienne sur des instruments d’époque, ou sur des copies de ces instruments, semble alors mise en cause : des facteurs matériels viennent continuellement contrarier cette pratique et l’éloigner, en quelque sorte, de l’idéal qu’elle poursuit : produire la sonorité d’origine. Jouer le répertoire ancien sur un instrument qui ne ressemble que de loin à l’instrument de l’époque, ou sur un instrument peu fiable, met en cause la littéralité de l’idéologie baroquiste à savoir la volonté même de retrouver l’état naissant de l’œuvre. Nous parlons ici surtout de musique pour instrument solo. Dans le cas d’œuvres destinées à un ensemble instrumental, la question de l’homogénéité des timbres est d’une importance capitale et s’impose, à notre avis, en dépit de la qualité des instruments. Mais dans le cas de l’interprétation d’une œuvre solo, pour le clavecin par exemple, il paraît très important de jouer sur très bon instrument. Dans le cas contraire, le résultat sonore est forcément insatisfaisant, et l’authenticité recherchée à travers l’emploi d’un instrument « dit » ancien est non seulement loin d’être obtenue, elle est également douteuse.

On comprend alors que l’intermédiaire sonore, dans le cas de la musique ancienne, ne peut pas être considéré comme toujours et systématiquement fiable. Même en utilisant des instruments restitués ou des copies, nous ne pouvons imiter la sonorité des instruments d’époque dans leur état originel. Vouloir retrouver le son d’origine pour des raisons d’authenticité semble ainsi une démarche peu défendable. Avoir recours à l’instrument ancien ou à sa copie peut rassurer certains esprits, mais cela ne garantit nullement un rendu sonore « exact ». Finalement, ces doutes et ces incertitudes peuvent conférer une grande légitimité au piano pour qu’à son tour, il exécute les œuvres anciennes, si l’on considère que toute musique est adaptation et que la question de l’authenticité dépasse de loin celle de l’intermédiaire sonore.

Pour conclure, citons Harnoncourt : « Le musicien devrait donc avoir le droit de jouer chaque œuvre avec l’instrument qui lui paraît le mieux approprié ou la combinaison sonore qui lui semble idéale. » 8 0

Notes
7.

4 NEUMANN, F., New Essays on Performance Practice, UMI Research Press, U.S.A, 1989, p. 49.

7.

5 BADURA-SKODA, op.cit., p. 203.

7.

6 Ibid., p. 204.

7.

7 BADURA-SKODA, op.cit., p. 205.

7.

8 HARNONCOURT, Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, p. 97.

7.

9 BEAUSSANT, Philippe, Vous avez dit Baroque ?, Arles, Actes Sud, 1988, p. 83.

8.

0 HARNONCOURT, Nikolaus, op.cit., p. 99.