5.4 Les conditions acoustiques et économiques.

Nous avons déjà abordé la question des changements intervenus dans les salles de concert, et nous avons constaté qu’il existe un lien étroit entre le lieu du concert, l’instrument, la musique et sa fonction. Les salles de concert actuelles sont en général conçues, par leurs dimensions et sur le plan acoustique, pour accueillir des instruments puissants et un public nombreux. Or, dans l’idéal baroquiste, pour restituer la sonorité d’origine, il faut prendre en compte différents facteurs, que nous avons déjà soulignés à maintes reprises : l’exécution sur l’instrument d’époque, la réalisation d’un mode de jeu spécifique, l’adéquation à un contexte historique. Cela implique de jouer de préférence dans des salles aux capacités semblables à celles de l’époque. En réalité, cette préférence semble être plutôt une obligation : les instruments anciens, ou les copies de ces instruments, ne sonnent  pas suffisamment dans le cadre des salles de concert actuelles. Il faut chercher à retrouver des lieux qui correspondent mieux à la sonorité et la puissance de ces instruments.

‘« En effet, les instruments du XVIIIe siècle (à l’exception, bien entendu, des orgues) étaient essentiellement faits pour des salles qui pouvaient contenir quelques centaines de personnes. Dans les salles modernes typiques, d’une capacité de mille cinq cents à trois mille personnes, ils ont l’air d’émettre des sons inaudibles et grêles, et leurs nuances les plus subtiles se perdent dans l’espace. » 8 1

Dans quel cadre faut-il donc donner les concerts dits « historiques » ? Les salons privés ? Les cours des rois ? Les églises ? De petites salles destinées à contenir un petit nombre d’aristocrates et d’érudits ? Si la plupart de ces endroits n’existent plus, si la fonction sociale du concert a changé, allons-nous tenter de reconstruire des salles semblables à celles du XVIIe et du XVIIIe siècle pour donner des concerts historiques ? Cela nous semble dérisoire.

À vrai dire, les concerts historiques sont affrontés à un ensemble de problèmes, concernant au premier lieu l’acoustique des salles et son amplitude. Dans le cas des orchestres historiques, il est possible de remédier « acoustiquement » au problème en augmentant le nombre d’instrumentistes, pour mieux adapter l’exécution à une salle de concert moderne. Mais il y a à cela des conséquences financières. Cela engage inévitablement un budget plus important. Beaucoup d’ensembles et de musiciens baroques ne bénéficient pas de subventions d’état, et Pierre François explique que la stratégie financière d’insertion des groupes anciens dans le monde du concert dépend de certaines subventions particulières, de certains acteurs spécifiques qui imposent, selon un budget précis, l’activité ou le programme d’un concert dit historique. Même si cet état de fait peut évoluer, notamment, grâce à la réputation grandissante de ces ensembles, le problème reste d’actualité.

Prenons le cas d’un concert de clavecin se déroulant dans une église : pour déplacer un instrument historique dans de bonnes conditions, de ville en ville, il faut un budget consistant. Les frais de concert, les cachets de l’instrumentiste (surtout s’il s’agit d’un grand nom), tout cela occasionne des dépenses que la présence du public d’une église ne peut pas équilibrer. Ces concerts ne peuvent pas être soutenus à long terme, en raison des contraintes économiques du marché des concerts. Par ailleurs, le cadre de l’église n’offre pas toujours conditions acoustiques adéquates…

Résoudra-t-on le problème en recherchant des salles des concerts moins grandes, plus appropriées à un concert de clavecin ou de pianoforte par exemple ?

Il nous a été donné d’assister, à un concert passionnant, au mois d’avril, 2007, du grand pianofortiste Andreas Staier, dans une salle accueillant couramment des ensembles de musique de chambre et des concerts solos : la sonorité du pianoforte y était très belle, mais d’une grande fragilité par rapport au milieu environnant, et chaque fois qu’un bruit extérieur intervenait, se produisait une coupure dans notre réception : le pianoforte était joué autrefois dans des salles privées, puis dans des salles plus grandes, mais au sein d’un environnement social et industriel différent.

Si l’on veut faire l’expérience du clavecin dans une grande salle actuelle, pour que le son soit audible, il faut avoir recours à des amplificateurs, ce qui risque de nuire à la qualité et à la pureté de la sonorité originale de l’instrument…

‘« Bien entendu, ont peut les amplifier [ les sons ], mais cela les modifie radicalement et, en pratique, homogénéise les nuances de ton. Si l’on amplifie le son d’un clavecin, par exemple, les nuances de registration sont gommées et des sonorités différentes commencent à paraître identiques. » 8 2

Puisque l’exécution du répertoire ancien sur les instruments d’époque semble se heurter systématiquement à un ensemble d’obstacles susceptibles de nuire à la pratique de ce répertoire, nous pouvons nous demander si la sagesse n’est pas d’envisager des solutions moins radicales : trouver des cadres spécifiques pour les concerts historiques, en préservant les instruments modernes – entre autres, le piano –, la possibilité de jouer ce répertoire dans les lieux publics habituels pour permettre à la fois aux musiciens et aux auditeurs un contact simple et constant avec cette musique, en l’intégrant dans le contexte actuel.

Notes
8.

1 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 110.

8.

2 ROSEN, Charles, « Le choc de l’ancien », op. cit., p. 110.