Chapitre V
Le piano et les pianistes entre modérnité et authenticité

1. Introduction

Nous avons tenté dans les chapitres précédents d’étudier l’évolution de la pratique musicale, pareillement aux changements des instruments et de la conception de l’œuvre musicale. Retracer le chemin de cette évolution nous a permis d’aborder des réalités complexes : les mutations que la pensée musicale a pu subir au cours du temps, forment une chaîne ininterrompue, chaque moment synthétisant tous ceux qui l’ont précédé. De même, la pratique musicale d’une époque ou d’une période précise de l’histoire est forcément le résultat de tout un héritage intellectuel, philosophique et technique. Cela ne permet donc pas d’établir des frontières franches entre le présent et le passé ; en réalité, cette chaîne ininterrompue n’est que la manifestation d’un éternel besoin de changement, ressenti à chaque moment de l’histoire, sur la base des expériences et des acquis du passé.

D’autre part, la pratique musicale, en ce qu’elle nous renvoie à la notion d’interprétation, demeure sous l’emprise d’une subjectivité qui défie parfois les préceptes ou les courants dominants d’une période définie. Il est tout à fait possible de dessiner globalement le portrait de l’interprète de notre époque, mais il ne semble guère envisageable de concevoir une interprétation complètement exempte de l’influence des précédentes ou de l’intervention personnelle de l’individu. Ce facteur personnel, précisément, semble poser aujourd’hui problème dans le processus d’interprétation et du jugement porté sur elle. Il constitue même plutôt un élément déclencheur d’un schisme parmi les musiciens et les musicologues, à une époque qui privilégie la recherche de l’objectivité et de l’exactitude historique. L’art de l’interprétation musicale est sans doute l’un des plus complexes à étudier en raison de la multiplicité des facteurs contribuant à la restitution d’une œuvre musicale. Cependant, il nous semble que les mutations qu’a subies cet art répondent très logiquement à ce que nous nous permettons d’appeler  l’évolution  de la pensée et de la pratique musicale. Actuellement, l’interprétation musicale est au centre de débats épineux. Entre purisme et quête de l’avenir, la position de l’interprète se définit d’un côté par son rapport avec les idées de son époque, d’un autre, par la mise en œuvre d’éléments purement personnels.

En tant que concept actuel, la notion d’authenticité, omniprésente depuis quelques décennies dans le domaine de l’interprétation des œuvres du passé, contribue à dessiner cette position. Mais il nous semble que l’essentiel aujourd’hui réside moins dans l’application littérale de cette notion que dans la diversité des lectures que les interprètes engagent au contact des œuvres du passé. L’interprétation moderne, dans son rapport à l’authenticité, dévoile ses facettes multiples, non exclusivement dans le cadre de son attachement à une idéologie, mais aussi à travers le regard de l’interprète, produit de son époque et héritier des traditions du passé.

Aujourd’hui, les interprètes, notamment les pianistes, ont tout à fait conscience de la lourde tâche qu’implique l’affrontement à certaines idéologies puritaines. Ils ont également conscience de leur devoir de défendre leur instrument, tout en admettant l’existence et l’influence de ces idéologies dans le domaine musical en général et dans le domaine de l’interprétation en particulier.