2. Interprétation moderne des œuvres anciennes. Définition et analyse.

En ce qui concerne les œuvres du passé, nous pouvons esquisser l’idéal de l’interprétation actuellement : avant toute chose, elle doit se libérer de toute attache romantique. Elle doit être authentique, objective : respecter le texte, les indications du compositeur, des traités de l’époque. Elle puise dans les nombreuses sources musicologiques, tant actuelles qu’anciennes et elle doit aussi prioritairement célébrer l’instrument d’origine. Pourtant, si l’on considère les diverses interprétations du répertoire ancien à travers les enregistrements du milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours, on peut se demander s’il est possible de discerner le ou les points communs caractérisant une interprétation moderne. La réponse paraît incertaine et les critères de l’interprétation moderne assez variables :

  • une interprétation originale peut être considérée comme moderne, en ce qu’elle propose une nouvelle lecture du texte,
  • une interprétation sur instrument d’origine est une interprétation moderne puisque le retour à l’instrument d’époque est une proposition moderne et relève d’une idéologie moderne,
  • une interprétation sur l’instrument actuel peut également être considérée comme moderne, puisque marquée par un outil contemporain,
  • une interprétation moderne peut être liée à des considérations concernant le progrès des technologies de l’enregistrement, restituant un univers sonore très soigné, extrêmement « propre »,
  • pour revenir à ce facteur personnel qui joue un rôle d’une indéniable importance dans toute lecture de texte, nous pouvons dire qu’une interprétation personnelle est une interprétation moderne car elle représente son auteur, produit de son époque, de notre époque.

La question posée est donc : est-il possible de proposer finalement, une définition claire et pertinente de ce qu’est l’interprétation moderne de l’œuvre ancienne ? Après un passage tumultueux par une période enflammée de querelles concernant l’authenticité et porteuse de courants de pensée éventuellement contradictoires, influant à la fois sur la composition et la pratique musicale, nous nous rendons compte de l’impossibilité de trancher sur cette question, et il nous semble plutôt que le fond du problème se trouve peut-être ailleurs. L’étude que nous avons tentée du changement de rapport au texte musical et à la pratique, nous conduit à poser un ensemble de questions essentielles, qui semblent représenter le fondement de notre recherche : sous quelle forme, le rapport entre modernité et authenticité s’est-il constitué dans les interprétations de l’œuvre du passé au XXe et XXIe siècles ? Quels sont les éléments intervenus dans la compréhension de cette relation, qui permettent de décrire le regard porté par l’interprète d’aujourd’hui sur une œuvre écrite au XVIIe ou au XVIIIe siècle ? Quels sont les outils qui lui permettent de marquer l’authenticité d’une œuvre, tout en respectant son indépendance d’artiste ?

Les réponses à ces questions sont également ardues. Cependant, il nous semble possible de constater que, au bout de presque cinq décennies, après un temps de « rébellion » contre les approches romantiques et d’élaboration de nouvelles données esthétiques, il existe aujourd’hui un type de démarche, presque « méthodologique », que chaque interprète suit peu ou prou pour accéder aux œuvres dites anciennes. Le souci de l’exigence musicologique, le rappel constant à la notion d’authenticité, ont favorisé la naissance d’un rapport différent et plus « intentionnel » au répertoire du passé. À notre sens, c’est cela surtout qui a changé de façon radicale et qui représente, probablement, le principal facteur commun dans le processus d’interprétation moderne des œuvres du passé.

L’interprète moderne possède une large palette d’outils, lui permettant d’enrichir ce rapport. Rappelons-les : manuscrits, traités, corpus bibliographiques et discographiques. Tout cela intervient dans la précision de ses choix et de ses orientations. Mais si l’on dépasse le stade des outils, c’est la façon dont cet interprète conçoit sa relation avec l’œuvre du passé et son authenticité qui nous intéresse : ici se noue le problème de l’affrontement entre le moderne et l’authentique. Le retour à l’élément historique, qui a révolutionné l’interprétation des œuvres anciennes, est-il le seul facteur capable de définir la réalisation de ces oeuvres? Quel rôle joue l’élément actuel dans ce processus ?

La séparation introduite entre « interprétation authentique, historique » et « interprétation non historique », génératrice tant de malentendus et d’ambiguïtés, nous pousse encore à nous interroger : modernité et authenticité ne peuvent-elles pas être considérées comme deux aspects de la même réalité? Les chefs d’œuvres anciens ne portent-ils pas déjà les germes d’une modernité apparente dans le contexte de leur époque ? Cela n’incite-t-il pas l’interprète moderne à développer une réflexion qui soit en adéquation avec sa propre époque et son propre instrument? Finalement, faut-il parler des « caractères » authentiques d’une interprétation ou bien de sa « qualité » d’authenticité? Peut être faudrait-il tenter d’analyser les effets de la modernité sur la question de l’authenticité pour comprendre comment la modernité permet de concevoir le concept d’« authenticité » ?

Après une période d’effervescence pendant laquelle le mouvement de retour à l’ancien à la fois s’est épanoui et a été violemment critiqué, la pensée dogmatique, quasi totalitaire de ses partisans s’est sensiblement modifiée. Le combat pour la restitution la plus authentique de l’œuvre du passé s’est révélé en quelque sorte illusoire, les propos les plus axiomatiques se sont trouvés face à une impasse. Au fil du temps, on a compris que, en dehors de toute théorie, personne n’est capable de connaître les exactes intentions d’un compositeur et que l’on ne peut atteindre l’authenticité de l’œuvre qu’à travers sa vision subjective. Le recours aux instruments d’origine, aux traités d’époque ne semble plus constituer à lui seul la condition d’une interprétation exacte, touchante et pertinente. Les nouvelles couleurs produites par les ensembles baroques proposent certes une part de la vérité, mais cette vérité est mêlée de doutes. Il s’est avéré qu’une partie de la vérité recherchée se trouve sur d’autres terrains, où les baroquistes n’ont pas voulu s’aventurer, pour différentes raisons :

‘« La musique du passé est sans doute, littéralement parlant, interprétée plus fidèlement qu’autrefois, mais je crains parfois que cette apparente fidélité ne soit guère qu’illusion d’une reconstitution engourdie, car je ne peux concevoir que notre art repose sur une coupure entretenue intentionnellement entre des mondes artificiellement séparés. »1

Ainsi, un nouveau mouvement voit le jour, à la recherche d’un « lyrisme », d’une « personnalisation » qui avaient été perdus dans la recherche de l’exactitude sous prétexte de l’objectivité. Autant dans le domaine de la composition que dans celui de l’interprétation, on éprouve aujourd'hui le besoin de se libérer des excès de certains systèmes et de certaines théories, tout en reconnaissant bien évidemment, leur importance. « Après les partis pris de relative objectivité qui se sont manifestés vers les années cinquante, s’est fait jour, à travers des tendances divergentes, un regain d’intérêt pour l’expression personnalisée du compositeur dans une attitude délibérément introvertie ; moins dépendants de positions théoriques ou formalistes […]. On constatera toutefois une tentative de fusion d’idées, de syncrétisme, rendue possible par une attitude plus souple vis-à-vis d’options théoriques qui avaient provoqué tant d’affrontements au cours des dernières décennies. Tout se passe aujourd’hui comme s’il convenait avant tout de prendre une distance critique par rapport à des attitudes ressenties comme extrémistes afin de tirer parti de leurs enseignements tout en en relativisant les effets. »2

Cela rejoint les idées de György Ligeti, qui déclarait en 1991 : « Si j’appartenais, il y a trente ans, et encore dans une certaine mesure il y a vingt ans, à un groupe de compositeurs qui se disaient « d’avant-garde », je suis aujourd’hui dégagé de toute idéologie de groupe. L’attitude de protestation avant-gardiste était le geste politique d’une élite. Avec l’effondrement de l’utopie socialiste et le changement de la civilisation technologique qui voit le micro-éléctronique s’étendre, c’est aussi le temps de l’avant-garde artistique qui est révolu. Le trop beau postmodernisme m’apparaissant comme une chimère, je cherche une modernité différente, qui ne soit ni « retour à », ni protestation à la mode, ni même 'critique'. » 3

Mais c’est ce commentaire de William Christie qui se montre le plus révélateur de ce constat : « Dans un art aussi personnel que l’art baroque, l’idée dune interprétation objective, dépersonnalisée, confine au vicieux. C’est contraire à toutes intentions des compositeurs. »4

Il semble que nous nous retrouvions actuellement dans une autre période de « rébellion », cette fois contre des attitudes qui ont failli paralyser toute notion de créativité dans le domaine de l’interprétation des œuvres du passé. Cette nouvelle prise de conscience fondée sans doute sur les données musicologiques, annonce la recherche d’un nouveau mode de transmission de l’œuvre interprétée et d’une nouvelle définition du rôle de l’interprète. La chaîne ininterrompue semble donc continuer à progresser. Face au caractère catégorique de certains propos, une nouvelle réflexion a trouvé sa place. Cette réflexion a pesé le pour et le contre, elle s’est interrogée sur la légitimité de la notion d’authenticité, sa relativité et son caractère parfois subjectif. Finalement c’est elle qui pose actuellement la question de la modernité comme antipode de l’authenticité, pour essayer de trouver une solution à la problématique de la rencontre du présent et du passé.

Nikolaus Harnoncourt déclare, après à peu près un demi-siècle d’une abondante activité dans le domaine de la musique ancienne, que l’authenticité n’existe pas! Comment ce pionnier du mouvement baroque a-t-il pu faire une telle déclaration ? Signe d’échec ? Manque des moyens ? Certainement, ni l’un ni l’autre. Cette déclaration n’est que le reflet de l’ébranlement d’un système de pensée arrivant à épuisement pour être remplacé par un autre plus en rapport avec le moment présent. C’est, par ailleurs, le cas du système sériel qui bien que survivant après plus d’un demi-siècle, se trouve quasiment épuisé.

Les notions qui fondent la question de l’authenticité – respect du texte, fidélité aux contextes historique et stylistique – demeurent certes d’une importance capitale, mais doit-on limiter la question à ces notions ? Fidélité et respect ne peuvent-ils, à leur tour, être interprétés différemment ? Le jeu d’un interprète n’est-il pas ce moyen d’accomplir, de transcender et de dépasser la volonté du compositeur dans l’alliage de la rigueur et de la liberté ? Dans une relation paradoxale, l’une ne permet-elle pas le passage vers l’autre ?

Pendant un siècle dense, curieux et aventureux, les interprètes sont passés par des différentes étapes : sortir du romantisme, aller vers la discipline néo-classique ou bien avant-gardiste. L’objectivité et la neutralisation du rôle de l’interprète se sont imposées sur des bases d’ordre moral. Mais l’éthique a changé et une redécouverte de ce rôle est devenu nécessaire. Dans une perspective très différente de celle du XIXe siècle, il s’agit alors de combiner les exigences musicologiques avec l’expression propre à chacun. Objectivité et subjectivité ne s’opposent plus dans le processus de la nouvelle interprétation. Les deux forment pour l’interprète de notre temps, la substance de l’art de la transmission. Privée de l’une ou de l’autre, une interprétation perd de sa valeur, perd de sa vérité. De nombreux interprètes ont appréhendé cette idée avant même l’avènement et l’ébranlement des systèmes idéologiques propres au XXe siècle. Une sorte de conscience profonde les guidait sur les traces du passé, dans une vision très claire des données de leur époque, et cela a rendu de leurs interprétations, uniques, référentielles et extrêmement diverses. La nouvelle tendance interprétative qui a commencé à voir le jour dans le début des années quatre vingt-dix, consiste donc à innover de façon personnelle en s’appuyant solidement sur les ressources indispensables que nous avons citées plus haut. L’interprète actuel ne craint plus de puiser dans son propre réservoir, dans son imaginaire, somme de ses expériences musicales et des influences reçues. L’imagination n’est plus assimilable à une sorte d’état de transe, elle n’est plus une liberté illégitime devant le texte, mais plutôt le produit de l’ensemble des connaissances musicales (entre autres, historiques) qui forgent la réflexion de l’interprète.

Notes
1.

BOULEZ, Pierre, « Le texte, le compositeur et le chef d’orchestre », in : Musique, une encyclopédie pour le XXIème siècle, Tome II, Arles, Actes Sud /Cité de la musique, 2004, p. 1188.

2.

MORALI, Véronique, « À quoi sert la musique contemporaine », Revue des deux mondes, Paris, Janvier, 2001, p. 10-11.

3.

LIGETI, György, Neuf essais sur la musique, Genève, Contrechamps, 2001 pour la trad. française, p. 23.

4.

LABIE, Jean-François, William Christie  : Sonate baroque, Aix-en-Provence, Editions Alinéa, 1989, p. 37.