2.1 L’interprète d’aujourd’hui, nouvelles caractéristiques, nouveaux défis.

2.1.1 Introduction.

Leibowitz a déclaré justement « Il nous est donc possible de dire que, de même que l’exécution est un analogon de l’œuvre, l’interprète est l’analogon du compositeur. Sa fonction consiste tout d’abord […] en cette prise de conscience authentique du sens de l’œuvre […] afin que, ayant pénétré ce sens, il se substitue en quelque sorte  pour la durée de l’exécution  au compositeur lui-même. C’est à ce moment qu’il devient précisément son analogon, ou son double.»5

La mission de re-création de l’œuvre dépend de l’interprète et sans son intervention, l’œuvre est condamnée au silence et à l’anéantissement. Et pour cela, le rôle attribué à l’interprète dans l’histoire de la musique, portait une signification particulière, manifestée par la notion de la virtuosité. Et si cette notion s’appliquait dans la période baroque à tous les domaines artistiquescomme il la définit Sébastien de Brossard (1703) dans le Dictionnaire de la musique : « Virtù veut dire en italien non seulement cette habitude de l’âme qui nous rend agréables à Dieu et nous fait agir selon les règles de la droite raison, mais aussi cette Supériorité de génie, d’adresse ou d’habileté, qui nous fait exceller soit dans la Théorie, soit dans la Pratique des Beaux-Arts... C’est de là que les Italiens ont formé les adjectifs Virtuoso [...] au féminin Virtuosa[...], dont même ils font souvent des substantifs pour nommer, ou pour louer ceux à qui la Providence a bien voulu donner cette excellence ou cette supériorité. Ainsi selon eux, un excellent Peintre, un habile Architecte, etc. est un Virtuoso ; mais ils donnent plus communément et plus spécialement cette belle Epithète aux excellents Musiciens et, entre ceux là, plutôt à ceux qui s’appliquent à la Théorie ou à la Composition de la musique qu’à ceux qui excellent dans les autres Arts, en sorte que dans leur langage, dire simplement qu’un homme est un Virtuoso, c’est presque toujours dire que c’est un excellent musicien.»6, et si son influence s’exerçait au XVIIIe siècle de façon limitée, au XIXe siècle, la notion de virtuosité s’applique désormais spécifiquement dans le domaine de l’interprétation musicale. L’image du virtuose du XIXe siècle est donc celle de l’instrumentiste qui, face à une œuvre déjà accomplie et entièrement composée, est capable d’en défier toutes les difficultés techniques. La virtuosité est devenue alors un phénomène d’une extrême popularité, à une époque exaltant le savoir-faire transcendant de l’instrumentiste symbole de puissance et d’autorité instrumentale. « Objet d’admiration, le corps agissant du virtuose était devenu le centre de l’attention du public, un véritable fétiche, ce qui était l’anathème pour la sensibilité du XVIIIe siècle. »7

En 1840, Schelling, nous fournit sa définition du virtuose : « Nous appelons généralement virtuose tel ou tel musicien qui se donne avant tout comme devoir d’exécuter des pièces musicales déjà composées et qui, finalement, atteint un degré particulièrement élevé de dextérité à l’instrument ou dans le chant. »8

Franz Liszt, va encore plus loin dans sa conception de la virtuosité ; elle est transcendée, étant liée à des connotations morales : « N’est ni virtuose ni vertueux quiconque n’a pas la faculté d’engendrer un type idéal, qui, fruit des transports de son amour pour la beauté suprême, impose le respect et l’admiration en sa faveur, et le nomme père de belles œuvres, de nobles œuvres, de nobles actions, soit que celles-ci appartiennent à la morale ou à l’art. »9

Les méthodes spécialisées, visant à construire une technique infaillible, telles celles de Czerny, Clementi, Hummel, Brahms, Chopin ou autres, sont devenues un passage obligatoire pour tout interprète désirant acquérir le statut de « virtuose ». La part d’improvisation s’est réduite au minimum. Il n’en restait guère que ce qu’un grand virtuose comme Franz Liszt pourrait offrir comme démonstrations acrobatiques sur scène pour impressionner son public. Schumann, Brahms et leurs successeurs écrivaient tous leurs propres cadences de concertos, pour éviter l’intervention personnelle de l’interprète. Après une longue période de l’histoire musicale pendant laquelle le compositeur était lui-même un grand interprète, il s’est opéré au fil du temps, une sorte de rupture entre interprétation et composition, qui octroie à l’interprète et au compositeur un rôle bien précis. Ce qui est selon Glenn Gould : « la grande tragédie de l’activité musicale occidentale. »1 0

Mais malgré la persistance jusqu'à nos jours d’un goût prononcé pour le vedettariat, on peut dire cependant que l’image du virtuose exalté, « l’objet fétiche » s’est estompée petit à petit au cours du XXe siècle : l’interprète, désireux de respecter la volonté du compositeur, contestant ce qui est devenu en quelque sorte une « caricature » de son image, va cultiver la recherche de l'objectivité, allant dans certains cas jusqu’à se cacher complètement derrière l’œuvre. Nonobstant, jusqu’au début du XXe siècle et même entre les deux guerres, les tendances purement romantiques dans l’interprétation pianistique n’avaient pas encore complètement disparu : les deux attitudes se côtoyaient et il fallut attendre le début des années cinquante pour qu’une nouvelle attitude soit vraiment partagée par la plupart des grands pianistes. Mais cette évolution ne s’est pas arrêtée là. Vers la fin des années 1980, nous constatons que l’attitude interprétative dominante après la deuxième guerre, cède le pas à une autre : aujourd’hui l’interprète pianiste garde sans doute son « aura » dans les yeux de son public mais il a adopté une autre façon de concevoir son rôle et une démarche différente pour s'adresser à son public.

Actuellement, nous sommes devant cette nouvelle tendance qui est le résultat du cheminement de tout le XXe siècle. Il nous faut développer à présent, quelques uns des aspects les plus importants de ce changement pour tenter de cerner la situation actuelle du pianiste moderne.

Notes
5.

LEIBOWITZ, René, Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1971, p. 27.

6.

BROSSARD, Sébastien. de, Dictionnaire de musique, Paris, C.Ballard, 1703, non pagetté.

7.

Cité in : DEAVILLE, James, « L’image du virtuose au XVIIIe et XIXme siècles », in : Musique, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, Arles, Actes Sud, Tome IV, 2006,p. 762.

8.

Ibid., p. 759-760.

9.

ESCAL, Françoise, La musique et le romatique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 56.

1.

0 Cité par : MONSAINGEON, Bruno, Piano, n°13 ; 1999/2000, p. 44.