3. Aperçu du positionnement des pianistes du XXe et du XXIe siècles vis à vis de l’œuvre du passé.

Notre étude est intitulée « Les pianistes et le répertoire du baroque tardif pour clavier : réflexion sur un corpus d’interprétations discographiques (Bach , Rameau , Scarlatti )

En faisant appel au piano pour l’interprétation des œuvres du passé, particulièrement les œuvres baroques écrites à l’origine pour un autre instrument, nous nous confrontons à la dualité autour de laquelle notre recherche est centrée. En limitant cette étude à travers l’histoire des enregistrements de 1950 à nos jours, nous mettons l'accent sur cette dualité en nous concentrant sur les courants musicaux qui ont marqué fortement cette période.

À nouveau, modernité et authenticité se trouvent confrontées à travers des aspects divers : le piano, instrument actuel, l’enregistrement, technologie nouvelle, face à l’œuvre du passé, ressuscitée à un moment clé de l’histoire de la recherche musicologique. Nous intéressons particulièrement au piano pour diverses raisons, dont la plus importante serait, à notre sens, celle que nous avons développée dans le chapitre précédent : le constat de l’existence d’une longue et importante tradition d’interprétation pianistique des œuvres baroques. L’histoire de la musique en témoigne, mais l’enregistrement nous donne aussi une idée concrète des différentes tentatives et de la vision particulière des grands interprètes, depuis Marcelle Meyer, Fischer, Arrau…jusqu’au moment présent.

Mais il est intéressant aussi de constater à quel point notre oreille et nos références musicales, dans le cas de la musique ancienne de clavier, sont attachées au piano en tant qu’instrument ayant fait connaître cette musique à un large public. Personne ne peut nier l’importance des enregistrements de Scott Ross des sonates de Scarlatti, ou de Leonhardt pour le Clavier bien tempéré sur clavecin, mais les Variations Goldberg par Gould ne sont-elles pas devenues presque mythiques ? Les Suites de Rameau par Marcelle Meyer ne représentent-elles pas une référence, le Clavier bien tempéré par Fischer n’est-il pas une révélation ?

Il est très étonnant, lorsqu’on entreprend une étude discographique, de constater l’omniprésence de ce répertoire dans la pratique pianistique, surtout en ce qui concerne l’école allemande, représentée par J.S. Bach. Les œuvres de Bach et également les transcriptions faites sur certains de ses chorales au cours du XIXe siècle (Liszt, Busoni), occupent une place très importante dans les enregistrements du début du siècle dernier. Le développement et l’évolution des recherches musicologiques ont plus tard encouragé, dans les années 30, un grand nombre de pianistes à choisir, dans les univers français, italien et espagnol, les oeuvres de Jean-Philippe Rameau, François Couperin, Antonio Soler et Domenico Scarlatti. La redécouverte de ce répertoire par les pianistes a donné des résultats musicaux aussi surprenants que problématiques.

Malgré la rivalité qui s’est installée depuis quelques décennies entre les instruments d’époque et le piano, les deux mondes restent tout de même très distincts à cause d’une approche technique et musicale différente. Cependant, les pianistes ont observé de près les instruments anciens, leur sonorité, leur mécanisme, leurs capacités techniques. Ils se sont beaucoup intéressés aux exécutions données sur ces instruments et ils en ont tiré des leçons très enrichissantes. Si les frontières entre les deux mondes restent nettes, le pianiste a profité de l’existence d’une alternative, non pour se nier lui-même, mais plutôt pour comprendre plus profondément de façon plus rationnelle le fonctionnement de l’œuvre ancienne et pour rechercher des solutions adoptées au piano.

La pianiste française d’origine catalane, Teresa Llacuna, fait partie d’une génération de pianistes contemporains de la naissance et de la montée en puissance du mouvement baroque. L’entretien que nous avons eu avec elle, le quatorze juin, 2007, nous donne une idée des influences « baroquistes » plus ou moins diffuses qu’elle a pu subir, mais fait apparaître une distinction claire entre le monde pianistique et le monde « baroque » des années 60.

S.S : « Comment pourriez-vous décrire votre rapport à la musique ancienne ?

T.L : Qu’entendez-vous par la musique ancienne ? À partir de quand est-elle considérée comme ancienne ? Du chant grégorien, que je chantais dans mon enfance ?

S.S : En interprétant des œuvres baroques comme les sonates de Scarlatti ou de Soler, pensiez-vous à l’instrument ancien pour lequel ces œuvres étaient écrites ?

T.L : J’ai toujours connu le clavecin depuis l’enfance, car mon professeur de piano était à la fois pianiste et claveciniste (il a été l’assistant de Wanda Landowska à Paris) . En travaillant avec lui les sonates de Scarlatti, fatalement j’en étais imprégnée…. Mais j’utilise le piano moderne avec toute sa spécificité.

S.S : Que pensez-vous des propos baroquistes concernant la recherche de l’authenticité au moyen d’un retour à l’instrument ancien ?

T.L : Je joue du piano moderne, donc cela ne me concerne pas et, d’ailleurs, on commence à se rendre compte que la notion d’authenticité est très relative !

S.S : D’après vous, est ce que la démarche baroquiste a pu influencer le rapport entre l’interprète moderne et l’œuvre ancienne ?

T.L : Cette démarche, qui a été à mes yeux trop radicale a amené à la longue des écoutes différentes, beaucoup plus fines. En tant que pianiste, cela m’a influencée notamment dans le toucher et certains rebondissements et phrasés, à condition qu’ils ne soient pas académiques et routiniers.»

Llacuna ne s’est pas attardée dans l’explication de sa relation avec le mouvement baroque. Nous pouvons interpréter cela comme une sorte de méfiance ou d’appréhension. Le fait d’utiliser des termes comme « radicale », « académiques », « routiniers », semble refléter les craintes majeures éprouvées par les pianistes devant les professions de foi du mouvement. Par ailleurs, insister sur le fait de jouer « le piano moderne » manifeste une prise de position claire en faveur de l’instrument actuel, malgré les influences baroques, le contact avec les instruments anciens et l’enseignement avant-gardiste que la pianiste a reçu dans ce domaine. La position de Llacuna, semble concerner beaucoup de pianistes qui, sous l'effet des propos baroquistes, ont décidé de préserver leur territoire bien distinct.

À l’occasion d’un entretien paru dans la revue Piano, le pianiste Murray Perahia, qui s’est lancé sérieusement depuis une dizaine d’année dans l’interprétation des œuvres de J.S. Bach, parle de son enthousiasme pour la musique baroque. Au sujet de la rareté de l’interprétation de certaines œuvres de Bach en concert, Perahia va dans le sens de Llacuna, rejetant certaines attitudes mécaniques et régulières : «  Parce que les pianistes ont peur d’aborder Bach au piano. La dictature que font régner les défenseurs de la musique baroque ou ceux qui ont une conception rigide, mécanique de Bach et qui cherchent à imposer leurs règles comme vérité absolue en ont paralysé l’interprétation. Leur succès s’explique peut-être par l’accent mis sur le rythme, le battement régulier, l’idée qu’il s’agit d’une vision hautement intellectuelle. »1 8. Cela ne contredit en aucun cas l’exigence de respect du texte, chose à quoi les pianistes tiennent beaucoup aujourd’hui.

Dans le même numéro du Piano, le pianiste Aldo Ciccolini s’explique sur sa vision de l’objectivité et repousse les idées absolutistes sans mettre en cause pour autant une certaine littéralité, nécessaire pour accéder à l’œuvre. Lorsqu’on lui pose la question : «Vous seriez partisan d’une objectivité absolue ?», il répond : « Quand je parle de philologie, ce n’est pas au sens où on l’entend aujourd’hui dans un certain milieu où l’on ne sait plus bien jouer et où l’on se réclame des instruments anciens qui jouent faux. Bien des théories ont été inventées par d’obscurs stylistes qui prétendent savoir définitivement comment on joue les autres classiques. Mais je suis favorable au respect de la lettre. » 1 9

Ces réflexions de pianistes autour de la question de l’objectivité, du respect du texte, et du compositeur, et de l’authenticité, reflètent sans aucun doute, malgré une certaine prudence vis-à-vis des dogmes, un intérêt profond pour ces sujets d’actualité. Mais la pratique musicale, par son côté vivant, toujours renouvelé, créatif, s’affronte constamment à un processus de théorisation qui semble parfois absurde et stérile. C’est la raison pour laquelle une sorte de frontière sépare l’interprète, en contact permanent avec l’œuvre, de certaines idées préétablies sur la musique ou sur la façon de la concevoir. Alfred Brendel s’explique sur ce point, sous différents angles, dans un entretien avec Jeremy Siepmann, publié dans l’ouvrage Réflexions faites :

‘«  Je dois dire que personnellement, la relation avec le compositeur m’intéresse beaucoup plus que celle qui se crée avec le public. Transmettre quelque chose au public est alors à la fois un mal nécessaire et une gageure tout à fait passionnante. Un mal, car cela donne à l’interprète un sentiment de puissance qui ne devrait pas entrer en jeu. Subjuguer le public pourrait devenir pour lui un tel plaisir qu’il finirait par oublier la nature musicale de sa mission. […]l’interprète doit tout d’abord rendre une œuvre aussi claire que possible. Il doit faciliter l’écoute par l’auditeur. »2 0

Ainsi Brendel définit-il la mission de l’interprète en faisant appel à une objectivité qui évite la subjugation ou la manipulation. Par ailleurs, en tant que pianiste-écrivain, il considère les écrits et la spéculation théorique sur la musique comme une arme à double tranchant : «  Le plus grand écueil est l’arrogance. Quand on écrit sur une chose qui comme la musique, se dérobe constamment au langage, se laisse difficilement saisir par les mots sans qu’il en résulte un flot d’inepties, un flou extrême et un déluge de subjectivité qui n’ont d’intérêt pour personne, il faut s’armer de la plus grande prudence. J’ai lu peu de livres sur la musique qui, en dehors des chapitres historiques et documentaires, soient intéressants quand l’auteur commence à analyser et à tenter d’éclairer la réalité musicale. » 2 1

Cependant, la succession des enregistrements montre que la confiance des pianistes dans les capacités de leur instrument n’a pas changé et que leur curiosité et leur volonté de promouvoir le piano dans le domaine de la musique ancienne, est devenu un véritable objectif, comme c’était le cas de Glenn Gould, ou Rosalyne Tureckpar exemple. En revanche, le regard que porte l’interprète sur l’œuvre du passé a été, lui, modifié. La question de l’authenticité quant à elle, bien qu’ayant intéressée beaucoup de pianistes dans le cadre de l’interprétation des œuvres baroques, n’a peut être pas été pensée par eux de la même façon que par leurs confrères baroquistes. La notion d’authenticité s’est dévoilée aux pianistes à travers différentes influences : l’influence certaine de la pensée  baroquiste, mais également celle d’un courant général que nous avons déjà mentionné, représenté par la quête de l’objectivité et soutenu par la réflexion théorique. Par ailleurs, la pensée musicale du XXe siècle a imposé de nouvelles démarches concernant la composition ; l’interprète est désormais face à un texte qui lui demande le plus grand respect de tous les éléments constitutifs de l’œuvre. L’authenticité dans le sens  baroquiste  du terme trouve, sur ce point, une correspondance très forte dans l’objectivité prescrite par la conception moderne del’écriture musicale. Ce n’est certainement pas un hasard si les deux démarches ont trouvé, à un moment donné, un terrain commun, et que la pratique musicale s’est naturellement partagée entre la recherche de l’ancien et la recherche de l’actuel.

De là, nous pouvons dire que l’authenticité pour un pianiste est une notion qui combine le passé au présent, du fait d’interférences multiples. Notion moderne et conservatrice à la fois, impossible à embrasser par eux telle qu’elle est conçue par les baroquistes, l’authenticité prend une signification bien précise dans les interprétations des pianistes : elle est orientée vers l’exactitude stylistique plus que vers l’exactitude littérale, textuelle et instrumentale prônée par les partisans du mouvement baroque. La recherche stylistique semble occuper chez les pianistes une place primordiale. Elle est peut-être la préoccupation principale qui, parallèlement à la recherche de solutions techniques adéquates, va permettre au pianiste de rendre l’œuvre baroque parlante, vivante dans une traduction pertinente. Cette recherche, est devenue très importante pour tous les interprètes actuels, notamment à la suite des travaux des musicologues du XXe siècle, sur l’analyse stylistique et ses applications à l’interprétation (Guido Adler, Everett Helm, Heinrich Besseler…) .

En dépit d’une certaine complexité, ces travaux ont contribué à l’explication de la notion du style et permis aux interprètes de préciser leurs choix en rapport avec une époque, un compositeur et un langage. Se rendre compte que le style n’est pas seulement une façon d’écrire, mais plutôt l’agencement des éléments du langage qui donne naissance à une particularité, a conduit à une prise de conscience de la singularité et des caractéristiques de chaque compositeur. Pour Charles Rosen le style est : « un mode d’exploitation et de contrôle des ressources d’un langage. »2 2. Mais il : « Ne se définit pas par les tournures les plus courantes mais par les réussites les plus grandes et les plus individuelles. »2 3

Pour Jean Pierre Bartoli le style : « N’est plus l’outil, il n’est pas non plus un acte en lui-même, il devient la trace laissée par l’individu agissant. Lorsque l’on parle d’une ‘façon d’écrire’, on ne parle plus seulement de l’écriture mais bien du comportement d’un individu dont on repère les empreintes laissées dans cette capricieuse ligne d’encre. » 2 4

Donc, l’analyse du style est un processus d’évaluation qui donne à l’interprète la possibilité de cerner, en quelque sorte, une part des intentions du compositeur, qui peuvent déterminer sa particularité, dans le cadre d’un constat général portant sur l’ensemble des signes et des éléments appartenant à une époque et à un langage.

Cette analyse exige donc une étude comparative qui fasse référence à une normalité, pour que l’interprète puisse mettre en lumière aussi bien les constantes que les variantes et donner une idée précise du style d’un compositeur appartenant à une époque. Or, en revisitant le répertoire du passé avec cette exigence stylistique, certains pianistes ont bel et bien répondu à l’appel de l’authenticité, en plaçant leur centre d’intérêt là où cela leur semblait nécessaire : accentuer la recherche de l’originalité, de la nouveauté, tantôt émanant de l’œuvre elle-même et tantôt issue de l’étude comparative des enregistrements ou des interprétations antérieures. Il faut dire que les pianistes actuels ont derrière eux tout un héritage dans le domaine de l’interprétation des œuvres baroques, surtout celles de Bach. Ils ressentent donc le besoin persistant de se mettre en quête de tout ce qui n’aurait pas encore été exploré par les autres. C’est ce qui nourrit, à notre sens, cette quête de l’originalité.

L’influence du mouvement baroque et du facteur d’authenticité semble indéniable dans les enregistrements pianistiques des années 60 et 70 et nous repérons désormais le changement d’attitude induit par la montée de ce mouvement. Cependant, les interprétations pianistiques, contrairement aux exécutions « historiques », ont su garder une certaine indépendance  propre à chaque interprète. Cette indépendance existait déjà, naturellement, avant la naissance des discours puristes : il est tout de même possible d’écouter deux versions complément différentes de la même œuvre par deux interprètes tout à fait contemporains. Cela nous incite à réfléchir à d’autres éléments contribuant à la procédure de lecture et d’interprétation du texte musical.

Nous sommes ainsi en droit de nous interroger : pourquoi l’approche de Claudio Arrau est-elle tout à fait à l’opposé de celle d’un Vladimir Horowitz, par exemple ? Tous les deux ont pourtant vécu dans la même période et sous des influences musicales plus ou moins proches. Pourquoi l’interprétation du Clavier bien tempéré donnée par Glenn Gould est-elle complètement dissemblable de celle de Richter? Tous les deux partagèrent une bonne partie de leurs expériences musicales dans le même espace temporel… Pourquoi les choix interprétatifs diffèrent-ils tant d’un pianiste à autre ? À ces questions nous ne pouvons apporter de réponses objectives, en réalité. Autant, dans le cadre d’un examen global des tendances et des courants, nous sommes capables de donner des analyses crédibles, autant pour ce qui concerne la spécificité d’une interprétation ou d’un interprète, les réponses semblent échapper à une étude rationnelle et cohérente. Néanmoins, il existe à notre sens une explication des plus simples : chaque interprète mène sa propre recherche selon le regard qu’il porte sur l’œuvre. Ce rapport, sous l’angle de la « recherche », se veut objectif, mais dans la projection et la réalisation, il reste très subjectif.

À travers une étude comparative conduite autour de trois pianistes appartenant à trois générations différentes du XXe siècle, notre hypothèse concernant la dualité du positionnement, entre attachement aux propos actuels et indépendance propre à l’interprète, semble s’éclaircir.

Notes
1.

8  « La réflexion créatrice », Entretien avec Murray Perahia, Piano, n°8, 1994/1995, p. 12.

1.

9 « Entretien avec Aldo Ciccolini », Piano, n°8, 1994/1995, p. 16.

2.

0 BRENDEL, Alfred, Réflexions faites, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 211.

2.

1 BRENDEL, Alfred, Réflexions faites, op. cit., 216-217.

2.

2 ROSEN, Charles, Le style classique, Paris, Gallimard, 1978, p. 185.

2.

3 Ibid., p. 22-23.

2.

4 BARTOLI, Jean-Pierre, « Lanotion de style et l’analyse musicale : bilan et essai d’interprétation », in : Analyse Musicale, 4e trimestre, n°17, 1989, p. 11.