3.1.2 Glenn Gould (1932-1982).

Avec l’exemple de Glenn Gould, nous nous trouvons devant un phénomène énigmatique et extrêmement difficile à analyser.

Pour certains, Gould est un génie exceptionnel et fascinant. Pour d’autres, il s’agit d’un excentrique. Pourtant Gould s’est ouvertement exprimé sur ses choix d’interprétation et sur sa manière de concevoir les œuvres qu’il a traitées. Cependant, quelle que soit notre appréciation du bien fondé de ses interprétations ou de ses propos, ce qui le définit sans conteste, c’est sa singularité.

Le premier aspect qui attire l’attention dans ses interprétations des œuvres de clavier de Bach, notamment les Variations Goldberg, et L’Art de la Fugue, c’est qu’ilsort du rôle de l’« interprète » pour contribuer à une recréation de l’œuvre. Il adopte l’attitude critique du compositeur par rapport à l’œuvre abordée, pour abolir la distance établie entre interprète et créateur. « Je me refuse à penser que l’acte recréateur soit essentiellement différent de l’acte créateur. »2 5

Un autre aspect très intéressant de la démarche gouldienne réside dans la prise de conscience des virtualités qu’un texte musical peut offrir à son interprète. Pour Gould la partition est un objet ouvert qui ne doit jamais faire l’objet d’une reproduction à l’identique. La quête de l’exactitude, dans ses interprétations, va sans aucun doute au-delà de la littéralité du terme. Elle est celle de l’esprit et non pas de la lettre. En suivant de près l’évolution des propos baroques, Gould cherchait ce qu’il considérait comme « exacte » face à l’œuvre. Le résultat est fascinant !

L’exactitude, la vérité qu’il recherchait ne relevait d’aucune tradition, d’aucun système de pensée ou référence précise. Cependant, elle procédait de considérations extrêmement rationnelles. « J’entends bien qu’il existe certains paramètres sur lesquels les systèmes d’interprétation généralement avalisés sont censés reposer. Mais je pense qu’aucun paramètre académique ne devrait être imposé, sauf ceux très fondamentaux qui s’appuient sur un sens de ce qui constitue la forme de l’histoire de la musique, à partir de laquelle on peut disposer de certains indices… »2 6

Dans le cas de Gould, plusieurs hypothèses se présentent ; la plus courante est qu’il cherchait à travers ce que nous appelons dans la technique pianistique une économie de moyens propres, à imiter le jeu du clavecin. Cette hypothèse nouslaisse un peu sur notre faim, tout d’abord parce qu’elle contredit, à notre sens, la pensée de Gould, qui, lui, refusait toute imitation au sens strict du terme. D’autre part, Gould, ne voit dans l’instrument qu’un outil de la transmission de l’idée musicale. Sa recherche était prioritairement destinée à dévoiler le sens de l’œuvre et non pas de mettre en avant l’intermédiaire sonore.

L’esprit baroque de Gould, se définit par une recherche stylistique qui accentue le contraste, la clarté du discours et de la polyphonie, par la volonté puissante de rendre l’œuvre analysable et compréhensible. C’est finalement démontrer que l’œuvre est réellement appropriable et qu’elle échappe à toute tentative de classification. Gould allait très loin dans l’exploration de la technique pianistique, précisément une technique peu utilisée mais cultivée à partir de lui et grâce à lui afin de transmettre son idée musicale. Nous pouvons à ce propos parler d’une sorte de « transcendance » et de la technique et de la sonorité de l’outil.

Gould a, certes, introduit des changements dans le jeu de son instrument pour obtenir une sonorité plus brillante, une attaque plus immédiate et une meilleure maîtrise contrapuntique. Mais ces changements, il faut le noter, sont la manifestation plus de sa propre volonté d’abstraction et de son imaginaire sonore que du désir d’imiter un autre instrument. Ils reflètent un positionnement très clair vis à vis du piano :

‘« La manière d’envisager le piano comme un instrument fait pour le legato, qui s’est accentuée tout au cours du XIXe siècle, a constitué un obstacle à une façon de faire la musique qui permette à l’auditeur, moyennant un minimum de perspicacité, de la battre comme un chef d’orchestre. On a toujours eu tendance à penser que puisqu’un piano est inerte et ne peut se mettre à discutailler comme les musiciens d’un orchestre avec leur chef lorsqu’on lui impose un rubato dont il ne veut pas, on devait pouvoir se permettre à peu près n’importe quoi avec lui. C’est le « se permettre à peu près n’importe quoi » qu’on appelle avec grandiloquence « la grande tradition » pour ma part, j’ai toujours trouvé que c’était là un élément très inquiétant de la tentation pianistique […] L’imposer au piano parce qu’il peut le faire me semble absurde […].»2 7

À notre sens Gould a redéfini le piano, en exploitant au maximum des capacités longtemps éclipsées sous le poids d’une idée formelle et intangible de ce qu’est cet instrument. Par ailleurs, il s’est aventuré à considérer la partition non pas seulement comme un objet d’analyse, mais aussi comme un objet vivant avec lequel s’instaure un rapport intime, personnel, lyrique.

Oui, Gould est particulier. C’est un cas spécial, mais pourquoi ?

Gould a su pousser à l’extrême l’« indépendance » que nous avons évoquée. Il l’a assumée, cultivée, et c’est sa conviction qui est devenue « vérité ». Voilà ce qui donne à ses interprétations leur aspect unique, à la fois personnel et indéniablement référentiel.

Moderne, extrêmement moderne, mais comment ? « Je crois qu’il faut donner à l’art la chance de sa propre disparition »2 8, disait-il. Gould est moderne, car sa pensée est profondément anti-conservatrice. Tout acte créatif, pour lui, est un acte voué à la disparition pour laisser place à un autre, différent, novateur. Moderne car « ce qui attire irrésistiblement dans la plupart des interprétations de Gould, c’est la certitude qu’éprouve l’auditeur de se trouver conduit en un lieu de première fois, d’assister à la naissance de l’œuvre. Il s’agit de création, non pas dans l’immédiateté d’une approche improvisée. L’improvisation, est le cliché, la pente, presque toujours, mais d’une interprétation neuve, bien que, ou parce que, pensée et repensée, fabriquée, montée, collée. Ce sont des méditations. Non des prières ou des gloses. » 2 9

Authentique, extrêmement authentique, mais comment ?

‘« On ne se regarde pas dans son piano, pas dans sa surface vernie, on s’y regarde de l’intérieur. C’est affaire d’espace, de volume, de centre de gravité, non de plan ou de miroir. Quels étranges moments, ceux où tout paraît autre. On cesse de se heurter aux choses, on ne touche plus que les bords de la musique, comme un anatomiste détaille la merveille d’un corps qui a cessé d’être au monde […]. Pour Gould, le jeu du piano était le moyen de retrouver l’homo interior que le soliste avait en lui trop longtemps relégué. Cette opposition de l’intus et du foris, que les Victoriens ont placé au cœur de la méditation, le hantait. Pour lui, la musique n’était pas faite pour le dehors. »3 0

Gould est extrêmement authentique, dans sa recherche du sens à partir de l’intérieur, en se situant à l’intérieur de l’œuvre, à l’intérieur de lui-même, avec l’exigence d’un véritable compositeur, pour un traitement structurel, formel et contrapuntique fruit d’une profonde réflexion. Gould a crée sa propre définition de l’authenticité et cela a fait de lui l’un des plus grands interprètes de J.S. Bach.

Moderne et authentique à la fois, Gould a créé un lien fort, intime et irréversible entre le passé et le présent.

Notes
2.

5 Cité in : MONSAINGEON, Bruno, Glenn Gould , Le dernier puritain, op.cit., p.111.

2.

6 Cité in : MONSAINGEON, Bruno, Glenn Gould , Le dernier puritain, op.cit., p. 111.

2.

7 MONSAINGEON, Bruno, op. cit., p. 103-104.

2.

8 Cité in : SCHNEIDER, Michel, Glenn Gould , Piano Solo, Paris, Gallimard, 1988, p.177

2.

9 SCHNEIDER, Michel, Glenn Gould , Piano Solo, op. cit., p. 179.

3.

0 Ibid., P. 167-168.