3.1.3 Alexandre Tharaud (1968- ).

Après Meyer, un descendant presque lointain fait revivre son expérience dans l’exploration des œuvres baroques. Interprète du XXIe siècle, grand admirateur de la grande pianiste, Alexandre Tharaud nous a donné une interprétation touchante et subtilement soignée des suites de Rameau : dans un enregistrement paru en 2001, il parvient à créer l’illusion que ces suites ont été réellement conçues pour le piano.

Sur un instrument magnifique, un Steinway moderne, grâce à une étude très poétique du texte et des choix techniques et musicaux très raffinés, Tharaud nous donne l’impression d’écouter l’œuvre pour la première fois. Pianiste de grande culture et doué d’un sens du « goût », Tharaud ne cherchait certainement pas à défier le clavecin et il n’a jamais intentionnellement voulu ôter à ces suites le nom de « suites pour clavecin ». Pourtant, à notre sens, il l’a fait.

Son toucher raffiné, sa compréhension profonde du style, l’emploi très réfléchi de la pédale, la mise en perspective de chaque ornement avec une clarté et une maîtrise inégalable, l’esprit vif et léger associé à ce désir palpable de rendre l’instrument « sien », tous ces éléments ont donné à l’œuvre et au piano une dimension nouvelle. Sa version des suites de Rameau évoque très clairement pour nous l’image de l’interprète actuel désirant, sans brusquer et sans choquer, trouver ce mélange presque parfait entre le respect du texte, le respect de son contexte et celui de l’instrument de son époque.

Dans un entretien téléphonique du 29 septembre 2006, le pianiste a répondu à cinq questions que nous lui avons posées, et explique sa démarche d’interprétation des Suites de clavecin de Rameau, ainsi que du Concerto italien de Bach.

Sans complexe ni maniérisme, le pianiste s’exprime sur son rapport avec ces œuvres, sur le terme d’authenticité, et nous aide concrètement à saisir les liens tissés entre un pianiste distingué de la nouvelle génération et le répertoire baroque.

S.S : « Au commencement, c’était Rameau, ensuite Bach…Pourquoi ces deux choix, cet ordre et pourquoi le retour à la musique baroque ?

A.T : Déjà, cela a été un retour aux sources après avoir travaillé et enregistré beaucoup de musique française comme Chabrier, Debussy, Ravel, Poulenc…Une suite de compositeurs français de la fin du XIXe siècle, et du début du XXe. Tout au long de cette période, les partitions de Rameau m’accompagnaient toujours. Le retour à Rameau est un retour au grand père et le retour à la musique ancienne est un retour aux sources.

S.S : Pour vous, quelle est la différence entre l’interprétation des œuvres dites « anciennes » et celle des œuvres plus récentes ?

A.T : La grande différence pour moi, c’est que cette musique, qu’on joue sur le piano, n’était pas écrite à la base pour cet instrument. Le fait de jouer au piano, c’est la faire revivre dans notre temps, avec un son de notre époque.

Il ne faut pas oublier que nos oreilles ont changé, elles sont différentes. ! On a un rapport avec le bruit et une morphologie qui est différent. C'est un rapport à la musique du quotidien qui est différent, donc jouer Rameau au piano est très différent. Et il y a une autre différence, c’est sans doute le style, qui n’existe pas dans le répertoire pianistique.

Il faut savoir qu’aucun pianiste d’aujourd’hui n’a pas reçu un enseignement qui lui permette de pouvoir jouer cette musique au cours de ses études. C’est une expérience qui se fait plus tard, et beaucoup de pianistes se penchent sur ce répertoire à un certain âge ; c’est une espèce de remise en question et de prise de conscience qu’on aurait dû travailler ce répertoire si riche et si passionnant.

Finalement je crois que ce n’est pas seulement un retour aux sources mais à soi même! Quand j’ai commencé à travailler les pièces de Rameau, c’était aussi délicat qu’une sonate de Boulez !

S.S : Pour enregistrer vos deux disques de Rameau et Bach, vous avez choisi un Steinway très récent. Pourquoi ce choix ? Croyez-vous que l’emploi d’un tel instrument peut modifier en quelque sorte la nature de l’œuvre ancienne sur un plan expressif et stylistique ?

A.T : Dans mon disque Rameau, j’ai évité de jouer sur un piano du début du XXe siècle. Ce qui est bizarre, c’est que les pianos des années quarante, ceux de Marcelle Meyer, comme les Gaveau ou les Pleyel, n’existent plus, en tout cas ils n’existent plus en bon état, tandis qu’on peut trouver des pianos qui datent du début du siècle, les années vingt et trente, qu’on a sortis et qu’on a remis en bon état. Je me suis rendu compte que sur un piano de mon époque, la musique de Rameau sonne très bien. En plus, j’ai trouvé qu’il était très pertinent de jouer sur un piano de mon époque. Il y a six ans – quand j’ai enregistré ce disque –, personne n’avait osé jouer ce répertoire sur un piano actuel. J’ai trouvé qu’il pouvait être très intéressant de passer un message aux autres pianistes et de leur donner envie de jouer ces pièces, qui ne manquent pas de modernité, sur un piano moderne.

Pour les pièces de Rameau, je trouve le piano Steinway très beau. Il donne quelque chose qui se rapproche du clavecin mais en même temps il peut aller vers des couleurs d’orchestre. Pour le Bach, je voulais aller vers des couleurs diverses ; des couleurs de clavecin, d’orgue et d’orchestre et tout cela en amenant la couleur de mon époque. C’est ce que j’appelle « le piano multiple », qui fait appel à différents horizons.

S.S : Pensez-vous que le mouvement baroque a participé à la modification du rapport entre l’interprète moderne et l’œuvre ancienne ? Êtes-vous concerné par les propos de ce mouvement ?

A.T : Le mouvement baroque est arrivé vers les années soixante, mais il ne faut pas oublier que la musique ancienne était beaucoup jouée avant.

Sans doute, l’arrivée des grands dans ce domaine, comme Christie, Harnoncourt et d’autres, nous a apporté énormément sur la connaissance de ce répertoire. Les pianistes en revanche, avaient peur d’aborder ce répertoire. Mais il était temps que des grands chefs d’orchestre comme Simon Rattle jouent ces œuvres sur les instruments de notre époque, et cela a donné des résultats extraordinaires. Ils ont donné, avec leurs interprétations, une sorte d’élan et c’était le bon moment pour que les pianistes osent jouer la musique ancienne. À mon avis, cela a décomplexé un certain nombre de pianistes et les a poussés à chercher du côté de l’interprétation de ces œuvres sur leur instrument.

S.S : En tant que pianiste du XXIe siècle, quelle est votre position par rapport au terme « authenticité » ?

A.T : Mauricio Kagel m’a dit un jour : « Pour que la musique vive et survive, il faut sans cesse la réinventer ».

Il faut écouter et jouer la musique comme si elle venait d’être écrite hier. Pour moi on peut arriver à l’authenticité en prenant des chemins détournés ! On apprend, avec l’expérience des concerts, des enregistrements, que l’authenticité parfois peut être quelque chose de très vague !

Les musiciens baroques ont pris beaucoup de liberté par rapport aux choix des tempi, les ornements. L’authenticité est l’esprit du compositeur. On écoute beaucoup de musiciens qui ont énormément de connaissances, de savoir, mais ceux qui restent, sont ceux qui ont bouleversé le paysage, ceux qui se sont approprié la musique qu’ils jouent. Quand on parle de l’authenticité, on parle de l’honnêteté par rapport au compositeur, mais aussi avec soi-même. C’est être en cohérence avec soi, quand la musique coule de véritable source… Il est difficile d’être un grand interprète sans ce retour à soi.

L’authenticité est un questionnement sur ma place, ma liberté, mon être, ma place vis à vis du public, vis à vis de la musique que je joue.

Donc, le retour à la musique ancienne a été pour moi une période suffisamment longue pour me mettre en question, sachant que cette musique n’était pas écrite pour mon instrument.

Se questionner, c’est quelque chose qui ne faisait pas partie de nos habitudes et, quand on était pianiste, on allait vers un répertoire qui était le même pour tout le monde. La musique baroque, pour un pianiste, permet donc de se questionner, d’aller plus loin dans la filiation et d’acquérir une plus grande liberté au clavier. Par exemple, après tout ce travail difficile de déchiffrage des partitions de Rameau, j’ai découvert une grande liberté et, cette liberté, je la mets à profit pour tous les autres programmes : liberté dans l’utilisation des ornements, les choix des tempi et beaucoup d’autres choses. On joue un rôle de recréation de l’œuvre.»

Le discours de Tharaud nous reflète, sans ambiguïté, le cheminement que le pianiste d’aujourd’hui a parcouru pour arriver à définir son rôle vis à vis de l’œuvre du passé. Ce discours est celui d’un pianiste qui se montre tout à fait confiant et rassuré quant à ce rôle, car il a pris suffisamment de recul par rapport à l’ensemble des événements musicaux qui ont marqué le XXe siècle. Plus de complexes ou de dogmatisme inutile : des réponses spontanées, profondes, claires, reflétant un regard nostalgique et moderne à la fois.

À la suite de cet entretien, nous allons nous permettre de commenter certains points qui nous semblent très révélateurs de la position de l’interprète actuel, vis à vis de l’œuvre du passé et vis à vis de son authenticité.

  • Le retour aux sources :

Il est certain que pour tout pianiste, le répertoire du passé est un répertoire essentiel : outre de son importance pédagogique et formatrice, il représente la base, l’origine. Mais il est aussi ce lien fort avec toute une tradition qui a donné naissance au pianiste d’aujourd’hui. Le retour à ce répertoire est un retour à un état embryonnaire, démarche complexe, abstraite et mystérieuse. C’est la manifestation de la volonté de retracer un chemin, un long chemin, aboutissant au moment présent. Lorsqu’un pianiste place son rapport avec l’œuvre ancienne sous le signe du « le retour aux sources », cela semble bien traduire un besoin véritable, une nécessité presque vitale de références, d’ancrage à des points de repères, d’insertion au sein d’une filiation.

  • La conscience des différences et des mutations :

Le pianiste d’aujourd’hui est tout à fait conscient des différences qui existent entre les instruments d’origine et le piano. Il est aussi conscient du fait que les œuvres baroques ont été écrites pour ces instruments d’origine : « cette musique qu’on joue sur piano, n’était pas écrite à la base pour cet instrument. » Mais il est également conscient de l’importance du rôle que le piano et les pianistes peuvent jouer dans la restitution de ces œuvres.

Sur cette question, Tharaud aborde une idée extrêmement importante : la modification de notre écoute, de notre réception et de notre rapport avec le son, selon les données qu’impose notre présent. Qu’on le veuille ou non, nos réactions musicales sont conditionnées par les instruments et les sons d’aujourd’hui. Dans cette perspective, jouer les œuvres baroques au piano est une attitude de cohérence avec le moment présent. C’est admettre ces transformations, et pourquoi pas, les mettre en relief.

  • La profonde confiance dans les capacités du piano pour l’interprétation des œuvres baroques :

Cette conviction est une unanime évidence chez tous les pianistes. Le piano, descendant des autres instruments à clavier, possède toutes les capacités nécessaires pour aborder l’œuvre baroque. Gould a arraché au piano son image spécifiquement romantique, pour lui donner une autre dimension et le redéfinir comme instrument destiné à réaliser un autre type de répertoire.

Tharaud, à son tour, donne de l’instrument une autre définition : « le piano multiple ». Ce piano multiple est apte à aller dans des directions diverses : « Pour le Bach, je voulais aller vers des couleurs diverses ; des couleurs de clavecin, d’orgue et d’orchestre et tout ça en amenant la couleur de mon époque. C’est ce que j’appelle « le piano multiple », qui fait appel à différentshorizons. »

Le piano, cet objet malléable, changeant, à multiples facettes, n’est plus un simple outil, il est, pour le pianiste actuel, un pont, une passerelle entre le passé et le présent.

  • Le retour nouveau et naturel au répertoire baroque :

Plus de peur ou de complexes face à l’œuvre baroque : voici ce que Tharaud nous fait comprendre en disant : « on a le rôle de recréation de l’œuvre. » La peur a été remplacée par une volonté de revitalisation et par le besoin de puiser encore et toujours dans la dimension moderne des œuvres de certains compositeurs novateurs. Le mouvement de retour à la musique ancienne a apporté beaucoup aux pianistes, mais il les a également inhibés pendant un certain temps, par crainte de trahir l’œuvre et son compositeur. Aujourd'hui, le pianiste se réconcilie avec l’œuvre et avec son instrument, à la recherche d’un passé vu, pensé et recréé, selon des moyens intellectuels et matériels modernes.

  • Une nouvelle définition de l’authenticité :

Qu’est ce que l’authenticité pour le pianiste d’aujourd’hui ?

Tharaud nous a fourni des réponses tant réalistes que poétiques, sur cette question, donnant une image d’interprète serin, en osmose avec l’œuvre du passé et se l’appropriant sans culpabilité. L’authenticité consiste, pour lui, dans le retour à soi (vision qui rejoint celle de Gould), le retour à l’esprit du compositeur, une grande honnêteté, une exigence de questionnement, et finalement une grande liberté. Que pouvons-nous attendre de plus d’une interprétation ?

Après cet entretien avec Alexandre Tharaud, nous sommes plus en mesure de cerner et de comprendre le fonctionnement actuel de l’école pianistique face à des questions essentielles inhérentes à l’interprétation des œuvres du passé. Le pianiste est à présent débarrassé de tout souci extra-musical, de toute idée préétablie, tourné vers la recherche de sa propre authenticité, une authenticité qui réponde avant toute chose à son besoin d’exprimer ce rapport particulier qu’il entretient, en tant qu’être moderne, avec le passé : non pas, un passé commun, défini par les autres, mais plutôt, son propre passé.

Nous nous sommes arrêtée à trois figures de pianistes, mais les exemples pourraient être nombreux. Ces trois musiciens se distinguent par le fait que chacun a été contemporain d’une période différente de l’histoire du XXe siècle : Meyer, avant le retour à la musique du passé, Gould, au sein de l’événement et Tharaud, après la prise de recul pris par rapport à ce retour.

Tous trois se sont lancés dans l’aventure de l’interprétation des œuvres du passé, avec des approches différentes et leurs essais nous poussent à reposer la question : pourquoi une musique profondément abstraite, écrite par des compositeurs aux idées bien souvent novatrices à leur époque (Rameau, D.Scarlatti), ne pourrait-elle pas être interprétée sur linstrument descendant des claviers d’alors, à savoir notre grand piano de concert moderne ?

C’est une volonté émanant d’une profonde conscience poussant la conviction personnelle aux confins d’une vérité hypothétique mais construite, qui rassemble ces trois interprètes, malgré leur différence. Nous pensons pouvoir dire que l’élan qui pousse un interprète dans un sens plus que dans un autre semble naître d’une source intérieure plus que de l’action d’éléments d’ordre idéologique ou social. C’est cela qui fait obstacle à toute tentative de classification ou catégorisation des interprétations et c’est cela, à notre sens, qui confirme l’ouverture de l’art de l’interprétation à l’infini des possibles. Les différentes approches des pianistes dans l’interprétation de la musique baroque, semblent révélatrices, d’une part, de l’universalité de cette musique, ce qui peut expliquer la fréquence de la démarche et, d’autre part, reflètent le pouvoir d’évocation des œuvres baroques, agissant sur leur imaginaire et contribuant à forger leur vision du baroque, leur connaissance du contexte de l’œuvre et de ses spécificités et la cohérence de sa réalisation.

À la lecture d’un numéro spécial de la revue Piano consacré à J.S. Bach, nous avons été étonnée par la diversité des regards portés sur son œuvre par des différents pianistes actuels de différentes origines. Mais le plus significatif est de constater à quel point l’époque baroque et la figure de J.S. Bach exercent une influence sur leur parcours, sur leur apprentissage et sur leur conscience des liens de continuité existants entre l’époque baroque et le classicisme, le romantisme et le modernisme.

À travers quelques morceaux choisis, le constat de la différence des regards portés sur l’œuvre de J.S.Bach, nous amène cependant à des conceptions très semblables. Il semble que le répertoire baroque soit l’un des répertoires les plus problématiques pour un pianiste, les plus difficiles à faire revivre, mais aussi les plus rassembleurs.

La pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei déclare que : « Bach est chinois – et bouddhiste ! » Elle ajoute : « Quel équilibre, quelle noblesse dans son propos. Je me sens extrêmement proche de la quête de paix et de sérénité qui l’anime. Scarlatti, que j’apprécie énormément, possède lui aussi, d’ailleurs, une dimension ‘asiatique’. Il respire la gaieté et la simplicité. Lorsqu’il lui arrive d’être triste, ce n’est jamais avec lourdeur, avec pathos.»3 1

En ce qui concerne le piano, elle commente : « Pour ma part, j’ai la conviction qu’il faut pleinement profiter du piano et de la richesse de ses couleurs. La pédale ? Il s’agit plutôt de demi-pédales que j’utilise principalement pour éviter de couper trop sèchement une fin de phrase et pour souligner les cadences harmoniques. » 3 2

Pour le pianiste franco-américain Nicolas Angelich, Bach a occupé une place très importante dans sa vie et dans sa formation pianistique. « L’univers de Bach est sans limites. Il aide à jouer d’autres compositeurs, en particulier, Mozart, Beethoven, Chopin. »

Tout à fait partisan au fait de jouer l’œuvre de Bach au piano, il évoque un élément d’une extrême importance dans le traitement de l’œuvre en rapport avec l’instrument.

‘« L’interprétation ne doit pas être figée. Je conçois parfaitement qu’on puisse tout autant interpréter Bach au clavecin ou au piano. Mais je suis favorable à ce qu’on joue son œuvre pour clavier au piano. Il faut penser à intégrer les possibilités inhérentes au texte, dépasser le cadre purement instrumental et transcrire selon le cas comme si jouait du clavecin, des cordes, de l’orgue ou comme si l’on chantait. En fait le piano n’est qu’un instrument au service d’un texte à valeur universelle et qui ouvre des perspectives infinies. »3 3

L’œuvre de Bach a accompagné la pianiste roumaine Dana Ciocarlie, dès son enfance. Sa réflexion sur l’œuvre de Bach nous semble d’un grand intérêt. Ciocarlie semble s’inspirer d’autres références au sein de la période baroque. Elle trouve « très enrichissant d’écouter les œuvres au clavecin et à l’orgue. »3 3 En ce qui concerne sa relation avec l’œuvre, elle fait appel à une écoute profonde tournée vers la compréhension. Pour elle, jouer Bach porte des significations multiples : « Je ne suis pas adepte de l’authenticité à tout prix, mais c’est un retour aux sources nécessaire, comme d’ailleurs jadis l’interprétation de la claveciniste Wanda Landowska. J’entends la musique de Bach sur trois plans : un domaine intemporel et abstrait qui sollicite l’entraînement polyphonique, l’intelligence et l’imagination, un domaine temporel, plus brillant, difficile techniquement et bien caractérisé comme par exemple le Concerto italien […] Pour jouer Bach il faut être à la fois constructeur, philosophe, rythmicien. De sa musique émanent une force de vie et un amour unique qui demandent engagement et inspiration. » 3 4

Comme pour les autres, les œuvres de Bach ont joué un rôle pédagogique d’une très important pour le pianiste d’origine arménienne, Vardan Mamikonian. L’œuvre de Bach est une passerelle qui permet de mieux assimiler les autres périodes de l’histoire musicale : « J’ai, dès l’enfance, assimilé toutes les Inventions pour deux et trois voix, que je pratiquais quotidiennement. Ce sont des œuvres géniales qui sont divinement écrites pour les élèves et chaque invention est un chef-d’œuvre. »

‘« Pour interpréter Bach, il faut beaucoup d’expérience et surtout connaître l’époque à laquelle il a vécu, de manière à rendre le texte vivant, coloré, car ces œuvres sont chantantes, vocales, bien qu’elles aient été écrites pour le clavecin ou le clavicorde. Bien qu’il ne faille pas ‘‘romantiser’’ à l’excès, il y a parfois chez Bach des moments qui le rapprochent de Mozart et plus encore de Chopin. Chopin a d’ailleurs été influencé par les préludes et fugues. »3 5

Pour Abdel Rahman El Bacha, le pianiste d’origine libanaise, Bach est un pain quotidien. C’est « une ouverture sur la spiritualité. »3 6

Sobriété, absence d’effet, sa vision rejoint certaines caractéristiques de la musique du Cantor, qu’il met en lumière, avec une dimension presque morale de toutes ses interprétations de l’œuvre de Bach.

« Bach exige une éthique, et comme Chopin, une absence d’effet ; d’ailleurs, Chopin pratiquait sans cesse le Clavier bien tempéré et d’autres œuvres de Bach. Il faut savoir distinguer l’essentiel au sein d’une structure riche et polyphonique. Il faut suivre la pulsation avec une régularité parfaite, en ayant pour finalité d’aboutir à une simplicité extrême. Bach, de nos jours, est une source de sagesse et de probité dans un monde où ces valeurs se raréfient. »3 7

Cependant, le pianiste français François-Fréderic Guy s’attache à une réflexion plus analytique, combinée à un souci d’expressivité et de coloris qui lui semblent d’une grande importance pour rendre justice aux œuvres de Bach :

‘« Les questions d’articulation et le passage du clavecin au piano induisent nécessairement des difficultés auxquelles tout pianiste doit faire face. L’analyse de Schenker, très intellectuelle, permet d’aller à l’essentiel, d’éliminer les scories et donc de clarifier un discours complexe, polyphonique à travers les notes pivots les plus importantes et par conséquent de retrouver l’essence de Bach. L’expressivité, la variété du toucher doivent aussi être prises en compte. Essayer de résoudre tous les paramètres qui composent cette musique, c’est se trouver face à la quadrature du cercle. »3 8

Nombreuses sont les réflexions sur l'œuvre de Bach et nombreuses sont les manifestations d’admiration et d’attachement au répertoire baroque de la part des pianistes. Aujourd’hui, ce répertoire continue à offrir à une nouvelle génération pianistique un vaste champ de réflexion et de méditation qui dépasse l’exercice de style, malgré son importance capitale dans ce domaine précisément.

Ce que l’on retire de ces propos, c’est le constat de cette subtile combinaison entre une approche scientifique et réfléchie et une autre plus intuitive, spontanée, portée par une sorte de fascination que cette époque et son répertoire exercent sur tous les pianistes sans exception. D’autre part, nous remarquons l’absence de commentaire concernant l’authenticité ! L’interprète pianiste considère l’authenticité dans son rapport avec l’œuvre, avec le piano, avec des expériences qui le lient au passé, qui émanent parfois de son inconscient et qui échappent naturellement à toute idée préétablie.

Pour finir, nous aimerions redire que les pianistes contemporains et postérieurs au mouvement de retour à l’ancien n’ont pas fermé les yeux sur l’importance de la relation entre le passé et le présent. Mais les expériences antérieures prouvent que les approches pertinentes, et révolutionnaires ne sont pas soumises à un seul système de pensée.

L’interprète actuel, ayant pris du recule pris vis à vis de son histoire, ne se sent plus accablé par un imaginaire ou une idée figée. Il est conscient que son instrument, qui fait le lien avec le passé, le défit également, le module. L’acte qui consiste à jouer une œuvre ancienne sur l’instrument actuel pousse le pianiste à retrouver l’identité de cette œuvre à travers de nouvelles solutions. L’authenticité, dans cette démarche, se résume au fait de faire renaître l’œuvre telle qu’elle est mais sous de nouvelles allures. L’authenticité baroquiste, elle, cherche à redonner à l’œuvre du passé ses anciens habits.

Deux visions légitimes, sans doute : le choix entre elles relève du goût, certainement pas de la vérité.

Notes
3.

1 Propos recueillis par COCHARD, Alain, Piano, n°13, 1999-2000, p. 48.

3.

2 Ibid., p. 49.

3.

3 Propos recueillis par LE NAOUR, Michel, Piano, n°13, op. cit, p. 50.

3.

3 Ibid., p. 51.

3.

4 LE NAOUR, Michel, Piano, n°13, 1999-2000, op. cit., p. 51.

3.

5 Ibid., p. 53.

3.

6 Ibid., p. 51.

3.

7 Ibid., p. 52.

3.

8 LE NAOUR, Michel, Piano, n°13, 1999-2000, op. cit., p. 52.