4. De quelques interprétations pianistiques.

Pour continuer notre étude sur le rapport pianiste-œuvre baroque nous proposons d’aborder certaines interprétations, choisies suivant plusieurs points de vue :

Nous avons conscience du fait que toute tentative d’analyse ou d’examen d’une interprétation musicale reste problématique. Les intentions de l’interprète, comme celles du compositeur demeurent difficiles à appréhender.

Au-delà du cas de certains interprètes pianistes qui se sont exprimés sur leurs choix et sur leurs conceptions, les effets que produit une interprétation sont liées à des images ou des idées "subjectives", que chacun de nous se fait de l’œuvre et de sa réalisation. Les principes rationnels sur lesquelles toute interprétation remarquable est fondée sont objet d’une perception toujours différente, parce qu’à chaque fois l’auditeur intervient dans l’acte créateur, en tant qu’élément complémentaire. Pour éviter un excès de subjectivité, nous aurons recours essentiellement à une analyse des approches techniques qui, dans le cas de la musique baroque, peuvent expliquer une partie des intentions de l’interprète et mettre en lumière certains aspects qui reflètent ses priorités musicales.

Le choix de jouer l’œuvre ancienne sur un instrument d’époque évite probablement certains problèmes, et peut même fournir des justifications, parfois simplistes, à certains choix interprétatifs. Mais si l’on joue cette œuvre au piano, les choses sont plus compliquées : le traitement technique spécifique des éléments du discours semble être la préoccupation première des pianistes qui interprètent la musique baroque : d’une part, cette musique était pratiquée sur des instruments possédant un mécanisme et une palette sonore différents ; le fait de jouer ces œuvres au piano oriente le pianiste vers la recherche de solutions techniques très différentes de celles qu’il emploie pour une œuvre écrite dès l’abord pour le piano. Il lui faut avoir recours à la sélection de certains gestes, qui font, certes, partie de la technique pianistique, mais qui semblent être exigés spécialement dans l’interprétation du répertoire ancien, pour répondre à la spécificité de l’écriture baroque, et à la sensibilité musicale de l’époque.

Par ailleurs, un traitement technique pensé en rapport avec un type particulier de répertoire, à savoir le répertoire baroque, participe primordialement de la définition et de l’éclaircissement des facteurs stylistiques propres au langage d’une époque ou d’un compositeur. C’est pour ces raisons que nous nous sommes penchée sur les différents gestes techniques adoptés par les pianistes, lesquels sont, à notre sens, révélateurs de l’éclairage sous lequel chacun conçoit son rapport avec l’œuvre du passé. Le traitement technique reflète aussi, pensons-nous, l’idée qu’un pianiste se fait des limites de son instrument dans l’interprétation de l’œuvre baroque.

Après la montée du mouvement de retour à la musique ancienne, s’est fait jour une certaine idée technique, plus ou moins précise, de l’interprétation pianistique des œuvres baroques : influencés par les interprétations « historiques » et les sonorités des instruments anciens, les grands pianistes de notre époque ont élaboré une nouvelle réflexion sur l’approche pianistique des œuvres du passé. Un bénéfice incontestable en fut de débarrasser cette musique d’influences romantiques abusives. Cela eut aussi pour effet la limitation d’une certaine liberté, pourtant nécessaire pour rendre l’œuvre parlante et, en quelque sorte, originale. Malgré tout, il nous semble, à travers cette étude, que les grandes interprétations de ce siècle et du siècle précédent, échappent le plus souvent aux idées préétablies sur la façon ou les façons d’interpréter l’œuvre baroque. Les choix analytiques, techniques et esthétiques, laissent deviner des volontés, des priorités et des influences très diverses.

Avant et après le mouvement baroque, fleurirent des interprétations tellement variées et tellement élaborées aux plans technique, formel et intellectuel, qu’il est bien difficile de dire : cette interprétation est plus influencée par l’idéologie baroque qu’une autre, celle-ci est plus proche de l’esprit de l’époque ou du compositeur qu’une autre. Les interprétations de Meyer, dans l’œuvre pour clavecin de Rameau, sont très loin d’être qualifiées d’historiques, et pourtant elles sont d’une clairvoyance et d’une lucidité contextuelle et stylistique étonnantes. Celles de Gould, dans les œuvres de Bach, sont inclassables, elles ne répondent à aucune idée préconçue ni pour le traitement technique ni pour l’aspect historique. Tout ce que nous pouvons constater, c’est la diversité des rapports établis avec l’œuvre du passé, selon une philosophie propre à chaque pianiste, dévoilant ses penchants profonds, sa propre définition de la sonorité, du timbre et même du style.

À travers ce panorama des différentes interprétations enregistrées entre 1950 jusqu’à nos jours, notre hypothèse, nous le verrons, semble confirmée : l’ouverture de l’œuvre musicale à différentes possibilités de traduction et d’interprétation est grande. Nous constaterons cependant l’existence, sans doute, des dénominateurs communs  à toutes ces interprétations : préoccupations techniques, stylistiques et expressives. Mais ces facteurs sont mis en œuvre sous des lumières différentes.