4.1.2 Les Variations Goldberg et les pianistes.

De nombreux pianistes ont enregistré ces Variations, alors que l’exécution dans les salles de concert en est restée rare. C’est, en effet, grâce à Glenn Gould que l’enthousiasme de certains pianistes pour cette œuvre a gagné la scène.

Les versions pianistiques vraiment remarquables sont-elles aussi peu nombreuses. Il nous semble que l’ultime version de ces Variations par Gould (1981) demeure incomparable, par ses choix de tempi, par son sens aigu du contraste, par le soin avec lequel chaque élément du discours est mis en évidence, mais également par la mise en œuvre d’une vision probablement singulières. Version personnelle, dans laquelle Gould fait appel à une réflexion analytique, technique et stylistique impressionnante, grâce à laquelle il se positionne en véritable créateur.

Nous tenons à évoquer la version réalisée des Variations Goldberg par Claudio Arrau (1903-1991), malgré sa date d’enregistrement (1943). Notre étude est centrée sur l’histoire des enregistrements pianistiques depuis 1950. Mais le rapport entre les pianistes et l’œuvre baroque, répértons-le, appartient aussi à une période bien antérieure. Nous avons été intéressée par le cas d’Arrau pour différentes raisons, mais en tout état de cause, ce pianiste est l’un des plus grands virtuoses du XXe siècle. Il nous semble très intéressant d’observer son attitude face à l’œuvre baroque, dans les années quarante, période charnière pour l’histoire de la musique ancienne.

Cet enregistrement particulier semble nous transmettre une démarche très objective, dans laquelle l’idée musicale d’Arrau se dévoile à travers la volonté probable d’un respect extrême du texte : nul ajout, juste ce qu’il faut pour que le texte existe. Pourtant ce grand interprète est issu d’une école attachée à une grande liberté et use systématiquement d’un legato ou d’un rubato ancrés dans la tradition et dans l’approche pianistique de la période post-romantique. Arrau, a tout d’abord renoncé à l’enregistrement de ces variations en apprenant que Landowska allait également les enregistrer pour la même maison de disques. Est-ce qu’il craignait une rivalité avec la grande claveciniste ? Est-ce qu’il était intrigué par ce retour à la musique ancienne qui était commencé dans les années trente, limitant déjà l’horizon pianistique pour l’interprétation des œuvres baroques ? Est-ce qu’il s’est rendu compte du risque possible si sa vision de l’œuvre ne se montrait pas entière ? Ou bien y a-t-il eu remise en question de sa part quant au fait de jouer Bach au piano ? Arrau, tout simplement, répond à nos interrogations :

‘« Après avoir longtemps et intensivement étudié la musique de Bach, j’en suis arrivé à la certitude que jouer cette musique sur un piano moderne revient à la revêtir d’une dimension qui ne lui convient pas, qui ne correspond plus à sa personnalité. Le piano a été inventé pour offrir à l’individu un moyen d’exprimer sa personnalité, ses sentiments et ses idées. J’entends toujours dire : si Bach avait connu notre piano de concert, il l’aurait salué comme une découverte bénéfique. Je ne partage pas tout à fait cette opinion : pour moi, la musique de Bach reste en filiation directe avec le Moyen Âge. Mais les mille possibilités de nuances que recèle le piano séduisent l’interprète et l’incitent à mettre dans cette musique des choses qui ne lui apportent rien d’essentiel. Je ne m’explique pas peut-être très clairement, mais c’est là ma conviction profonde : le jour où je jouerai Bach, ça sera au clavecin. »4 1

Tout ce que nous pouvons ajouter c’est qu’Arrau a enregistré l’œuvre plus tard, suivant une approche complètement différente de ce que nous avons l’habitude de reconnaître dans ses interprétations. Il nous semble que l’interprétation des «Goldberg» par Arrau, fut celle qu’il l’a délivré de l’étiquette « interprète romantique ». Par ailleurs, et puisque notre étude est fondée sur la comparaison entre versions et interprètes, le cas d’Arrau semble représenter l’antipode de celui de Glenn Gould qui, contrairement à Arrau, a abandonné la scène pour aller vers l’univers du studio, qui refusait la virtuosité en tant que telle et qui s’est approprié, sans exception, toute l’œuvre pour clavier de Bach.

Étudier les deux cas dans leurs différences peut nous fournir des éléments pour élargire le champ de nos réflexions sur la relation entre les interprètes venant de tous horizons et l’univers baroque

Dans le cadre de cette étude comparative, l’interprétation de Maria Tipo, nous a intriguée par une lecture du texte qui combine les aspects subjectifs et objectifs. Sa version fait avec noblesse le « juste milieu » : interprétation tempérée, qui exhale à la fois raison et poésie sans que l’une ne prenne le dessus sur l’autre. Cet équilibre fait appel à une profonde sérénité. Mais contrairement aux interprétations d’Arrau et de Gould qui, tous les deux, cherchent à réduire les dispositions du piano, Tipo utilise son piano avec toutes ses capacités expressives et techniques. Sur ce point là, sa recherche nous intéresse également, car elle reflète une autre facette de la conception de l’œuvre baroque dans son rapport au piano.

Les trois interprètes ont des origines et appartiennent à des écoles différentes. Dans le cas de Gould, il semble difficile de parler d’école, sauf, peut-être, de « sa propre école ». Ce nordique solitaire, repoussé par l’univers mondain des salles des concerts, choisit Bach et le studio pour accomplir sa mission. Lui qui considérait que « la plupart du répertoire pianistique est inutile », trouva dans la musique de Bach ce qu’un piano exige et ce dont un pianiste a besoin. Ce n’est pas par hasard qu’il s’est lancé dans l’enregistrement de presque toute l’œuvre pour clavier de Bach, avec une si grande cohérence entre l’esprit et les moyens techniques. Arrau, à l’opposé de Gould, est une figure de l’interprète fétiche. Il a, comme Horowitz et Rubinstein, mené une carrière sous les lumières des grandes salles d’Europe et du monde entier. Nous avons du mal à associer ce pianiste d’origine chilienne, élève de Martin Krause, disciple direct de Franz Liszt, à la musique de Bach. Mais il semble qu’Arrau, héritier de l’école romantique, n’ait pas échappé à la fascination baroque et, en quelque sorte, à la « crainte » du baroque, lorsqu’il a reculé face à Landowska. C’est plus tard et, certes, après une longue réflexion, qu’il a accepté d’enregistrer l’œuvre monumentale que sont les Variations. Arrau, pour ces variations, a voulu, contrairement à Gould, que l’interprétation de l’œuvre soit uniquement au service de la pensée du compositeur. Là réside l’importance de son attitude interprétative : issu de l’école romantique, Arrau, a éliminé l’excès, avec rigueur, face à une œuvre qui lui impose le respect du texte et du compositeur.

L’interprétation de la pianiste italienne Maria Tipo apparaît comme le reflet d’une personnalité profondément marquée par les couleurs de son Italie natale. Son piano chante, il est très présent, et très sûr de lui. Tipo, semble respecter le texte à la lettre, (chose à laquelle l’approche de Gould se dérobe parfois), mais sa réalisation marque son territoire : à côté d’une grande maîtrise technique, les coloris et l’imagination de la pianiste reflètent une spontanéité certaine malgré la présence d’un fil conducteur bien pensé sur le plan harmonique et dramatique. L’interprétation de Tipo n’est pas forcément une interprétation « intellectuelle » comme celles d’Arrau ou de Gould (malgré leurs différences), mais cela ne met pas en cause sa pertinence et sa cohérence intérieure.

Outre ces trois pianistes, il nous semble malaisé de parler des interprétations pianistiques de l’œuvre de J.S.Bach sans nous arrêter à Rosalyn Tureck (1914-2003), pour la simple raison que sa carrière fut essentiellement consacrée à l’œuvre du grand compositeur. Même si la pianiste américaine s’est produite souvent en concert et au disque avec le piano, elle a expérimenté, durant sa longue vie, le clavecin, l’orgue et même le synthétiseur. Mais ce qui distingue particulièrement cette grande interprète c’est également son goût prononcé pour les études historiques et musicologiques, à côté de l’intérêt qu’elle portait au répertoire contemporain, chose naturelle pour qui a étudié avec Arnold Schönberg et avec Jan Chiapusso, musicologue spécialiste du baroque. Dès l’âge de quinze ans, Tureck s’est sentie vouée à la musique de Bach. Elle a commencé à explorer ce domaine et à peaufiner sa conception musicale et sa technique, conjointement à une étude approfondie des aspects historiques. Ceci explique sans peine sa vision entière, profonde et rigoureuse de l’œuvre de Bach. Aucun pianiste du XXe siècle n’a comme tureck la connaissance des sources musicologiques et historiques. Aucun pianiste n’a expérimenté autant qu’elle les instruments anciens et le piano à la recherche d’une compréhension globale et intègre de l’œuvre de Bach. Tureck nous intéresse car elle semble donner l’exemple du pianiste traversant tout un siècle et livrant jusqu’à la fin de sa vie le résultat d’une démarche enrichie de différentes expériences. Sa trajectoire semble représenter une passerelle, un lien entre Landowska, Fischer, Gould, ces trois piliers de l’interprétation des œuvres de Bach. La conjonction paraît fusionnelle avec Gould, qui considérait Tureck comme l’un des pianistes les plus influents sur le regard qu’il portait lui-même sur l’œuvre du Cantor. Voici ce qu’il disait à son propos, répondant aux questions de Jonathan Cott :

J.C – Dans vos interprétations, avez vous consciemment cherché à vous démarquer de vos prédécesseurs, comme Landowska ou Fischer ? 

G.G – Non honnêtement […] Bref, quand j’étais enfant, j’écoutais beaucoup de disques de Landowska, mais plus depuis l’âge de quinze ans, et je n’en ai jamais entendu d’Edwin Fischer. Bien plus que des interprètes comme ceux-ci, c’est Rosalyn Tureck, par exemple, qui m’a été familière, et avec qui j’ai grandi. Bien plus que Landowska. D’ailleurs, je n’aime pas énormément sa manière de jouer, alors que j’aimais beaucoup Tureck, qui m’a influencé. »

J.C – Cela m’étonne. Je trouve que le jeu de Tureck est raide, qu’il est construit de manière artificielle.

G.G –  Écoutez, je pense qu’elle et moi avons une idée différente de la musique. C’est possible. Ce que vous dites de la construction de son jeu, des couches qu’elle superpose artificiellement n’est pas faux. Mais dans les années quarante, j’étais un teenager, et je voyais en elle la première personne à jouer Bach d’une manière sensée […]. C’était un jeu intègre, pour employer un terme moral. Il en émanait un calme qui n’avait rien à voir avec la langueur, mais plutôt avec la rigueur morale, au sens religieux du terme. Alors que dans le même temps les « spécialistes » de Bach, ceux qui l’avaient remis au goût du jour, Casals, Landowska et les autres, le jouaient avec une quantité effrayante de rubato […]. Mais Tureck a été pour moi la révélation de ce qu’il était possible de faire avec la musique de clavier de Bach adaptée au piano. »4 2

Ainsi s’exprimait Gould. Ce qu’il dit nous semble très intéressant car cela explique pourquoi Tureck fut une véritable pionnière dans le domaine de l’interprétation de la musique de Bach : elle était l’un des premiers pianistes à aborder l’œuvre de Bach différemment, avec la rigueur d’ordre moral que Gould a évoquée, c’est à dire, en libérant cet oeuvre des tendances romantiques, si répandues dans l’interprétation de sa musique dans les années trente et quarante.

Mais ce qu’elle dit elle-même, au sujet de l’interprétation, semble encore plus révélateur de l’importance de sa réflexion. Son discours, élaboré, structuré et très lucide nous manifeste directement sa façon de penser la musique : « Je crois que la musique du compositeur est la première chose à considérer dans les différents aspects d’une interprétation. Si difficile soit-il de réunir les données historiques, les diverses conceptions, les usages en matière d’exécution et de moyens d’expression, ce sont bien les aspects structurels et, au plus profond, l’idée génératrice de la forme, de la structure et des sonorités qui comptent au premier chef. »

Sans être de parti pris, nous pouvons dire que lorsque Gould, reconnaît la différence qui existe entre son idée de la musique et celle de Tureck, il voit juste, au vu de ce qu’elle considère être le véritable rôle de l’interprète : « L’interprète ne « recrée » pas la composition, il en présente une version ; c’est appauvrir l’art de façon pitoyable que de prétendre que toute interprétation porte en elle-même sa validité, une vision en vogue depuis quelque temps […]. L’idée qu’un interprète « recrée » la composition en la jouant signifie au mieux qu’il s’agit d’une interprétation contemporaine de l’œuvre. Cependant, ceci enferme la composition dans une interprétation localisée et datée, autrement dit dans un cadre temporel limité. Le grand art dépasse de telles limites. »4 3

En effet, sa vision diffère de celle de Gould, mais elle est également problématique et complexe : Tureck ne semble pas récuser la contemporanéité d’une interprétation, dans le sens de sa revitalisation et de sa modernisation, mais plutôt dans le sens de la contestation de toute forme d’attitude idéologique, académique, traditionnelle ou en vogue, qui enfermerait l’interprétation dans un cadre figé. Pour elle, le rôle de l’interprète se résume à son intégrité et à son respect au texte, à travers la recherche de ses différentes composantes :

‘« Un interprète cultivé, doué d’une technique à toute épreuve et animé d’une véritable passion peut également avoir une vision. Mais pour que sa vision puisse s’épanouir de façon intègre et respectueuse – c’est le moins qu’on puisse attendre d’une activité qui se nourrit de matériaux, de visions, d’idées et de la passion de quelqu’un d’autre –, il faut reconnaître tous les attributs de la création originale. Une telle reconnaissance suppose qu’on perçoive et qu’on tente de réaliser la vision originale du compositeur […]. Il faut se rappeler que l’inspiration naît de la transpiration physique et métaphorique. Il est rare que la conjonction de travail et d’inspiration ne produise pas une illumination. »4 4

Effectivement, la vision de Rosalyn Tureck est très objective. Elle semble jaillir d’une source principale « originale » qui est le texte et elle semble combiner exigence musicologique et historique, à la recherche de l’expression. Pourtant Tureck n'a jamais été une doctrinaire, ni adepte d’une pensée stricte. Ceci confirme, à nouveau, que l’intérêt historique n’est pas forcement et systématiquement lié à une appartenance idéologique. La question de l’authenticité, dans sa dimension dogmatique, n’a jamais intéressé Tureck. Elle l’a clairement contestée :

‘«  Les certitudes sur le terme authenticité, à la fois dans son essence et dans ses implications pratiques, se sont considérablement affaiblies à notre époque, pour de nombreuses raisons significatives. Sa faiblesse en tant que concept apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement dans le domaine musical et elle est manifeste dans des disciplines scientifiques et en littérature, entre autres. »4 5

Sur le plan technique, il faut dire que sa longue expérience dans l’étude de la musique de Bach et ses recherches raffinées l'ont conduite à se pencher d’une façon personnelle sur les questions essentielles inhérentes à l’interprétation de cette œuvre : le phrasé, la dynamique, le toucher, l’articulation, afin de développer une technique émanant d’une nouvelle conception permettant de jouer Bach au piano. Sur le plan stylistique, Tureck a travaillé à la mise en évidence de caractéristiques essentielles de l’œuvre de Bach, avec une rigueur et une exigence extrêmes. À quatre vingt-quatre ans, Rosalyn Tureck est revenue aux délicates Variations Goldberg, qui l'ont accompagnée durant toute sa carrière. « Son Bach » est ferme et rationnel, son autorité en tant qu’interprète est bouleversante. Sa dernière version (1998), celle que nous allons aborder, reflète l’ensemble de ses choix pour cette œuvre monumentale : clarté de dessin des phrases, grande précision polyphonique, équilibre et grande maîtrise des capacités de son instrument : le jeu du piano est dépourvu de pédale tant est pure la sonorité. Mais Tureck semble aussi insister sur la dimension poétique de l’œuvre, chose qu’elle a pu atteindre grâce à une méditation profonde, certes, mais aussi grâce aux moyens techniques qu’elle met au service de son idée musicale.

Notes
4.

1 Conversations, propos recueillis par MEYER-JOSTEN, Jürgen, Tours, Van De Velde, 1989, p. 23.

4.

2 COTT, Jonathan, Entretiens avec Glenn Gould,, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, p. 84-86.

4.

3 Propos cités dans la pochette du disque, Variations Goldberg, par Tureck, Deutsche Grammophon, 1999.

4.

4 Propos cités dans la pochette du disque, Variations Goldberg, par Tureck, Deutsche Grammophon, 1999.

4.

5 Ibid.