4.2 Rameau et le piano.

‘« Le contrôle de la Raison, pour Rameau, s’exerce sur un ensemble de vecteurs créatifs qui regroupe les principes harmoniques, la danse, la théorie des passions, l’esthétique de l’illusion et le sensualisme. Tels sont les thèmes qu’il faudrait longtemps développer, pour mieux comprendre sa musique »5 3

Pour certains, il semble difficile d’associer le piano à la musique de Jean-Philippe Rameau. Cette musique, dans l’esprit de nombreux musiciens et mélomanes, est intimement liée à une idée très « fantasmatique » du baroque, et plus précisément du baroque français : celui des cours, des rois, des salles richement ornées. La musique de Rameau évoque ainsi un monde un peu artificiel, aussi fascinant que lointain.

Mais il serait injuste de réduire la musique de ce grand musicien et de ce grand théoricien de la Raison, à une image aussi convenue. Il est, certes, important d’attacher une musique à son contexte historique, afin d’appréhender la particularité de son langage et de pouvoir associer l’imagination à l’objectif. Par exemple, nous ne pouvons pas ignorer les analogies existant entre les formes musicales ramistes et l’univers architectural de Versailles : cercles, labyrinthes, miroirs, plans d’eaux, espaces clos etc. Mais, attentives à notre sensibilité moderne et notre type d’écoute, les analyses récentes de l’œuvre de Rameau, relativisent les éléments historiques afin de mettre l’accent plutôt sur son caractère novateur, moderne, progressiste. Cette démarche a beaucoup apporté, en contribuant à abolir la distance historique qui faisait obstacle à une assimilation profonde de cette musique.

Il est vrai, que la musique baroque française était dans l’ensemble moins connue et beaucoup moins jouée que celle de J.S. Bach. Nous étions peu habitués, dans les salles de concerts et même par le moyen des enregistrements, à écouter les opéras de Rameau, et encore moins ses pièces pour clavecin. Il y a eu incontestablement, avec cette musique, une rupture que celle de Bach n’a pas subie, et le fossé nous séparant d’elle s’est peut-être élargi de ce fait.

Aujourd’hui, comme à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, le retour à la musique ancienne, entre autres, la musique baroque française, ouvre de nouvelles perspectives pour la concevoir et la recevoir. Ce retour se manifeste souvent par la reconstitution des éléments historiques, visant à comprendre cette musique dans son rapport intime avec son époque.

Mais un autre point de vue s’impose également, qui constitue à sortir cette musique de son cadre historique (mais non de son contexte) pour l’intégrer dans le moment présent, en la considérant comme partie des musiques qui évoluent et changent suivant les transformations de notre sensibilité actuelle. Insister sur la modernité de cette musique est un élément important d’une démarche qui tente de l’intégrer dans notre conscience musicale ainsi que dans notre réception. il nous semble aussi que le fait de jouer au piano cette musique, par exemple les pièces pour clavecin de Rameau, fait partie de la même recherche d’actualisation et d’intégration.

La musique de Rameau, semble, certes, poser des problèmes autres que celle de Bach, relativement à son interprétation au piano. Elle a été conçue et écrite pour un instrument précis, le clavecin. Cela n’a pas empêché certains pianistes d’expérimenter ses œuvres au piano, d’essayer de trouver les solutions techniques et sonores appropriées à ses exigences stylistiques. Jouer l’œuvre de Rameau au piano consistait, à notre sens, un essai pour la rendre tout simplement intemporelle, comme celle de Bach : autant, en écoutant une exécution de ces pièces au clavecin, nous sommes projetés dans un monde lointain et presque irréel, autant en les écoutant au piano, nous avons l’impression que cette musique est plus proche, plus accessibles.

De nombreuses raisons ont poussé les pianistes à revisiter la musique de Rameau. Tout d’abord, il faut dire, pour rejoindre l’avis de Jean Cocteau, qu’« un poète ne chante jamais aussi juste que dans son arbre généalogique » : les premières initiatives furent prises des français. Il s’agissait de retrouver une filiation, des points de repères, de renouer avec une tradition musicale prenant racine avec les grands compositeurs baroques pour donner ensuite naissance à un Berlioz, à un Debussy, un Ravel ou un Boulez. Cette volonté de retour aux sources (selon Tharaud), se doublait d’une forme de curiosité de savoir comment ces œuvres peuvent « sonner » au piano. Mais à l’étude de ces partitions, les pianistes ont trouvé un puissant « moteur » les poussant à jouer cette musique : elle renferme de nombreux éléments nouveaux et étonnants pour qui a l’habitude des répertoires pianistiques privilégiés.

La musique de Rameau s’est présentée aux pianistes comme un terrain vierge, une partition, à la rigueur, indéchiffrable, aussi complexe et novatrice qu’une œuvre venant de naître par ce qu’elle propose aux plans technique, stylistique, et expressif. C’est une musique hors du commun : chorégraphique, jubilatoire, énergétique, complexe, intense, chargée de surprises et de dissonances. À la fois lyrique et très rythmique, tendre et rebelle, cette musique ne peut que séduire. Mais en observant même brièvement les caractéristiques de la musique ramiste, nous pressentons les raisons qui, plus profondément, ont attisé l’intérêt que lui portent les pianistes: les pièces de clavecin de Rameau sont profondément marquées par sa pratique orchestrale, et cet aspect les intéresse particulièrement. À travers ses nombreuses recherches sur l’harmonie, Rameau fut l’un des premiers compositeurs français à donner à la question du timbre une importance capitale. Sa musique en général, et sa musique de clavecin en particulier, reflète son souci de distinguer des couleurs spécifiques, des timbres spécifiques en accord avec les règles et la logique harmonique.

Une autre caractéristique parlante pour les pianistes est, à notre sens, la prédominance d’éléments chorégraphiques clairement manifestés, à travers, les déplacements rapides parcourant le clavier, les trémolos, les sauts d’intervalles, les croisements etc. La danse semble fournir des accents très forts à cette musique et lui donner son aspect à la fois saillant et rythmique, tout en lui conférant une spécificité technique particulièrement captivante. Rameau occupe une place très importante, non seulement en tant que grand compositeur, mais aussi en tant que créateur de l’harmonie française moderne. Ses ouvrages théoriques demeurent des références : Traité de l’Harmonie réduite à ses principes naturels (1722) , Génération harmonique (1737) , Démonstration du principe de l’harmonie (1750) .

Pour résumer nous pouvons dire que la logique musicale occidentale antérieure à Rameau, selon une longue tradition pythagoricienne, était réduite à une logique arithmétique : les rapports des intervalles, des hauteurs, étaient principalement analysés comme des rapports de nombres selon la longueur des cordes vibrantes.

Au fil de ses ouvrages, Rameau établit comme principe qu’un son est constitué de beaucoup d’autres qu’on appelle les partiels ou bien les harmoniques (ce que les musiciens « spectraux » vont exploiter plus tard en l’expliquant scientifiquement et musicalement). Or, ce phénomène n’est pas seulement l’effet des rapports de nombres, il est également la représentation du phénomène de la résonance acoustique, dite « naturelle ». Rameau a donc fondé sa théorie sur la physique, en sortant du champ purement arithmétique. Rameau en tire la conclusion du caractère « naturel » de l’accord parfait majeur puis, par analogie, celui de l'accord parfait mineur. De cette découverte naissent l’idée de la basse fondamentale, le renversement des accords, l’emploi maîtrisé des consonances, des dissonances et des modulations. Rameau pose les règles de l’enchaînement des accords ; c’est une nouvelle conception de la logique musicale et il exploite ces enchaînements pour décrire en musique les différents états de la « passion ».

« Il est certain que l’harmonie peut émouvoir en nous différentes passions, à proportion des accords qu’on y emploie. Il y a des accords tristes, languissants, tendres, agréables, gais et surprenants ; il y a encore certaine suite d’accords pour exprimer les mêmes passions ; et bien que cela soit fort au-dessus de ma portée, je vais en donner toute l’explication que l’expérience peut me fournir. »5 4 Pour Rameau, c’est l’harmonie qui crée la mélodie et non pas l’inverse. Ainsi il élabore les fondements d’une nouvelle conception du discours musical : il n’est donc guère surprenant de constater l’engouement suscité par son œuvre.

Cependant, malgré l’importance du compositeur, il est à noter que les exécutions pianistiques de son œuvre de clavecin restent limitées en nombre. Il existe sans doute des raisons à cela : le premier obstacle nous semble être l’association immédiate que l’on fait de la musique de Rameau avec le clavecin, contrairement à celle de Bach qui nous fait songer à un ensemble d’instruments beaucoup plus varié, ou à celle de Scarlatti, qui souvent dépasse les limites du clavecin. Après la montée du mouvement baroque, il est certain que les restitutions de cet œuvre sur les instruments d’époque ont suscité une sorte d’appréhension de la part des pianistes, qui eurent de plus en plus de mal à imaginer cette musique jouée au piano.

D’autre part, en abordant au piano ces œuvres pour clavecin, le pianiste semble être affronté à de nombreux problèmes qui l’obligent à modifier certains éléments afin d’adapter le texte à la mécanique, au timbre et aux facultés techniques et expressives de son instrument : pour rendre parlante et signifiante au piano l’écriture purement clavecinistique des pièces de Rameau, certains « compromis » se révèlent nécessaires, concernant le texte, concernant certains agréments ainsi que le tempo et les dynamiques ; ces éléments sont en effet liés directement aux spécificités mécaniques de chacun des deux instruments.

Par exemple, au clavecin, l’ornement a pour rôle de prolonger la note, de la faire résonner, de la souligner. Au piano, faire résonner une note est trop facilement réalisable ; le pianiste va donc alléger l’ornement, le modifier pour, peut-être, le raccourcir et le « sens » de l’ornement va changer profondément d’un instrument à l’autre.

Le toucher léger du clavecin, dû au procédé de pincement des cordes, favorise une plus grande souplesse du tempo, ainsi qu’une certaine irrégularité rythmique. Sur un piano moderne, possédant un toucher plus lourd et plus résistant, cette souplesse et cette irrégularité semblent moins réalisables et, en tout cas, le résultat sur le plan dynamique semble moins convaincant, manque de naturel et tend vers un maniérisme peu souhaitable. Le pianiste a donc recours à d’autres moyens pour créer un système dynamique qui favorise plutôt le traitement soigné des nuances, des couleurs, ainsi qu’une grande différenciation des plans sonores. Dans les mouvements lents, par exemple, le clavecin n’étant pas capable de legato continu, le tempo semble souvent s’accélérer pour faciliter une certaine résonance, propre à faire avancer le discours. Au piano ce problème ne se pose pas, et le pianiste peut se contenter d’un tempo lent, stable et régulier, sans craindre de coupure de continuité dans le discours. En revanche, dans les mouvements rapides, le clavecin a la faculté de dessiner les traits agiles avec une grande clarté. Au piano, il faut savoir chercher un tempo qui réponde, d’une part, à la particularité de l’instrument – car certains pianos résonnent plus que d’autres, et certains sont pourvus des touchers plus légers que d’autres – et, d’autre part, qui permette une absolue clarté de la ligne, car un piano peut facilement camoufler, avec la vitesse combinée à la pédale droite certains détails du discours. Parfois, le pianiste peut encore opter pour le redoublement des octaves, là où cela lui semble musicalement opportun.

Nous nous sommes attachée à observer deux versions de la Suite en sol de Rameau, l’une, réalisée au clavecin par Anne Chapelain Dubar (Koch Schwann, 1999) l’autre au piano par Alexandre Tharaud (Harmonia Mundi, 2001), en prenant pour référence l’édition International Music Company, New york, 1959. Nous prendrons l’exemple de La Poule pour une étude comparative :

Dans son interprétation, la claveciniste a souvent recours à une irrégularité rythmique très marquée, surtout pour les croches répétées avec lesquelles la pièce commence, aussi bien à la main droite qu’à la main gauche, qui intervient à la troisième mesure. Cette irrégularité des croches qui s’applique à toute la pièce, s’accentue avec un léger décalage sur les triples-croches qui leur succèdent (mesures 2, 3, 20, 21…), mais également avec un léger retard, systématique à la main gauche chaque fois qu’elle intervient en imitation de la main droite.

Pour créer le contraste que nous ne pouvons pas obtenir au clavecin avec les changements de nuances, la claveciniste a recours à certaines modifications agogiques au sein de la pièce : tantôt elle accélère les traits légers en doubles-croches (mesures 13, 14) pour revenir à des croches encore plus irrégulières et plus pesantes, tantôt elle ralentit les doubles-croches pour enchaîner avec un mouvement plus rapide (mesures 44, 45, 46). Ces changements de tempi et l’irrégularité des motifs rythmiques semblent s’imposer au clavecin pour obtenir de sensibles différenciations dynamiques. Les retardements, ainsi que les coupures voulues entre les sections (mesures 17, 25, 64), ne semblent aucunement nuire à la continuité du discours. C’est à notre sens une façon très légitime de laisser respirer l’instrument, afin d’éviter une certaine saturation sonore. L’ornement est fortement souligné, il est inséparable de la ligne, et suffisamment marqué pour mettre en relief et prolonger autant les notes de passage que les notes cadentielles.

Or, il est frappant de constater que dans l’interprétation au piano, la conception rythmique et la mise en œuvre du tempo changent considérablement.

Au piano, Tharaud choisit un tempo beaucoup plus stable, direct, mais allant et légèrement plus rapide que celui de la version clavecinistique. Les irrégularités rythmiques sont limitées au profit d’un travail plus orienté vers la différenciation des dynamiques. Au piano, l’irrégularité ne semble pas systématiquement nécessaire pour créer les contrastes : d’autres moyens s’imposent. Par exemple, Tharaud accentue légèrement le début des séries de croches répétées (mesures 1, 2, 20) afin de créer l’élan nécessaire pour lancer le mouvement. Parfois, pour le retour des croches, dans les mesures 18, 19, 55, 56…, il s’arrête plus longtemps avec une accentuation plus prononcée de certaines notes répétées, pour souligner leur côté presque obsessionnel. Il accentue également certains traits plus que d’autres, comme pour la main gauche de mesures 13 et 14.

Les légers retardements sont presque imperceptibles (mesures 7, 47, 68), ils ont seulement pour rôle de souligner un début ou une fin de phrasé. Tharaud joue énormément avec les nuances, il les varie, il introduit constamment des changements d’éclairage entre les lignes ascendantes et descendantes, selon les exigences harmoniques (tension-détente, cadences). Il omet également certains longs ornements, qui pourraient nuire à la régularité rythmique et à la clarté de la ligne. Il a plutôt recours à un allègement, non systématique mais très efficace, comme dans les mesures 26, 36, 37 et 51.

L’œuvre de Rameau était incontestablement conçue pour le clavecin : tous les détails et les composantes de la partition sont élaborés en fonction de ses capacités. Il est certain que les procédés techniques mis au service de l’expression varient considérablement entre le clavecin et le piano. Le pianiste doit être très attentif, face à cette partition, à pouvoir trouver des solutions techniques et musicales logiques et pertinentes. Cela n’empêche pas que les restitutions pianistiques, peu nombreuses, de ces pièces pour clavecin, soient devenues, à côté de celles qui emploient le clavecin, de véritables références.

Loin d’être attachée, finalement, à un intermédiaire sonore unique, la musique de Rameau semble offrir à son tour de nouvelles perspectives, pour l’hérité du clavecin et pour ceux qui redécouvrent sa musique, sous un angle différent, sous de nouveaux éclairages. Ainsi, les pièces de clavecin de Rameau représentent un véritable défi pour un pianiste, parce qu’elles le poussent à chercher plus loin que son instrument, dans une dimension stylistique et technique tout autre. Elles lui imposent de nouvelles règles du jeu, pianistiques et intellectuelles.

Nous allons à présent revenir à la suite en sol de Rameau, cette fois interprétée par les pianistes : la grande Marcelle Meyer, dans les années 50 et le brillant pianiste Alexandre Tharaud, en 2001. Les deux versions nous paraissant très pertinentes et elles nous parlent dans deux registres différents : l’une est contemporaine des débuts du retour à la musique ancienne, l’autre met en lumière le recul pris, depuis, par rapport à cette musique et à son interprétation. Auparavant, cependant, il nous faut nous arrêter brièvement à l’œuvre elle-même.

Notes
5.

3BARDEZ, Jean-Michel, « Jean, Philippe Rameau : Pièces de clavecin en concert », in : Analyse musicale, n°25, 4e trimestre, 1991, p. 84.

5.

4RAMEAU, Jean-Philippe, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, Ballard, 1722, L.2, Ch.20, p. 141