4.2.2 Rameau et les pianistes.

4.2.2.1 Alexandre Tharaud, (Harmonia Mundi, 2001).

Dans cette version de la suite en sol de Rameau, Tharaud fait appel à un piano très moderne ; tous ses choix d’interprétation sont en réalité conditionnés par cet instrument : tempi, dynamiques, coloris ainsi tout ce qui concerne l’ornement, pensé selon les possibilités de ce piano ; sur ce point, Tharaud nous fournit une explication très convaincante :

‘« Sur un piano, l’ornement français du XVIIIe siècle va trouver une toute autre signification, malgré lui. Au clavecin, sa fonction est de prolonger la note, la caractériser, accentuer les rythmes, soutenir l’harmonie, donner au discours une couleur particulière. Au piano, ces intentions seront trop facilement soulignées. L’instrument n’a plus besoin de l’agrément pour prolonger une note ou une harmonie. Les mises en perspective se font par d’autres moyens : les nuances, la différenciation des plans sonores, une palette de couleurs plus large. L’agrément, souvent trop lourd au piano, doit-être « sur-allégé », mais doit garder sa cohérence. Il m’a fallu donc faire des choix importants : soit en le retirant, chose rare, soit en lui donnant plus ou moins de présence. Mais j’ai surtout opté pour une interprétation axée sur les tensions, les plans sonores, les dynamiques, en gardant l’esprit original des pièces sans que les agréments les troublent. »5 5

En jouant cette œuvre au piano, Tharaud, semble rechercher les solutions appropriées à la fois à l’œuvre et à son piano, pour être le plus fidèle possible à la pensée et au caractère des pièces. La tâche paraît difficile, comme nous l’avons souligné plus haut, car la fonction de certains éléments constituant l’œuvre, l’ornement par exemple, change avec l’instrument (clavecin ou piano), ce que Tharaud a très bien expliqué. D’autres paramètres vont donc forcément entrer en ligne de compte pour clarifier le discours en lui gardant son intégrité : différencier les plans sonores, rechercher les dynamiques appropriées, appuyer le caractère singulier de chaque pièce, trouver l’équilibre qui permet de donner à chaque composante de l’écriture, arpèges, notes inégales, retardement, des significations pertinentes sur l’instrument actuel.

Une vision distinctive des deux instruments s’impose absolument, s’agissant de l’interprétation des suites de Rameau au piano. Toute tentative de translation semble stérile dans le sens où elle risque de nuire profondément au caractère original de ces pièces. Nous avons vu que la mécanique du piano permet la réalisation de certains traits alors que, pour d’autres, la mission semble impossible. Pour cette raison, une recherche approfondie sur l’instrument de l’époque et sur l’instrument actuel, s’inscrit dans une démarche authentique etmoderne à la fois : il s’agit de trouver les solutions pertinentes sur le piano, afin de rendre cette musique parlante et vivante.

Tharaud a recours à un toucher perlé, brillant, d’une extrême clarté, caractérisant l’ensemble des pièces. Son souci premier semble la différenciation des plans sonores (L’Indifférente, Les Triolets), en gardant toujours une continuité absolue entre main droite et main gauche, pour mettre en lumière le tissu harmonique. Ses tempi sont souvent modérés, reflétant sa volonté de clarification permanente du discours. Le traitement des tempi va souvent de pair avec la recherche de l’expressivité incarnée dans des dynamiques pensées dans leur rapport avec l’écriture et l’harmonie.

Tharaud souligne avec force, un autre élément, à savoir le caractère dansant, rebondissant et rythmique, qui se manifeste clairement dans La Poule, Les Sauvages et L’Égyptienne. Il utilise son piano selon les exigences de l’écriture avec une grande confiance : emploi très distinct de la pédale, notes graves sonores pour accentuer le contraste avec des notes aiguës perlées (La Poule). Les notes inégales ne sont pas systématiques, elles sont mises en valeur dans la continuité du discours sans lourdeur ou exagération.

Au plan expressif, Tharaud se laisse guider par la partition, son jeu est d’une grande liberté et d’un lyrisme aigü mais sans excès, qui ne nuit pas à la cohérence d’ensemble, ni au contenu émotionnel de chaque pièce. L’agrément est traité avec soin : léger, dosé et brillant (L’Enharmonique), il prend sa place tout naturellement en s’intégrant dans la ligne.

Cette lecture de ces pièces est à la fois analytique et très libre, la recherche est centrée sur la volonté de rendre l’œuvre audible et voire convaincante au piano. Elle cherche également à souligner les éléments du langage, à partir du texte original, en employant des solutions techniques très particulières permettant de réaliser l’œuvre sans nuire à son identité d’origine. Cette interprétation est incontestablement moderne, car de sa dimension analytique et réflexive émerge une nouvelle façon dans l’usage de l’instrument.

Le piano de Tharaud est confiant, sûr de lui, maître du jeu. Les choix présidant à chaque trait sont mis en perspective avec un profond respect du caractère de cette musique. Rien n’est fait au hasard, la liberté vient de la maîtrise et de la conviction.

Notes
5.

5 Entretien avec l’interprète, livret d’accompagnement du disque, Harmonia Mundi, HMC 901754, 2001.