5.3 Domenico Scarlatti.

‘« Lecteur, que tu sois Dilettante ou Professeur, ne t'attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l'Art, afin de t'exercer à la pratique du clavecin. Je n'ai recherché dans leur publication, ni l'intérêt, ni l'ambition, mais l'utilité. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j'exécuterai d'autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t'indiquer la position des mains, je t'avise que par le D j'indique la droite et que par le M la gauche : Sois heureux. »5 7

Parmi les œuvres pour clavier du baroque tardif, les Sonates de Domenico Scarlatti semblent être les plus proches de la sensibilité pianistique. Le caractère révolutionnaire de ces sonates sur le plan formel, harmonique, ou pour ce qui est de leur écriture très dépouillée, met l’accent sur de nouveaux procédés dépassant le jeu purement clavecinistique. Si Scarlatti ne songeait pas vraiment à un autre instrument que le clavecin avec ses sonates, il nous semble en revanche qu’il fait certes partie des compositeurs qui ont contribué au développement de l’instrument et de la pratique instrumentale de son époque.

Scarlatti a introduit dans ses cinq cent cinquante-cinq sonates non seulement une technique transcendante du clavier mais il a également développé une nouvelle forme d’expression plus sensuelle, plus dramatique, plus libre et profondément moderne, tranchant par rapport aux normes de l’époque, annonçant l’arrivée d’une nouvelle ère musicale.

Dans son ouvrage Le style classique, au chapitre intitulé « Les origines du style », Charles Rosen évoque les œuvres pour clavier de D.Scarlatti comme les premiers signes d’un véritable changement amorçant l’émergence d’une nouvelle approche du langage :

‘« On trouve les premiers exemples importants de ce nouveau style dramatique [le style classique] non pas dans les partitions italiennes pour la scène, mais dans les sonates pour clavecin de Domenico Scarlatti, écrites en Espagne dans le second quart du XVIIIe siècle. La technique classique consistant à passer d’une sorte de rythme à une autre ne se manifeste guère dans ses œuvres, mais on y observe en revanche, bien qu’à une échelle réduite, une volonté de transformer les modulations en heurts dramatiques, ainsi qu’un sens très net du phrasé périodique. Surtout les changements de facture dans ses sonates sont déjà clairement mis en valeur et définis comme événements dramatiques, ce qui allait être au cœur du style des générations suivantes. En fait, c’est sous la poussée de cette articulation dramatique que s’écroula l’esthétique du dernier Baroque. »5 8

Nonobstant sa profonde connaissance du contrepoint et de l’art de ses prédécesseurs, Scarlatti ne s’est jamais enfermé dans un cadre élaboré par d'autres : il a inventé un langage propre, privilégiant la mélodie dans son rapport intime au rythme et à l'harmonie. Il cherche à surprendre par les contrastes, les dissonances, les modulations, les ruptures rythmiques. Il a renouvelé de la façon la plus personnelle et la plus inconventionnelle la littérature du clavecin pour annoncer, peut-être, celles du pianoforte et du piano. C’est pourquoi les sonates de Scarlatti se sont intégrées beaucoup plus facilement dans le répertoire pianistique que les oeuvres de Rameau ou de Couperin, par exemple. Dans ses sonates, Scarlatti semble déjà élaborer les fondements de la technique pianistique, dans toute sa variété et toute sa splendeur.

L’effet que produisent les sonates de Scarlatti, jouées sur le piano, peut aller de l’évocation du baroque, à une résonance plus classique pour toucher, dans certains cas, à une dimension presque romantique, par rapport à leur complexité technique et rythmique. Par ailleurs, la musique de clavier de Scarlatti offre une matière très riche, dense et d’une grande variété en raison de ses interférences multiples avec des univers très différents, l’Espagne, le Portugal et l’Italie ; sa musique est intimement liée à la danse et au chant traditionnel, influencée par le rasgueado de la guitare, par le folklore espagnole andalou imprégné par le flamenco, le fandango, la jota ou le zapateado. À travers presque cinq cent cinquante-cinq sonates, Scarlatti, expose ses différentes manières de concevoir un instrument nouveau, moderne et puissant. Sa musique est énergique, brillante, colorée, fière, ferme, alerte, spirituelle, fraîche. Elle présente tous les ingrédients d’une musique qui enchante, qui fascine et qui pousse le propos à l’excès.

Nous n’avons que peu d’informations concernant les circonstances de l’écriture de ses oeuvres pour clavier, et on note l’absence quasi total d’autographe : « De tous les compositeurs de XVIIIe siècle, Scarlatti est sûrement le plus énigmatique. Il y a peu de chances que de nouveaux éléments significatifs puissent modifier à l’avenir l’état actuel des choses. »5 9

Nous savons seulement, d’après les études de Kirkpatrick, que les cinq volumes des sonates furent écrits presque entièrement entre 1719 et 1757, pendant les déplacements du compositeur en Italie, au Portugal et à la cour de la reine d’Espagne. Les œuvres furent publiées en Espagne après sa mort. Seul, un recueil de trente Essercizi fut publié de son vivant, en 1738. Pourtant, « fait relativement peu connu, c’est bien en France que ces sonates ont eu, du vivant du compositeur, leur plus grande diffusion. Entre 1740 et 1750, pas moins de cinq volumes de sonates ont été publiés à Paris par les Boivin, célèbres éditeurs de l’époque. Ces publications portent le tire de ‘‘ Pièces pour le calvecin, composées par Domenico Scarlatti, Maître de Clavecin du Prince des Asturies’’. »6 0

Notes
5.

7Préface des Essercizi, parue en 1738-39. ( www.patachonf.free.fr ).

5.

8 ROSEN, Charles, Le style classique, Paris, Gallimard, 1978, p.51.

5.

9 GILBERT, kenneth, « Scarlatti et la France », Domenico Scarlatti : 13 recherches, Les cahiers de la société de musique ancienne de Nice, Actes du colloque international de Nice, 1985, p. 120.

6.

0 Ibid., p. 119-120.